La dimension sociale du péché dans le magistère de l’Eglise 5/5

Ce texte a été élaboré en l’an 2000. Il a été soumis à un groupe de recherche autour de Philippe Saint-Germain, dans le cadre de la revue Liberté politique. Il n’a jamais fait l’objet d’une publication à part.

Annexe I : Liste des textes

1) Textes du pape Jean-Paul II

 

Année, nature du discours, date et numéro éventuel Référence dans

La Documentation catholique

(n°, date, page) [1]

Expressions présentes [2]
1982

Discours lors de la rencontre avec le monde du travail à Barcelone, 7-11, n. 4

 

1841, 5-12-1982, p. 1120

 

mal social

1983

Discours de clôture du Synode sur la réconciliation et la pénitence dans la vie et la mission de l’Église, 29-10, n. 3

 

1863, 4-12-1983, p. 1079

péché social

« péché structurel »

1984

Homélie de la messe à l’hippodrome de Saint-Domingue, 11-10, n. 5

Exhortation apostolique postsynodale Reconciliatio et pænitentiæ, 2-12, n. 15 et 16 [désormais Reconciliatio et pænitentiæ]

 

 

 

Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 21-12, n. 10

 

1884, 18-11-1984, p. 1067

 

1887, 6-1-1985, p. 10-12

 

 

 

 

1889, 3-2-1985, p. 171

« péché social »

structures d’oppression

péché social : > 10 fois

situation(s) de péché : 2 fois

mal social : 2 fois

« péché social »

1985

Discours au Congrès national des « Cultivateurs directs », 13-2, n. 6

Audience générale du 20-2, n. 2

 

 

 

Homélie à la messe à Lomé (Togo), 8-8, n. 8

 

1893, 7-4-1985, p. 379-380

1893, 7-4-1985, p. 381

 

 

 

1903, 6-10-1985, p. 902

 

« péché social »

« situations de péché » (cite Reconciliatio et pænitentiæ, 16) et « situations sociales de péché »

situation de péché

1986

Hommage au Mahatma Gandhi au Raj Ghat (Delhi), 1-2-1986, n. 4

Allocution au colloque pour le 40e anniversaire de la revue catholique polonaise Znak, 19-6, n. 7

Audience générale du 17-9, n. 3-5

 

Audience générale du 1-10, n. 3

Audience générale du 5-11, n. 7-9

 

 

 

1914, 16-3-1986, p. 285

 

1922, 20-7-1986, p. 689

 

1928, 16-11-1986, p. 1027

 

1928, 16-11-1986, p. 1030

1931, 4-1-1987, p. 37

 

 

structures d’oppression

mal social : 2 fois

 

« situation de péché » : 3 fois dont 1 sans « «

situation de péché

péché des structures

péché social : 3 fois

péchés sociaux (cite Reconciliatio et pænitentiæ)

1987

Rencontre avec les prêtres, religieux et religieuses à Montevideo, 31-3, n. 8

Lettre encyclique Sollicitudo Rei Socialis, 30-12, n. 35, 36 (la note 65 cite longuement Reconciliatio et pænitentiæ, n. 16), 37, 38, 39, 40 [désormais RSR]

 

1939, 3-5-1987, n. 8

 

1957, 6-3-1988, p. 249 à 252

 

structures d’oppression

mécanisme pervers : 2 fois (1 avec « « )

« structures de péché » : 9 fois

1988

Allocution aux évêques de Bolivie, La Paz, 9-5, n. 7

Discours aux paysans, aux mineurs et aux ouvriers à Oruro (Bolivie), 11-5, n. 7

 

Rencontre avec les jeunes, stade Capriles, à Cochabamba (Bolivie), 11-5, n. 3

Discours aux évêques du Paraguay, 16-5, n. 5

 

Discours aux membres de la rencontre interrégionale des évêques d’Afrique australe, Zimbabwe, 10-9, n. 10

Message pour la Journée mondiale des migrants, 16-10, n. 5

 

1963, 5-6-1988, p. 551

1963, 5-6-1988, p. 556

 

 

1963, 5-6-1988, p. 563

 

1964, 19-6-1988, p. 613

 

1970, 16-10-1988, p. 951

1975, 1-1-1989, p. 2 et 3

« mécanismes pervers »

« structures de péché »

structures de péché (cite Sollicitudo rei socialis, en oubliant les « « )

« structures de péché »

« structures de péché »

« structures de péché »

 

« structures de péché » (cite Sollicitudo rei socialis)

situations de péché

1990

Discours de bienvenue en Guinée-Bissau, 27-1, n. 6

 

2001, 4-3-1990, p. 244

 

« structures de péché » (cite, indirectement, Sollicitudo rei socialis)

1991

Lettre encyclique Centesimus Annus, 1-5, n. 38 [désormais CA]

Discours aux évêques du Brésil, à Natal, 13-10

 

2029, 2-6-1991, p. 538

 

2039, 1-12-1991, p. 1025

 

structures de péché

 

mécanismes pervers

1992

Discours à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical Cor Unum, 9-5, n. 5

 

2052, 21-6-1992, p. 571

 

« structures de péché »

1993

Allocution pour le 150e anniversaire de l’Enfance missionnaire, 6-5, n. 5

Discours à la population de Trapani (Sicile), 8-5

 

2074, 20-6-1993, p. 556

 

2074, 20-6-1993, p. 561 (texte complet OR, 9-5-1993)

 

situations de péché

 

« péché social »

1994

Audience générale, 16-2, n. 2

Message pour la Journée mondiale des malades, 21-11, n. 3

 

2091, 3-4-1994, p. 305

2108, 15-1-1995, p. 57

 

« structures de péché »

structures de péché

1995

Lettre encyclique Evangelium Vitæ sur la valeur et l’inviolabilité de la vie humaine, 25-3, n. 12, 24 et 59

Message à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, 16-5, n. 10

Lettre encyclique sur l’engagement œcuménique Ut unum sint, 25-5, n. 34

Allocution à Johannesburg pour la seconde session de célébration du Synode africain, 17-9, n. 3

 

2114, 16-4-1995, p. 356, 362 et 381

2117, 4-6-1995, p. 535

 

2118, 18-6-1995, p. 576

 

2125, 5-11-1995, p. 934

 

structure(s) de péché et 1 avec « «

mécanismes pervers

 

péchés sociaux

« structures » du péché

« structures du péché »

1997

Exhortation apostolique post-synodale sur la vie consacrée et sa mission dans le monde Vita consecrata, 25-3, n. 89

 

2136, 21-4-1996, p. 387

 

structures d’oppression

1998

Lettre apostolique Dies Domini sur la sanctification du Dimanche, 7-7, n. 73

Audience générale, le 26-8, n. 3

 

2186, 19-7-1998, p. 677

 

 

 

structures de péché

 

1999

Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22-1, n. 56

 

2197, 7-2-1999, p. 128

 

péchés sociaux

2) Autres textes catholiques présentant quelque autorité

 

Année, nature du discours, date

et numéro éventuel

Référence dans la DC

(n°, date, page)

Expressions présentes
1985

Thèses de la Commission Théologique Internationale, « La dignité et les droits de la personne humaine », 30-3, 2.2.2

 

1893, 7-4-1985, p. 386

structures d’oppression

« structures de péché »

1991

Directives pastorales de la Conférence nationale des évêques brésiliens, 28-6, n. 21

Déclaration de Rustenburg (330 délégués chrétiens d’Afrique du Sud), 5 au 9-11-1990, 4.3.1

 

Commission sociale de l’épiscopat français : quand ?

