La communication de la Révélation par les Apôtres dans le commentaire thomasien sur l’Évangile selon S. Jean 3/3

4) Le don offert par l’Apôtre

Considérons enfin la mission qui finalise et accomplit l’Apôtre choisi par le Christ : donner la Révélation au monde. Nous nous retrouvons donc à nouveau devant un processus de donation, cependant non plus du côté de Dieu, mais du côté de l’Apôtre. Il faut donc considérer l’existence puis la nature de ce processus de don, c’est-à-dire sa fin, son mode, le don offert et ses causes efficientes.

a) La nécessité du don de soi

Ici s’applique une loi tout-à-fait générale : il est meilleur d’illuminer que de luire seulement [1]. Le don 2 accompli, achevé, se trouve en se donnant. Voilà pourquoi les Apôtres transmettent la Révélation reçue. Cela sera particulièrement vrai à la Pentecôte ; mais cela se vérifie dès l’origine : Pierre fut « évangélisé » par son frère André qui venait de rencontrer le Christ. Et le commentaire de Thomas illustre que seul un don 2 achevé peut à son tour donner, porter le fruit d’un don 3 : « André parfaitement converti s’efforça d’amener son frère [Pierre] au Christ [2] ».

Thomas en tire une conséquence : la personne qui transmet est appelée témoin : « Ceux qui non seulement participent aux dons de Dieu en eux-mêmes en faisant le bien par la grâce de Dieu, mais encore transmettent ces dons aux autres par leur enseignement, leur influence et leurs exhortations, sont plus spécialement les témoins de Dieu ». Le Docteur angélique conclut en définissant ce qu’est un témoin et en appliquant cette définition à Jean le Baptiste : « Jean vint donc pour témoigner, c’est-à-dire pour transmettre aux autres les dons de Dieu et annoncer sa louange [3] ».

Il serait ici intéressant de s’interroger sur la multiplicité des Apôtres. Déjà, après l’unicité du Christ, il importe qu’il y ait une pluralité d’Apôtres. De plus, ces Apôtres agissent dans l’unité d’un collège : on ne succède pas à un Apôtre particulier, excepté à Pierre. Enfin, le chiffre 12 présente une convenance et une signification multiples : un sens historique (en relation avec les tribus d’Israël), un sens symbolique (« Ils sont appelés Douze parce que la foi en la Sainte Trinité devait être prêchée par eux dans les quatre parties du monde [4] » ; or, 3 x 4 = 12), etc.

b) Les propriétés

Le don est d’abord sans retard. En effet, à peine André a-t-il rencontré le Christ qu’il court l’annoncer à Pierre ; dès que les Apôtres ont reçu l’Esprit-Saint, ils sont sortis. Dès qu’ils sont illuminés, les Apôtres deviennent lumières pour leurs frères les hommes.

Ensuite, le don est sans retour. L’Apôtre donne et se donne sans limite dans sa générosité. À l’image du Christ, les Apôtres sont appelés à tout donner non seulement de leur intelligence mais de leur liberté et de leur vie : sauf Jean, ils mourront martyrs.

Enfin, le don est sans restriction. Cette troisième caractéristique intéresse ceux à qui le donateur, ici l’Apôtre, s’offre. Alors que le Christ n’a prêché qu’aux Juifs, les Apôtres ont porté l’Évangile aux païens : « Il faut savoir que le Christ n’a prêché en personne qu’aux Juifs […]. Mais il a prêché aux païens par les Apôtres [5] ». La raison immédiate en est qu’il fallait que le Christ soit glorifié [6] et que les Juifs étaient plus immédiatement préparés. Mais il y a une autre raison qui, me semble-t-il, constitue comme une autre loi du don : dans une cascade de don, c’est-à-dire de causes secondes transmettant son efficace à une autre, le signe d’une véritable donation sans retenue est que l’action de la cause antérieure est plus restreinte que l’action de la cause postérieure. Cette extension plus grande de la cause ultérieure manifeste, c’est-à-dire rend évidents : a) le souci qu’a la cause plus originaire de laisser à la cause postérieure une véritable action ; b) la créativité véridique et reconnue de la cause postérieure : « Vous ferez encore plus de choses ». Peut-on dire que se vérifie au plan des causes secondes un analogue de la manière dont la cause première manifeste l’efficace de la cause seconde en se cachant et en lui donnant une efficace réelle [7].