 

 

2037, 3-11-1991, p. 947

 

2019, 6-1-1991, p. 34

 

 

2042, 19-1-1992, p. 87

 

situations de péché

 

péché social au niveau des structures

« structure de péché » (cite Sollicitudo rei socialis, 36)

1992

Lettre pastorale des évêques du Kenya pour 1992

 

 

Lettre pastorale du card. Jean Margéot et de Mgr. Maurice Piat, de l’Île Maurice, pour le Carême, 4.2 et 4.3

Allocution à l’Assemblée général du Cons. Pont. Justice et Paix, du P. Hervé Carrier, secrétaire du Cons. Pont. de la Culture, 9-11-1992, I et II

Rapport du Comité « ad hoc » de la conférence épiscopale des Etats-Unis (qui n’est pas lettre pastorale), 19-11-1992, n. 55

 

2045, 1-3-1992, p. 228

 

 

2051, 7-6-1992, p. 544

 

2065, 7-2-1993, p. 121 et 123

 

2070, 18-4-1993, p. 372

 

« structures de péché » (cite Sollicitudo rei socialis, 36)

« structures de péché » (cite Sollicitudo rei socialis, 36) : 7 fois

 

péchés sociaux

péché social

 

« péché social » citant Reconciliatio et pænitentiæ, 16

1993

Message de la Commission des Affaires sociales de la Conférence des évêques du Canada, 1993, n. 20

Conférence du Card. Thomas Williams aux membres de l’Union Mondiale des Organisations Féminines Catholiques, à Hamilton (Nouvelle Zélande), 4-2

Directoire du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, pour l’application des principes et des normes sur l’œcuménisme, 8-6, n. 215

Lettre pastorale du card. Frédéric Etsou, archevêque de Kinshasa, 5-7

Déclaration de la Conférence épiscopale des Etats-Unis, 9-12

 

2073, 6-6-1993

 

2071, 2-5-1993, p. 434

 

 

2075, 4-7-1993, p. 643

 

 

2078, 5 et 19-9-1993, p. 796

2088, 20-2-1994, p. 179

 

mal social

 

péché structurel

 

 

« structures de péché »

 

situations de péché

 

« structures de péché » (cite Sollicitudo rei socialis)

1994

Intervention de Mgr. Laurent Monsengwo Painya de Kisangani (Zaïre) au Synode sur l’Afrique, 11/15-4-1994, n. 6

Intervention du card. Angelo Sodano à l’assemblée spéciale pour l’Afrique du Synode des Evêques, 21-4-1994, n. 65

Commission française Justice et Paix, « Réflexions sur la maîtrise de la fécondité mondiale », note 27

Document de la Commission Théologique Internationale, « Le Dieu Rédempteur : questions choisies », 8-12-1994, n. 72 et 73

 

2094, 15-5-1994, p. 490

 

2095, 5-6-1994, p. 533

 

2097, 3-7-1994, p. 634

 

2143, 4 et 18-8-1996, p. 729

 

structure de péché

 

structure de péché

 

« structures du péché » (cite Sollicitudo rei socialis)

« structures du péché » (cite : voir)

situations de péché social (cite Reconciliatio et pænitentiæ)

1995

Homélie du card. Roger Etchegaray à Bujumbura (Burundi), 19-11

 

2128, 17-12-1995, p. 1083

 

structures de péché

1996

Document du Conseil Pontifical pour la Famille, n. 27

Lineamenta pour l’Assemblée spéciale pour l’Amérique du Synode des Evêques, 15-8, n. 55

Document du Conseil Pontifical sur la faim dans le monde, 4-10-1996, n. 25 (et la note 37), 29, 37, 43, 52, 55, 55, 56, 59, 64, 69

 

 

 

 

Déclaration de la Conférence épiscopale d’Angleterre et du Pays de Galles, 21-10-1996, n. 19, 20, 43, 47

 

2141, 7-7-1996, p. 615

2151, 5-1-1997, p. 23

 

2148, 17-11-1996, p. 967 et 968, 969, 971, 974, 976, 977, 978, 979, 981, 983, 985 (pour la note 37 citant Reconciliatio et pænitentiæ, Sollicitudo rei socialis et CA)

 

 

2153, 2-2-1997, p. 132 et 135

 

péché social

structures de péché

 

« structures de péché » : 15 fois, car le n. 25 cite 5 fois

situations de péché (note 37)

« structures de péché » : 4 fois (cite Sollicitudo rei socialis) dont 1 fois sans « «

situations de péché structurel

1997

Art. du card. Godfried Danneels sur l’onction des malades, Pastoralia, juin 1997

Rapport général du card. Juan Sandoval Iniguez, archevêque de Guadalajara (Mexique), n. 2

Message final du Synode pour l’Amérique, n. 25

 

2170, 16-11-1997, p. 985

 

2173, 4-1-1998, p. 26

 

2173, 4-1-1998, p. 31

 

situation de péché

 

« structures de péché » (citant ?)

« structures de péché »

1998

Déclaration commune des évêques de Martinique, Guadeloupe, Guyane, La Réunion, 1998

 

2182, 17-5-1998, p. 493

 

péché social

3) Autres textes chrétiens

Déclaration du Conseil des Églises et du Conseil œcuménique des Églises, 21 au 24-10-1991, parle de « structures d’oppression [3] ».

La déclaration de Rustenburg (330 délégués chrétiens d’Afrique du Sud) parle de « péché social au niveau des structures [4] ».

Dans son commentaire de l’Encyclique Ut unum sint, le père dominicain J. M. R. Tillard souligne l’emploi par Jean-Paul II de l’expression « ‘structures’ du péché [5] ».

Le père Camilo Marcise, Préposé général de l’Ordre des Carmes déchaux sur le Bicentenaire des Carmélites martyres de Compiègne parle de « la situation de péché social [6]« , regroupant donc deux expressions distinguées habituellement : « situation de péché » et « péché social ».

La Commission de consultation théologique de la Fadération des Conférences des Evêques d’Asie, composée de dix théologiens parlent dans leur Rapport de conclusion après leur rencontre, du 3 au 10 novembre 1991, de « structures d’oppression [7] ».

Un rapport d’une Rencontre des Églises orthodoxes à Damas, réunis du 7 au 13 mai 1998, parle de « péchés sociaux [8] ».

Dans un rapport d’Emilio Castro, Secrétaire général du Conseil Œcuménique des Églises, il est parlé de « situation de péché collectif [9] ».

Dans le rapport du Dialogue méthodiste-catholique romain de 1996, il est parlé de « situation de péché [10] ».

Dans le commentaire du P. Juan Carlos Scannone, sj, qui est le Document de consultation pour la IVe Conférence générale de l’épiscopat latino-américain, 12-12-1990 parle de structures de péché [11].

Le message des ministres généraux de la Famille franciscaine de 1991, parle de « structures de péché [12] ».

Annexe 2 : Les principaux textes du Magistère

1) Les deux textes fondateurs

a) Exhortation apostolique postsynodale Reconciliatio et Pœnitentiæ, n. 16

  1. Le péché, au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l’acte de liberté d’un homme particulier et non pas, à proprement parler, celui d’un groupe ou d’une communauté. Cet homme peut se trouver conditionné, opprimé, poussé par des facteurs externes nombreux et puissants ; il peut aussi être sujet à des tendances, à une hérédité, à des habitudes liées à sa condition personnelle. Dans bien des cas, de tels facteurs externes et internes peuvent, dans une mesure plus ou moins grande, atténuer sa liberté et, par là, sa responsabilité et sa culpabilité. Mais c’est une vérité de foi, confirmée également par notre expérience et notre raison, que la personne humaine est libre. On ne peut ignorer cette vérité en imputant le péché des individus à des réalités extérieures : les structures, les systèmes, les autres. Ce serait surtout nier la dignité et la liberté de la personne qui s’expriment même de manière négative et malheureuse jusque dans cette responsabilité de commettre le péché. C’est pourquoi, en tout homme il n’y a rien d’aussi personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la faute.

Les conséquences premières, et les plus importantes, du péché, acte de la personne, portent sur le pécheur lui-même : c’est-à-dire sur sa relation avec Dieu, fondement même de la vie humaine ; sur son esprit, affaiblissant sa volonté et obscurcissant son intelligence.

Parvenus à ce stade de la réflexion, il faut nous demander à quelle réalité se référaient ceux qui ont mentionné fréquemment le péché social, au cours de la préparation et des travaux du Synode. L’expression et le concept sous-jacent ont à vrai dire plusieurs sens différents.

Parler de péché social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d’une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d’une certaine manière sur les autres. C’est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que « toute âme qui s’élève, élève le monde » (72). A cette loi de l’élévation correspond, malheureusement, la loi de la chute, à tel point qu’on peut parler d’une communion dans le péché, par laquelle une âme qui s’abaisse par le péché abaisse avec elle l’Église et, d’une certaine façon, le monde entier. En d’autres termes, il n’y a pas de péché, même le plus intime et le plus secret, le plus strictement individuel, qui concerne exclusivement celui qui le commet. Tout péché a une répercussion, plus ou moins forte, plus ou moins dommageable, sur toute la communauté ecclésiale et sur toute la famille humaine. Selon ce premier sens, on peut attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social.

Certains péchés, cependant, constituent, par leur objet même, une agression directe envers le prochain et plus exactement, si l’on recourt au langage évangélique envers les frères. Ces péchés offensent Dieu, parce qu’ils offensent le prochain. On désigne habituellement de tels péchés par l’épithète « sociaux » et c’est là la seconde signification du terme. En ce sens, est social le péché contre l’amour du prochain ; selon la loi du Christ, il est d’autant plus grave qu’il met en cause le second commandement qui est « semblable au premier » (73). Est également social tout péché commis contre la justice dans les rapports soit de personne à personne, soit de la personne avec la communauté, soit encore de la communauté avec la personne. Est social tout péché contre les droits de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie, sans exclure le droit de naître, ou contre l’intégrité physique de quelqu’un; tout péché contre la liberté d’autrui, spécialement contre la liberté suprême de croire en Dieu et de l’adorer; tout péché contre la dignité et l’honneur du prochain. Est social tout péché contre le bien commun et ses exigences, dans tout l’ample domaine des droits et des devoirs des citoyens. Peut être social le péché par action ou par omission, de la part de dirigeants politiques, économiques et syndicaux qui, bien que disposant de l’autorité nécessaire, ne se consacrent pas avec sagesse à l’amélioration ou à la transformation de la société suivant les exigences et les possibilités qu’offre ce moment de l’histoire ; de même, de la part des travailleurs qui manqueraient au devoir de présence et de collaboration qui est le leur pour que les entreprises puissent continuer à assurer leur bien-être, celui de leurs familles et de la société entière.

Le troisième sens du péché social concerne les rapports entre les diverses communautés humaines. Ces rapports ne sont pas toujours en harmonie avec le dessein de Dieu qui veut dans le monde la justice, la liberté et la paix entre les individus, les groupes, les peuples. Ainsi la lutte des classes, quel qu’en soit le responsable et parfois celui qui l’érige en système, est un mal social. Ainsi les oppositions tenaces entre des blocs de nations, d’une nation contre une autre, de groupes contre d’autres groupes au sein de la même nation, constituent en vérité un mal social. Dans tous ces cas, il faudrait se demander si l’on peut attribuer à quelqu’un la responsabilité morale de tels maux et, par conséquent, le péché. On doit bien reconnaître que les réalités et les situations comme celles qu’on vient d’indiquer, dans la mesure où elles se généralisent et se développent énormément comme faits de société, deviennent presque toujours anonymes, leurs causes étant par ailleurs complexes et pas toujours identifiables. C’est pourquoi, si l’on parle de péché social, l’expression prend ici une signification évidemment analogique. Quoi qu’il en soit, parler de péché social, même au sens analogique, ne doit amener personne à sous-estimer la responsabilité des individus, mais cela revient à adresser un appel à la conscience de tous, afin que chacun assume sa propre responsabilité pour changer sérieusement et avec courage ces réalités néfastes et ces situations intolérables.

Cela dit de la manière la plus claire et sans équivoque, il convient d’ajouter aussitôt qu’il est une conception du péché social qui n’est ni légitime ni admissible, bien qu’elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux (74) : cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui manifeste assez clairement sa dépendance d’idéologies et de systèmes non chrétiens parfois abandonnés aujourd’hui par ceux-là mêmes qui en ont été les promoteurs officiels dans le passé, pratiquement tout péché serait social, au sens où il serait imputable moins à la conscience morale d’une personne qu’à une vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la société, les structures, l’institution, etc.

Or, quand elle parle de situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux plus ou moins étendus, ou même l’attitude de nations entières et de blocs de nations, l’Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l’accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s’agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou favorisent l’iniquité, voire l’exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s’épargner l’effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d’ordre supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes.

Une situation – et de même une institution, une structure, une société – n’est pas, par elle-même, sujet d’actes moraux ; c’est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou mauvaise.

A l’origine de toute situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. C’est si vrai que, si une telle situation peut être modifiée dans ses aspects structurels et institutionnels par la force de la loi ou, comme il arrive malheureusement trop souvent, par la loi de la force, en réalité le changement se révèle incomplet, peu durable et, en définitive, vain et inefficace pour ne pas dire qu’il produit un effet contraire si les personnes directement ou indirectement responsables d’une telle situation ne se convertissent pas.

b) Lettre encyclique Sollicitudo Rei Socialis, n. 36-37

  1. Par conséquent, il faut souligner qu’un monde divisé en blocs régis par des idéologies rigides, où dominent diverses formes d’impérialisme au lieu de l’interdépendance et de la solidarité, ne peut être qu’un monde soumis à des ‘structures de péché’. La somme des facteurs négatifs qui agissent à l’opposé d’une vraie conscience du bien commun universel et du devoir de le promouvoir, donne l’impression de créer, chez les personnes et dans les institutions, un obstacle très difficile à surmonter à première vue [13].

Si la situation actuelle relève de difficultés de nature diverse, il n’est pas hors de propos de parler de ‘structures de péché’, lesquelles, comme je l’ai montré dans l’exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia, ont pour origine le péché personnel et, par conséquent, sont toujours reliées à des actes concrets des personnes, qui les font naître, les consolident et les rendent difficiles à abolir (65). Ainsi elles se renforcent, se répandent et deviennent sources d’autres péchés, et elles conditionnent la conduite des hommes.

« Péché » et ‘structures de péché’ sont des catégories que l’on n’applique pas souvent à la situation du monde contemporain. Cependant, on n’arrive pas facilement à comprendre en profondeur la réalité telle qu’elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent.

Il est vrai que l’on peut parler d’’égoïsme’ et de ‘courte vue’ ; on peut penser à des ‘calculs politiques erronés’, à des ‘décisions économiques imprudentes’. Et dans chacun de ces jugements de valeur on relève un élément de caractère éthique ou moral. La condition de l’homme est telle qu’elle rend difficile une analyse plus profonde des actions et des omissions des personnes sans inclure, d’une manière ou de l’autre, des jugements ou des références d’ordre éthique.

De soi, ce jugement est positif, surtout si sa cohérence va jusqu’au bout et s’il s’appuie sur la foi en un Dieu et sur sa loi qui commande le bien et interdit le mal.

En cela consiste la différence entre le type d’analyse sociopolitique et la référence formelle au « péché » et aux ‘structures de péché’. Selon cette dernière conception, la volonté de Dieu trois fois Saint est prise en considération, avec son projet pour les hommes, avec sa justice et sa miséricorde. Le Dieu riche en miséricorde, rédempteur de l’homme, Seigneur et auteur de la vie, exige de la part de l’homme des attitudes précises qui s’expriment aussi dans des actions ou des omissions à l’égard du prochain. Et cela est en rapport avec la « seconde table » des dix commandements (cf. Ex 20, 12-17 ; Dt 5, 16-21) : par l’inobservance de ceux-ci on offense Dieu et on porte tort au prochain en introduisant dans le monde des conditionnements et des obstacles qui vont bien au-delà des actions d’un individu et de la brève période de sa vie. On interfère ainsi également dans le processus du développement des peuples dont le retard ou la lenteur doivent aussi être compris dans cet éclairage.