c) La cause finale du don de soi

La finalité ultime du don 3 (ou don de soi) est le reditus, c’est-à-dire l’union à Dieu. Thomas en tire une conséquence pratique d’une extrême importance : le don 3 véridique opère dans le secret. Appliquons : l’Apôtre doit s’effacer pour bien manifester qu’il souhaite conduire non pas à lui mais au Christ. C’est ce que Thomas dit de la Samaritaine : « elle imite l’exemple du véritable prédicateur, qui appelle les hommes non pas à lui-même, mais au Christ. ‘Ce n’est pas nous-mêmes que nous prêchons, mais le Christ Jésus notre Seigneur’ (2 Co 4,5) [8] ».

Mais cette finalité ultime passe par la finalité intermédiaire : le don fait par les Apôtres.

1’) Contenu du don transmis

En quoi consiste le contenu du don que font les Apôtres ? Ils donnent la Révélation. Verba et acta.

En parole. Les Apôtres donnent ce qu’ils ont reçu en en témoignant. S. Thomas l’exprime en une belle formule : « Le Christ parle dans les Apôtres et par les Apôtres [9] ». La conséquence, qui est aussi le signe de ce que leur parole, son contenu, ne vient pas d’eux mais du Christ, est qu’ils sont accueillis – et non-accueillis – comme le Christ [10].

Cette donation, sur mode de transmission, s’exerce aussi par les actes. D’abord, en offrant les dons de Dieu : les signes qui disposent à la grâce et confirment la parole ; mais aussi les sacrements qui sont efficaces de la grâce. En effet, Thomas distingue deux pentecôtes, ainsi que nous l’avons vu, selon que celle du soir de Pâques, habilite les Apôtres « à la propagation de la grâce par les sacrements » et la seconde, « à la propagation de la grâce par l’enseignement [11] ».

À l’image du Christ. Certes, comme exemple. Mais aussi pour aller jusqu’au bout du don, selon la logique de l’amour (cf. Jn 13,1).

2’) Nature

Il s’agit d’une transmission, au sens étymologique, d’une tradition. Les Apôtres donnent ce qu’ils ont reçu du Christ ; or, donner ce que l’on a reçu, être un intermédiaire, c’est transmettre.

Mais cette tradition est particulière, car les Apôtres et eux seulement, ont eu un contact avec la Vérité, Jésus : ils attestent les faits et les paroles du Christ qu’ils ont connu avec leur sens externes [12]. Or, le contact est source de certitude.

On pourrait objecter que seul le toucher met en relation le Don 1 avec chaque don 2. La réponse peut distinguer deux sortes de toucher : extérieur et intérieur. Quant au toucher intérieur, l’Esprit doit rejoindre chaque fidèle ; mais quant au toucher extérieur, seuls les Apôtres ont bénéficié de la familiaritas du Christ. Or, l’homme est ainsi fait qu’il accède de l’extérieur à l’intérieur. De même, notre foi se fonde sur le témoignage des Apôtres qui lui donne sa certitude, au plan objectif [13].

3’) Cause efficiente de la transmission

Quelle est la cause de cette donation de la Révélation ? En effet, ici le don a ceci de particulier qu’il est d’origine divine. Double sera donc la cause : humaine et divine.

Au plan humain, si l’Apôtre se donne, c’est par amour et un amour de charité. C’est ainsi, dit Thomas, que si les Apôtres demeurent dans le monde, c’est « pour l’utilité des fidèles, qui, grâce à eux, croiront [14] ».

Au plan divin, l’Apôtre est mû par l’Esprit-Saint de manière particulière, afin de correspondre à son office pour l’Église : « L’idoneitas de leur office leur est donnée [datur] par le don [dationem] de l’Esprit-Saint [15] ».