  1. A cette analyse générale d’ordre religieux, on peut ajouter certaines considérations particulières pour observer que parmi les actes ou les attitudes contraires à la volonté de Dieu et au bien du prochain et les « structures » qu’ils induisent, deux éléments paraissent aujourd’hui les plus caractéristiques : d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir dans le but d’imposer aux autres sa volonté. Pour mieux définir chacune des attitudes on peut leur accoler l’expression « à tout prix ». En d’autres termes, nous nous trouvons face à l’absolutisation des attitudes humaines avec toutes les conséquences qui en découlent.

Même si en soi les deux attitudes sont séparables, l’une pouvant exister sans l’autre, dans le panorama qui se présente à nos yeux, toutes deux se retrouvent indissolublement liées, que ce soit l’une ou l’autre qui prédomine.

Évidemment les individus ne sont pas seuls à être victimes de cette double attitude de péché ; les nations et les blocs peuvent l’être aussi. Cela favorise encore plus l’introduction des ‘structures de péché’ dont j’ai parlé. Si l’on considérait certaines formes modernes d’’impérialisme’ à la lumière de ces critères moraux, on découvrirait que derrière certaines décisions, inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, se cachent de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.

J’ai voulu introduire ici ce type d’analyse surtout pour montrer quelle est la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples : il s’agit d’un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des ‘structures de péché’. Diagnostiquer ainsi le mal amène à définir avec exactitude, sur le plan de la conduite humaine, le chemin à suivre pour le surmonter.

2) Les audiences

a) Audience générale du 17 septembre 1986

  1. Nous pouvons résumer le contenu de notre catéchèse précédente par ces paroles du Concile Vatican II : « Établi par Dieu dans un état de sainteté, l’homme, tenté par le Malin, dès le début de l’histoire, a abusé de sa liberté, se dressant contre Dieu et désirant parvenir à sa fin en dehors de Dieu [14] ». Ce texte ramène bien à l’essentiel l’analyse du premier péché commis dans l’histoire, analyse que nous avons faite sur la base du Livre de la Genèse (Gn 3).

Il s’agit du péché de nos premiers parents. Mais à ce péché se rapporte une condition de péché qui s’étend à toute l’humanité et qui s’appelle le péché originel. Que signifie ce terme ? À vrai dire, il n’apparaît pas une seule fois dans la Sainte Écriture. En revanche, la Bible, sur le fond du récit de Gn 3, décrit dans les chapitres suivants de la Genèse, et aussi dans d’autres Livres, une authentique « invasion » du péché, qui inonde le monde, comme une conséquence du péché d’Adam, contaminant l’humanité tout entière par une sorte d’infection universelle.

  1. Déjà au chapitre IV de la Genèse, nous lisons ce qui est arrivé aux deux premiers fils d’Adam et Ève : le fratricide accompli par Caïn sur Abel, son frère cadet (cf. Gn 4, 3-15). Et dès le chapitre VI, on parle de la corruption universelle à cause du péché : « Le Seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre et que leur cœur ne concevait que le mal ». (Gn 6, 5) Et ensuite : « Dieu regarda la terre, et voici qu’elle était corrompue, parce que tout homme sur la terre avait une conduite pervertie ». (Gn 6, 12) Dans ce contexte, le Livre de la Genèse n’hésite pas à dire : « Et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et son cœur s’en affligea ». (Gn 6, 6) Toujours selon ce Livre, cette corruption universelle à cause du péché eut pour conséquence le déluge, au temps de Noé (Gn 7-9). La Genèse mentionne aussi la construction de la tour de Babel (cf. Gn 11, 1-9), qui devint, contre les intentions de ses constructeurs, une occasion de dispersion des hommes et de confusion des langues. Cela signifie qu’aucun signe extérieur, et, analogiquement, aucune convention purement terrestre, ne suffisent à réaliser l’union entre les hommes si manque l’enracinement en Dieu. Nous devons observer à ce propos que, au cours de l’histoire, le péché ne se manifeste pas seulement par une action clairement tournée « contre » Dieu ; il est aussi parfois une action « sans » Dieu, comme si Dieu n’existait pas. C’est une prétention de l’ignorer, de se passer de lui, pour au contraire exalter le pouvoir de l’homme, dont on prétend qu’il est sans limite. En ce sens, la « tour de Babel » peut être un avertissement aussi pour les hommes d’aujourd’hui. J’ai rappelé cela également dans mon Exhortation apostolique Reconciliatio et paenitentia (13-15) (1).
  2. Le témoignage sur la tendance universelle des hommes au péché, déjà si clair dans la Genèse, revient de diverses manières en d’autres textes de la Bible. À chaque fois, cette condition universelle de péché est mise en relation avec le fait que l’homme tourne le dos à Dieu. Dans sa Lettre aux Romains, saint Paul parle avec une éloquence particulière sur ce thème : « Parce qu’ils ont méprisé la connaissance de Dieu, écrit l’Apôtre, Dieu les a abandonnés à leur intelligence dépravée, de sorte qu’ils font ce qui est indigne. Ils sont remplis de toute sorte d’injustice, de méchanceté, de cupidité, de malice ; ils sont diffamateurs, médisants, ennemis de Dieu, provocateurs, outrageants, orgueilleux, fanfarons, ingénieux pour le mal, rebelles à leurs parents, insensés, déloyaux, sans cœur, sans pitié… parce qu’ils ont échangé la vérité de Dieu pour le mensonge, parce qu’ils ont vénéré et adoré la créature au lieu du Créateur, qui est béni pour les siècles. Amen. Aussi Dieu les at-il abandonnés à leurs passions infâmes. Leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature. Il en va de même des hommes. Laissant les rapports naturels avec leurs femmes, ils se sont enflammés de désir les uns pour les autres, commettant des actes honteux entre hommes, recevant ainsi en leur personne la punition qui est due à leur égarement… Et bien qu’ils connaissent le jugement de Dieu, à savoir que les auteurs de ces choses méritent la mort, non seulement ils continuent de les accomplir mais ils approuvent encore ceux qui les font ». (Rm 1, 28-31 ; 25-28, 32)

On peut dire que c’est là une description lapidaire de la « situation de péché » à l’époque de la naissance de l’Église, à l’époque où saint Paul écrivait et travaillait avec les autres apôtres. Il y avait certes des valeurs appréciables dans ce monde, mais elles étaient en grande partie souillées par les multiples infiltrations du péché. Le christianisme a affronté cette situation avec courage et fermeté, il a réussi à obtenir de ses adeptes un changement radical des mœurs, fruit de la conversion du cœur, qui a donné par la suite une empreinte caractéristique aux cultures et aux civilisations qui se sont formées et développées sous son influence. Dans de larges couches de la population, spécialement en certains pays, on en recueille l’héritage encore aujourd’hui.

  1. Mais, à notre époque, il est symptomatique que nous trouvions dans la Constitution Gaudium et spes de Vatican II une description semblable à celle de saint Paul dans sa Lettre aux Romains : « Tout ce qui s’oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d’homicide, le génocide, l’avortement, l’euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue une violation de l’intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est offense à la dignité de l’homme, comme les conditions de vie sous-humaines, la prostitution, le commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable, toutes ces pratiques et d’autres semblables sont, en vérité, infâmes. Tandis qu’elles corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s’y livrent encore plus que ceux qui les subissent, et insultent gravement à l’honneur du Créateur ». (Gaudium et spes, 27)

Ce n’est pas le moment de faire ici une analyse historique ou un calcul statistique pour établir en quelle mesure ce texte conciliaire — parmi d’autres dénonciations des pasteurs de l’Église, mais aussi de savants et de maîtres catholiques et non catholiques — représente une description de la « situation de péché » dans le monde d’aujourd’hui. Il est cependant certain qu’au delà de leur dimension quantitative, la présence de tels faits est une douloureuse et terrible confirmation de cette « infection » de la nature humaine, telle que l’illustre la Bible et que l’enseigne le Magistère de l’Église, comme nous le verrons dans notre prochaine catéchèse.

  1. À ce point, faisons pour le moment deux constatations. La première est que la Révélation divine et le Magistère de l’Église, qui en est l’interprète authentique, parlent de manière immuable et systématique de la présence et de l’universalité du péché dans l’histoire de l’homme. La seconde est que cette situation de péché, qui se répète de génération en génération, est perceptible « de l’extérieur » dans l’histoire par les graves phénomènes de pathologie éthique observables dans la vie personnelle et sociale. Mais peut-être devient-elle encore plus reconnaissable et impressionnante si on se tourne vers « l’intérieur » de l’homme.

De fait, le même document du Concile Vatican II dit en un autre endroit : « Ce que la Révélation divine nous découvre ainsi, notre propre expérience le confirme. Car l’homme, s’il regarde au-dedans de son cœur, se découvre enclin aussi au mal, submergé de multiples maux qui ne peuvent provenir de son Créateur, qui est bon. Refusant souvent de reconnaître Dieu comme son principe, l’homme a, par le fait même, brisé l’ordre qui l’orientait à sa fin dernière et, en même temps, il a rompu toute harmonie, soit par rapport à lui-même, soit par rapport aux autres hommes et à toute la création ». (Gaudium et spes, 13)

  1. Ces affirmations du Magistère de l’Église de nos jours contiennent en elles non seulement les données de l’expérience historique et spirituelle, mais aussi et surtout un fidèle reflet de l’enseignement qui se répète dans de nombreux livres de la Bible, à commencer par cette description de Gn 3, que nous avons analysée auparavant comme témoignage du premier péché dans l’histoire de l’homme sur la terre. Nous ne rappellerons ici que les interrogations angoissées de Job : « Le mortel peut-il être juste devant Dieu, l’homme peut-il être innocent devant son Créateur ? » (Jb 4, 17) « Qui peut tirer le pur de l’impur ? » (Jb 14, 4) « Qu’est-ce que l’homme pour qu’il joue au pur, pour que l’on dise juste l’enfant d’une femme ? » (Jb 15, 14) Et une autre question semblable du Livre des Proverbes : « Qui peut dire : J’ai purifié mon cœur, je suis lavé de mon péché ? » (Pr 20, 9)

Le même cri retentit dans les Psaumes : « Ô Dieu, n’entre pas en jugement avec ton serviteur : aucun vivant n’est juste devant toi ». (Ps 142, 2) « Les impies sont dévoyés à peine sont-ils conçus, les menteurs sont pervertis dès le sein de leur mère ». (Ps 58, 4) « Voici, dans la faute j’ai été enfanté et dans le péché ma mère m’a conçu ». (Ps 50, 7)

Tous ces textes indiquent une continuité de sentiment et de pensée dans l’Ancien Testament et, pour le moins, posent le difficile problème de l’origine de la condition universelle de péché.

  1. La Sainte Écriture nous pousse à chercher la racine du péché à l’intérieur de l’homme, dans sa conscience, dans son cœur. Mais elle présente en même temps le péché comme un mal héréditaire. Cette pensée semble exprimée dans le Psaume 50, selon lequel l’homme « conçu » dans le péché crie vers Dieu : « Crée en moi, ô Dieu, un cœur pur ». (Ps 50, 12.) Aussi bien l’universalité du péché que son caractère héréditaire, par lequel il est, en un certain sens, « congénital ‘ à la nature humaine, sont des affirmations qui reviennent souvent dans le Livre sacré. Ainsi le Psaume 13 : « Tous sont dévoyés, unis dans le vice ; il n’y en a pas un seul qui agisse bien, pas un seul ». (Ps 13, 4)
  2. Dans ce contexte biblique, on peut comprendre les paroles de Jésus sur « la dureté des cœurs » (cf. Mt 19, 8). Saint Paul conçoit cette « dureté du cœur » principalement comme une faiblesse morale, même comme une sorte d’incapacité à faire le bien. Voici ses paroles : « Je suis un homme de chair vendu comme un esclave au péché. Je ne réussis pas à faire le bien que je veux, et ce dont j’ai horreur, je le fais ». (Rm 7, 14-15) « Il y a en moi le désir de faire le bien, mais je ne puis l’accomplir ». (ibid., 18) « Quand je veux faire le bien, le mal est à mes côtés ». (Rm 7, 21) Comme on l’a souvent remarqué, ce sont là des paroles qui présentent une analogie avec celles du poète païen : « Video meliora proboque, deteriora sequor [15] ». Dans les deux cas (mais aussi en bien d’autres de la spiritualité et de la littérature universelles), on relève l’un des aspects les plus déconcertants de l’expérience humaine sur lequel seule la révélation du péché originel jette un peu de lumière.
  3. L’enseignement de l’Église de notre temps, exprimé particulièrement par le Concile Vatican II, reflète ponctuellement cette vérité révélée quand il parle du « monde créé et conservé dans l’existence par l’amour du Créateur… soumis à l’esclavage du péché ». (Gaudium et spes, 2) Nous lisons dans la même Constitution pastorale : « Un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute l’histoire des hommes ; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur nous l’a dit, jusqu’au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». (Gaudium et spes, 37)

b) Audience générale du 24 septembre 1986

  1. Grâce aux catéchèses que nous avons déjà faites dans le cadre du cycle actuel, nous avons devant les yeux, d’un côté, l’analyse du premier péché dans l’histoire de l’homme, selon la description contenue en Gn 3, et de l’autre l’image de ce qu’enseigne la Révélation divine sur le thème de l’universalité et du caractère héréditaire du péché. Cette vérité est constamment proposée à nouveau par le Magistère de l’Église, même à notre époque. La référence obligée est celle des documents de Vatican II, spécialement la Constitution Gaudium et spes, non sans faire une mention particulière de l’Exhortation postsynodale Reconciliatio et paenitentia (1984).
  2. La source de ce Magistère est principalement le passage du Livre de la Genèse dans lequel nous voyons que l’homme, tenté par le Malin (« Si vous en mangez… vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal » (Gn 3, 5), « abusa de sa liberté, se dressant contre Dieu et convoitant de parvenir à sa fin en dehors de Dieu [16] ». Et voici : « Leurs yeux s’ouvrirent et ils s’aperçurent qu’ils étaient nus ». (Gn 3, 7.) Et quand le Seigneur Dieu « appela l’homme » et lui dit : « Où es-tu ? », il répondit : « J’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché ». (Gn 3, 9-10) Une réponse très significative ! L’homme qui, auparavant (dans l’état de justice originelle), s’entretenait amicalement et dans la confiance avec le Créateur dans toute la vérité de son être spirituel-corporel créé à l’image de Dieu, a maintenant perdu le fondement de cette amitié et de cette alliance. Il a perdu la grâce de la participation à la vie de Dieu : le bien de l’appartenance à Dieu dans la sainteté du rapport originel de subordination et de filiation. Au contraire, le péché a immédiatement fait sentir sa présence dans l’existence et dans tout le comportement de l’homme et de la femme : honte de leur transgression et de leur condition de pécheurs qui en est la conséquence, et donc peur de Dieu. La Révélation et l’analyse psychologique sont associées dans cette page biblique pour exprimer le « statut » de l’homme après la chute.
  3. Nous avons vu qu’une autre vérité ressort de la lecture des Livres de l’Ancien et du Nouveau Testament : il y a une sorte d’invasion du péché dans l’histoire de l’humanité. Le péché est devenu le sort commun de l’homme, son héritage « depuis le sein maternel ». « Ma mère m’a conçu dans le péché », s’exclame le psalmiste dans un moment d’angoisse existentielle auquel sont liés le repentir et l’invocation de la miséricorde divine (Ps 50). À son tour, saint Paul, qui fait souvent référence à cette même expérience angoissante, comme nous l’avons vu dans la catéchèse précédente, donne dans sa Lettre aux Romains une formulation théorique de cette vérité : « Tous sont sous l’emprise du péché ». (Rm 3, 9) « Que toute bouche soit fermée et que le monde entier soit reconnu coupable devant Dieu ». (Rm 3, 19) « Nous étions par nature voués à la colère ». (Ep 2, 3) Ce sont là des allusions à la nature humaine abandonnée à elle-même, sans l’aide de la grâce, commentent les biblistes ; à la nature telle que l’a réduite le péché de nos premiers parents, et donc à la condition de tous leurs descendants et héritiers.
  4. Les textes bibliques sur l’universalité et sur le caractère héréditaire du péché, comme « congénital » à la nature dans l’état où tout homme la reçoit de ses parents, nous introduisent à l’examen plus direct de l’enseignement catholique sur le péché originel. Il s’agit d’une vérité transmise implicitement dans l’enseignement de l’Église depuis le début, et qui est devenue une déclaration formelle au XVème Synode de Carthage en 418 et au Synode d’Orange en 529, principalement contre les erreurs de Pélage (cf. DS 222-223 ; 371-372). Par la suite, à l’époque de la Réforme, cette vérité a été formulée solennellement par le Concile de Trente en 1546 (cf. DS 1510-1516). Le décret tridentin sur le péché originel exprime cette vérité dans la forme précise où elle est objet de la foi et de l’enseignement de l’Église. Nous pouvons donc nous référer à ce décret pour en tirer le contenu essentiel du dogme catholique sur cette question.
  5. Nos premiers parents (le décret dit : « Primum hominem Adam »), au paradis terrestre (et donc dans l’état de justice et de perfection originelles), ont péché gravement, transgressant le commandement de Dieu. À cause de leur péché, ils ont perdu la grâce sanctifiante, ils ont donc perdu aussi la sainteté et la justice dans lesquelles ils avaient été « constitués » au commencement, attirant sur eux la colère de Dieu. La conséquence de ce péché fut la mort, comme nous en faisons l’expérience. Il faut rappeler ici les paroles de Gn 2,17 : « Tu ne dois pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, parce que, si tu en mangeais, tu mourrais certainement ». Nous nous sommes déjà entretenus du sens de cette interdiction dans nos catéchèses précédentes. En conséquence de ce péché, Satan a réussi à étendre à l’homme son « pouvoir ». Le décret tridentin parle d’ « esclavage sous la domination de celui qui a le pouvoir de la mort » (cf. DS 1511). Ainsi donc, être sous le pouvoir de Satan est décrit comme un esclavage. Il nous faudra revenir sur cet aspect du drame des origines pour examiner les « éléments d’aliénation » que le péché a produits. Remarquons pour l’instant que le décret tridentin fait allusion au « péché d’Adam » en tant que péché propre et personnel de nos premiers parents (ce que les théologiens appellent peccatum originale originans), mais qu’il ne manque pas de décrire les conséquences néfastes qu’il a eues dans l’histoire de l’homme (ce que l’on appelle peccatum originale originatum).

C’est surtout par rapport au péché originel en ce second sens que la culture moderne émet de fortes réserves. Elle n’arrive pas à admettre l’idée d’un péché héréditaire, c’està-dire lié à la décision d’un « chef de file » et non à celle du sujet intéressé. Elle pense qu’une telle conception est en contradiction avec la vision personnaliste de l’homme et avec les exigences qui découlent du plein respect de sa subjectivité. Pourtant, l’enseignement de l’Église sur le péché originel peut se révéler extrêmement précieux, même pour l’homme d’aujourd’hui. Si ce dernier refuse cette donnée de la foi, il n’arrive plus à rendre compte des réveils mystérieux et angoissants du mal dont il fait l’expérience quotidienne, et il finit par osciller entre un optimisme facile et irresponsable et un pessimisme radical et désespéré.

Au cours de notre prochaine catéchèse, nous réfléchirons plus longuement sur le message que nous offre la foi sur un thème si important pour tout homme et pour l’humanité tout entière.

c) Audience générale du 1er octobre 1986

  1. Le Concile de Trente a formulé dans un texte solennel la foi de l’Église sur le péché originel. Lors de notre catéchèse précédente, nous avons réfléchi sur l’enseignement conciliaire sur le péché personnel de nos premiers parents. Nous allons maintenant réfléchir sur ce que dit le Concile sur les conséquences que ce péché a entraînées pour l’humanité. À cet égard, le texte du décret tridentin fait une première affirmation :
  2. Le péché d’Adam est passé à tous ses descendants, c’est-à- dire en tous les hommes en tant qu’ils sont issus de leurs premiers parents et qu’ils sont leurs héritiers dans la nature humaine, désormais privée de l’amitié avec Dieu. Le décret tridentin (cf. DS 1512) l’affirme de manière explicite : le péché d’Adam a entraîné des dommages non seulement pour lui-même mais pour toute sa descendance. La sainteté et la justice originelles, fruit de la grâce sanctifiante, ont non seulement été perdues par Adam pour lui-même mais aussi « pour nous » (« nobis etiam »).

Aussi a-t-il transmis à tout le genre humain non seulement la mort corporelle et d’autres peines (conséquences du péché), mais aussi le péché lui-même comme mort de l’âme (« peccatum, quod mors est animae » ).

  1. Ici, le Concile de Trente recourt à une remarque de saint Paul dans sa Lettre aux Romains, à laquelle se référait déjà le Synode de Carthage, reprenant par ailleurs un enseignement désormais répandu dans l’Église. Dans la version dont nous disposons aujourd’hui, le texte paulinien est le suivant : « De même qu’à cause d’un seul homme le péché est entré dans le monde et, avec le péché, la mort, ainsi la mort a atteint tous les hommes parce que tous ont péché ». (Rm 5, 12) On lit dans l’original grec : « Eph o pantes emarton », expression qui était traduite dans l’ancienne Vulgate par : « In quo omnes peccaverunt », dans lequel (l’homme unique) tous ont péché. Cependant, depuis le début, les Grecs entendaient clairement ce que la Vulgate traduit par « in quo » comme un « parce que » ou « en tant que », sens accepté désormais communément par les traditions modernes. Cependant, cette diversité d’interprétations de l’expression « eph o » ne change rien à la vérité fondamentale contenue dans le texte de saint Paul, à savoir que le péché d’Adam (de nos premiers parents) a eu des conséquences pour tous les hommes. D’ailleurs, dans ce même chapitre de la Lettre aux Romains, l’Apôtre écrit : « Par la désobéissance d’un seul, tous ont été rendus pécheurs ». (Rm 5,19) Et dans le verset précédent : « Par la faute d’un seul, ce fut la condamnation de tous les hommes ». (Rm 5,18) Saint Paul fait donc un lien entre la situation de péché de l’humanité et la faute d’Adam.
  2. Les affirmations de saint Paul, que nous venons de citer et auxquelles s’est référé le Magistère de l’Église, éclairent donc notre foi sur les conséquences que le péché d’Adam comporte pour tous les hommes. Cet enseignement devra toujours orienter les exégètes et les théologiens catholiques pour évaluer, avec la sagesse de la foi, les explications que nous offre la science quant aux origines de l’humanité. À cet égard, les paroles qu’adressa Paul VI à un Symposium de théologiens et d’hommes de science nous apparaissent toujours valables et comme une incitation à des recherches ultérieures : « Il est donc évident que vous paraîtront inconciliables avec l’authentique doctrine catholique les explications du péché originel que donnent certains auteurs modernes, lesquels, en partant du présupposé du polygénisme — qui n’a pas été démontré — nient plus ou moins clairement que le péché, qui a été une source si abondante de maux pour l’humanité, ait été avant tout la désobéissance d’Adam « premier homme », figure du futur Adam, commise au début de l’histoire [17] ».
  3. Le décret tridentin contient une autre affirmation : le péché d’Adam passe en tous ses descendants, parce qu’ils tirent de lui leur origine, et non pas seulement à cause du mauvais exemple qu’il a donné. Le décret affirme : « Ce péché d’Adam, unique dans son origine et transmis par propagation et non pas par imitation, est présent en tous comme étant propre à chacun ». (DS 1513)

Le péché originel est donc transmis par voie de génération naturelle. Cette conviction de l’Église ressort aussi de la pratique du baptême des nouveau-nés, dont se réclame le décret conciliaire. Les nouveau-nés, incapables de commettre un péché personnel, reçoivent cependant le baptême peu après leur naissance, selon la tradition séculaire de l’Église, en rémission des péchés. Le décret dit : « Ils sont vraiment baptisés en vue de la rémission des péchés, afin que soit purifié par la régénération ce qu’ils ont contracté par la génération ». (DS 1514)

Dans ce contexte, il est clair que chez aucun descendant d’Adam le péché originel ne possède le caractère de faute personnelle. Il est la privation de la grâce sanctifiante dans une nature qui, par la faute des premiers parents, a été détournée de sa fin surnaturelle. C’est un ‘péché de la nature’, que l’on peut rapporter seulement de manière analogique au ‘péché de la personne’. Dans l’état de justice originelle, avant le péché, la grâce sanctifiante était comme la « dot » surnaturelle de la nature humaine. Dans la « logique » intérieure du péché, qui est refus de la volonté de Dieu, auteur du don de la grâce, est contenue la perte de celle-ci. La grâce sanctifiante a cessé de constituer l’enrichissement surnaturel de cette nature que les premiers parents ont transmise à tous leurs descendants dans l’état où elle se trouvait quand ils donnèrent leur commencement aux générations humaines. Aussi l’homme est-il conçu et naît sans la grâce sanctifiante. Ce « statut initial de l’homme », lié à son origine, constitue précisément l’essence du péché originel en tant qu’héritage (peccatum originale originatum, comme on a coutume de dire).

  1. Nous ne pouvons pas terminer cette catéchèse sans redire ce que nous avons déjà affirmé au début du présent cycle : à savoir que nous devons considérer le péché originel en référence constante au mystère de la Rédemption opérée par Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui « pour nous les hommes et pour notre salut… s’est fait homme ». Cet article du Symbole sur la finalité salvifique de l’Incarnation se rapporte principalement et fondamentalement au péché originel. Même le décret du Concile de Trente est entièrement composé en référence à cette finalité, s’insérant ainsi dans l’enseignement de toute la Tradition, qui trouve son point de départ dans la Sainte Écriture et en premier lieu dans ce que l’on appelle le « Protévangile », c’est-à-dire dans la promesse d’un futur vainqueur de Satan et libérateur de l’homme, promesse qui traverse déjà le Livre de la Genèse (Gn 3, 15), puis tant d’autres textes, jusqu’à l’expression la plus plénière de cette vérité qui nous est donnée par saint Paul dans sa Lettre aux Romains. Selon l’Apôtre, en effet, Adam est « la figure de celui qui devait venir » (Rm 5, 14). « Si en effet par la chute d’un seul tous sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don accordé par la grâce d’un seul homme Jésus-Christ, se sont répandus en abondance sur tous les hommes ». (Rm 5, 15)

« De même que par la désobéissance d’un seul tous ont été constitués pécheurs, tous seront constitués justes par l’obéissance d’un seul ». (Rm 5, 19) « Comme donc par la faute d’un seul la condamnation a atteint tous les hommes, de même par l’œuvre de justice d’un seul se déverse sur tous les hommes la justification qui donne la vie ». (Rm 5, 18) Le Concile de Trente se réfère particulièrement au texte paulinien de la Lettre aux Romains, ch. 5, v. 12, comme au noyau central de son enseignement, voyant affirmées en lui l’universalité du péché mais aussi l’universalité de la Rédemption. Le Concile se réfère aussi à la pratique du baptême des nouveau-nés, et il le fait à cause du lien étroit qui existe entre le péché originel — comme héritage universel reçu avec la nature de nos premiers parents — et la vérité de la Rédemption universelle en Jésus-Christ.

d) Audience générale du 8 octobre 1986

  1. La profession de foi prononcée par Paul VI en 1968, au terme de « l’Année de la foi », a reproposé d’une manière complète l’enseignement de l’Écriture sainte et de la sainte Tradition sur le péché originel. Écoutons-la à nouveau : « Nous croyons qu’en Adam tous ont péché, ce qui signifie que la faute originelle commise par lui a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes, dans un état où elle porte les conséquences de cette faute et qui n’est pas celui où elle se trouvait d’abord dans nos premiers parents, constitués dans la sainteté et la justice, et où l’homme ne connaissait ni le mal ni la mort. C’est la nature humaine ainsi tombée, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à l’empire de la mort, qui est transmise à tous les hommes, et c’est en ce sens que chaque homme naît dans le péché. Nous tenons donc, avec le Concile de Trente, que le péché est transmis par la nature humaine, « non par imitation mais par propagation », et qu’il est ainsi « propre à chacun ».

Nous croyons que notre Seigneur Jésus-Christ, par le sa-crifice de la Croix, nous a rachetés du péché originel et de tous les péchés personnels commis par chacun de nous, en sorte que, selon la parole de l’Apôtre, « là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé ». (1)

  1. Cette profession de foi, appelée aussi « Credo du Peuple de Dieu », se réfère ensuite, tout comme le Décret du Concile de Trente, au saint baptême, et avant tout à celui des nouveau nés : « Afin que, nés privés de la grâce surnaturelle, ils renaissent « de l’eau et de l’Esprit-Saint » à la vie divine dans le Christ Jésus ».

Comme on le voit, ce texte de Paul VI confirme lui aussi que toute la doctrine révélée sur le péché, et en particulier sur le péché originel, est toujours en référence étroite avec le mystère de la Rédemption. Cherchons à la présenter ainsi au cours de cette catéchèse. Autrement, il ne serait pas possible de comprendre en plénitude la réalité du péché dans l’histoire de l’homme. C’est ce que saint Paul met en évidence spécialement dans sa Lettre aux Romains, à laquelle le Concile de Trente se réfère principalement dans son décret sur le péché originel. Paul VI, dans le « Credo du Peuple de Dieu », a proposé à nouveau dans la lumière du Christ Rédempteur tous les éléments de la doctrine sur le péché originel qui sont contenus dans le Décret tridentin.

  1. À propos du péché de nos premiers parents, le « Credo du Peuple de Dieu » parle de « la nature humaine tombée ». Pour bien comprendre la signification de cette expression, il est opportun de revenir à la description de la chute telle qu’elle est présentée par la Genèse. Elle contient aussi le châtiment que Dieu inflige à Adam et Ève, toujours selon la présentation anthropomorphique que fait le Livre de la Genèse des interventions divines. Selon le récit biblique, après le péché, le Seigneur dit à la femme : « Je multiplierai tes souffrances quand tu seras enceinte, c’est dans la douleur que tu enfanteras tes fils. Ton instinct te portera vers ton mari et lui te dominera ». (Gn 3, 16.)

« À l’homme, (Dieu) dit : Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre, dont je t’avais commandé : tu ne dois pas en manger, maudit sera le sol à cause de toi ! C’est dans la douleur que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il produira pour toi des épines et des chardons et tu mangeras l’herbe des champs. Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, jusqu’à ce que tu retournes à la terre puisque c’est d’elle que tu as été tiré : tu es poussière et tu retourneras en poussière ! » (Gn 3, 17-19.)

  1. Ces paroles fortes et sévères se rapportent à la situation de l’homme dans le monde tel qu’il résulte de l’histoire. L’auteur biblique n’hésite pas à attribuer à Dieu comme une sentence de condamnation. Elle implique la « malédiction du sol » : la création visible est devenue pour l’homme étrangère et rebelle. Saint Paul parlera de « soumission de la création à la caducité » à cause du péché de l’homme, par lequel aussi « toute la création gémit et souffre jusqu’à aujourd’hui dans les douleurs de l’enfantement », jusqu’à ce qu’elle soit « libérée de l’esclavage de la corruption » (Rm 8, 19-22). Ce déséquilibre de la création a son influence sur la destinée de l’homme dans le monde visible. Le travail, par lequel l’homme conquiert pour lui-même les moyens de sa subsistance, est exécuté « à la sueur de son front », il est donc uni à la fatigue. Toute l’existence de l’homme est caractérisée par la fatigue et par la souffrance, et cela commence dès la naissance accompagnée des douleurs de celle qui met au monde et, même s’il en est inconscient, du petit enfant lui-même, qui lui aussi gémit et vagit.
  2. Et enfin, toute l’existence de l’homme sur la terre est sujette à la peur de la mort, laquelle, selon la Révélation, est clairement liée au péché originel. Le péché lui-même est synonyme de mort spirituelle, parce que, par le péché, l’homme a perdu la grâce sanctifiante, source de la vie surnaturelle. La mort du corps est le signe et la conséquence du péché, de sorte que, depuis lors, tous les hommes en font l’expérience. L’homme a été créé par Dieu pour l’immortalité ; la mort, qui apparaît comme un saut tragique dans le noir, constitue la conséquence du péché, comme par une logique immanente, mais surtout par châtiment infligé par Dieu. Tel est l’enseignement de la Révélation et telle est la 1032 foi de l’Église : sans le péché, la fin de l’épreuve terrestre n’aurait pas été aussi dramatique. L’homme a été aussi créé par Dieu pour le bonheur qui, dans le cadre de l’existence terrestre, devait comporter qu’il ne connaîtrait pas de nombreuses souffrances, au moins dans le sens d’une exemption de celles-ci : « posse non pati », comme aussi de l’exemption de la mort, dans le sens de « posse non mori ». Comme on le voit par les paroles que la Genèse attribue à Dieu (Gn 3, 16-19) et par beaucoup d’autres textes de la Bible et de la Tradition, avec le péché originel cette exemption cesse d’être le privilège de l’homme. Sa vie sur la terre a été soumise à de nombreuses souffrances et à la nécessité de mourir.
  3. Le « Credo du Peuple de Dieu » enseigne qu’après le péché originel la nature humaine n’est plus « dans l’état dans lequel elle se trouvait au commencement chez nos premiers parents ». Elle est « tombée » (lapsa), puisqu’elle est privée du don de la grâce sanctifiante et aussi d’autres dons, qui, dans l’état de justice originelle, constituaient la perfection (integritas) de cette nature. Il s’agit ici non seulement de l’immortalité et de l’exemption de nombreuses souffrances, dons perdus à cause du péché, mais aussi des dispositions intérieures de la raison et de la volonté, c’est-à-dire des énergies habituelles de la raison et de la volonté. En conséquence du péché originel, tout l’homme, âme et corps, a été bouleversé : « secundum animam et corpus », précise le Concile d’Orange, en 529, auquel fait écho le Décret tridentin qui remarque que tout l’homme a été détérioré : « in deterius commutatum fuisse ».
  4. Quant aux facultés spirituelles de l’homme, cette détérioration consiste dans l’obscurcissement des capacités de l’intelligence à connaître la vérité, et dans l’affaiblissement de la volonté libre, affaiblie devant l’attraction des biens sensibles et davantage exposée aux fausses images du bien élaborées par la raison sous l’influence des passions. Mais, selon l’enseignement de l’Église, il s’agit d’une détérioration relative, non pas absolue, qui n’est pas intrinsèque aux facultés humaines. Donc l’homme, même après le péché originel, peut connaître par l’intelligence les vérités naturelles fondamentales, même religieuses, et les principes moraux. Il peut aussi accomplir des œuvres bonnes. On doit donc parler plutôt d’un obscurcissement de l’intelligence et d’un affaiblissement de la volonté, de « blessures » des facultés spirituelles et des facultés sensitives, et non pas d’une perte de leurs capacités essentielles, même par rapport à la connaissance et à l’amour de Dieu. Le Décret tridentin souligne cette vérité de la santé fondamentale de la nature, contre la thèse contraire soutenue par Luther (et reprise plus tard par les Jansénistes). Il enseigne qu’en conséquence du péché d’Adam, l’homme n’a pas perdu sa volonté libre (can. 5 : « liberum arbitrium… non amissum et extinctum »). L’homme peut donc accomplir des actes qui possèdent une authentique valeur morale : bonne ou mauvaise. Cela n’est possible que par la liberté de la volonté humaine. Cependant, l’homme tombé n’est pas capable, sans l’aide du Christ, de s’orienter vers les biens surnaturels, qui constituent sa pleine réalisation et son salut.
  5. Dans la condition qui est celle de la nature après le péché, et spécialement à cause de l’inclination de l’homme vers le mal plutôt que vers le bien, on parle de l’ »aiguillon du péché » (fomes peccati), à l’égard duquel la nature humaine était libre dans l’état de perfection originelle (integritas). Cet « aiguillon du péché » est appelé aussi par le Concile de Trente « concupiscence » (concupiscentia). Et il ajoute qu’il persiste encore dans l’homme justifié par le Christ, donc aussi après le baptême. Le Décret tridentin précise clairement qu’en elle-même la concupiscence n’est pas encore le péché mais « ex peccato est et ad peccatum inclinat » (cf. DS 1515). La concupiscence, comme conséquence du péché originel, est source d’inclination vers les divers péchés personnels accomplis par les hommes par un mauvais usage de leurs facultés (ceux que l’on appelle péchés actuels, pour les distinguer du péché originel). Cette inclination demeure dans l’homme même après le baptême. En ce sens, chacun porte en soi l’ « aiguillon » du péché.
  6. La doctrine catholique précise et caractérise l’état de la nature humaine tombée (natura lapsa) en des termes que nous avons exposés sur la base des données de la Sainte Écriture et de la Tradition. Elle est clairement proposée par le Concile de Trente et par le Credo de Paul VI. Mais, encore une fois, nous observons que, selon cette doctrine, la nature humaine est non seulement « tombée » mais aussi « rachetée » en Jésus-Christ. De sorte que « là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20). C’est le vrai contexte dans lequel on doit considérer le péché originel et ses conséquences.

Pascal Ide

[1] Je n’ai pas fait appel aux autres traductions disponibles en français, notamment l’Osservatore Romano dans son édition en langue française (parution hebdomadaire).

[2] L’expression est notée comme elle se trouve dans le texte, avec ou sans guillemets, et avec sa fréquence si elle est supérieure à 1.

[3] La Documentation catholique, n° 2045, 1-3-1992, p. 239.

[4] Déclaration du 5 au 9-11-1990, 4.3.1, La Documentation catholique, n° 2019, 6-1-1991, p. 34.

[5] « Du décret conciliaire sur l’œcuménisme à l’Encyclique Ut unum sint », in Osservatore Romano de langue italienne, des 21 et 22-8-1995, traduit dans La Documentation catholique, n° 2124, 15-10-1995, III, p. 902.

[6] La Documentation catholique, n° 2099, 7 et 21-8-1994, p. 737.

[7] La Documentation catholique, n° 2046, 15-3-1992, p. 288.

[8] La Documentation catholique, n° 2185, 5-7-1998, p. 639.

[9] La Documentation catholique, n° 2025, 7-4-1991, n. 29, p. 338.

[10] La Documentation catholique, n° 2144, 1er et 15-9-1996, p. 759.

[11] La Documentation catholique, n° 2038, 17-11-1991, p. 1010.

[12] Message du 25-12-1991, n. 20, La Documentation catholique, n° 2047, 5-4-1992, p. 341. Cite SRS, 35-40.

[13] La note 64 cite Constitution pastorale Gaudium et spes, 25.

[14] Constitution pastorale Gaudium et spes, 13.

[15] Cf. Ovide, Métamorphoses, 7, 20.

[16] Constitution pastorale Gaudium et spes, 13.

[17] AAS LVIII, 1966, p. 654.

20.10.2018
 

Les commentaires sont fermés.