Les deux causes s’articulent d’une double manière :

  1. Selon la différence classique Cause première-cause seconde. Voilà pourquoi, commentant la parole de Jésus, « Vous êtes la lumière du monde » (Mt 5,14), Thomas dit des Apôtres qu’ils sont « lux illuminata », lumière illuminée, alors que seul le Christ est « Lux », la lumière par excellence [16]. Mais il y a plusieurs manières d’être mû par Dieu. Saint Thomas distingue de manière éclairante la cause seconde de l’instrument ou le couple Cause première-cause seconde du couple cause principale-cause instrumentale. C’est ainsi que Thomas commente la différence faite par le Christ entre serviteur et ami : « L’instrument communique avec l’artisan [l’agent principal] dans son œuvre, mais non pas dans la raison de l’œuvre [17] ». En revanche, la cause seconde connaît la raison de son action et agit ainsi en conscience et liberté, ce qui ne veut pas dire qu’il sait tout. Or, le serviteur ne connaît pas les raisons de son maître, alors que l’Apôtre est dans son secret. Voilà pourquoi l’Apôtre n’est pas seulement un instrument, mais une cause seconde.
  2. Selon la distinction intérieur-extérieur. L’Apôtre agit de l’extérieur : en effet, il annonce la foi, exhorte à la conversion et donne les sacrements qui sont des signes sensibles ; le Christ, quant à lui, agit directement à l’intérieur en donnant sa grâce et sanctifiant [18].
4’) Limite de l’efficace des Apôtres

Les Apôtres sont les intermédiaires visibles établis par Dieu, ils ne sont pas pour autant nécessaires : Dieu se réserve de passer par d’autres médiations, voire de manière invisible et immédiate comme le montre le plus célèbre des exemples, la conversion de Saül. En effet, la seule médiation absolument nécessaire est celle du Christ et celle de l’Église. Faut-il le préciser, ce point est de la plus haute importance pour la question du salut des non baptisés.

5) Application à l’ecclésiologie

Pour Thomas, l’essence du mystère de l’Église s’explique par la cascade des dons, entraînant elle-même celle des médiations. Le premier médiateur est le Christ qui communique à l’Église les dons reçus du Père. Mais les Apôtres deviennent eux-mêmes médiateurs de l’Église. Cela est notamment vrai pour la grâce et la connaissance, comme nous l’avons dit.

Par ailleurs, ces intermédiaires, loin d’être des canaux, sont des fondements. S. Thomas le dit formellement, asseyant ainsi la consistance du don 2.

 

« L’Église est solide [firma]. Or, une maison est ditre solide lorsque, d’abord, elle a de bons fondements. Or, le fondement principal de l’Église est le Christ. […] Le fondement secondaire sont les Apôtres et leur doctrine ; voilà pourquoi elle est solide [19] ».

 

De ce fait, l’Église est mystérique, au sens développé par Matthias Scheeben.

La conséquence en est que les Apôtres jouent un rôle unique, incompara le dans le plan de Dieu et dans l’Église. Et la raison s’éclaire à partir des trois moments du don. D’abord parce que seuls ils ont bénéficié d’une proximité, d’une familiarité unique avec le Christ, c’est-à-dire d’une part d’une communion d’amitié, de charité unique et d’autre part d’un enseignement lui aussi unique. Ensuite, parce qu’ils ont été constitués, dans leur être apostolique, colonne de l’Église. Enfin, par leur fonction. D’une part, car ils furent les premiers à prêcher : on parle de « parole des Apôtres [verbum Apostolis] », parte qu’« ils l’ont prêchée à titre principal [principaliter] [20] ». D’autre part, et c’est la conséquence, car leur ministère rayonne sur l’univers (Mt 28,20) : les Apôtres exercent, après le Christ, une véritable médiation universelle [21]. Ils sont Premier mobile [22].

6) Les lois métaphysiques sous-tendant la dynamique du don

Les trois moments de la dynamique du don à la fois sont fondés sur un certain nombre de lois métaphysiques de l’amour-don et les fondent. Voici quelques-unes de ces lois [23].

a) La générosité de l’acte

1’) Exposé

Saint Thomas s’objecte : la Lumière se manifeste par elle-même ; or, il est superflu de multiplier les réalités lorsqu’une seule suffit ; donc, la lumière divine ne devrait pas passer par des témoins.

Sed contra, l’Évangile affirme le contraire (cf. Jn 1,6).

Thomas répond : Dieu est acte pur. Or, plus un sujet est en acte, plus il tend à se communiquer. Or, en se communiquant, l’acte s’assimile son effet. Or, l’acte est cause. Donc, lorsque la communication devient parfaite, c’est-à-dire achevée, l’effet lui-même devient cause, mais cause dans la Cause, autrement dit cause seconde. En termes plus psychologiques, une cause a produit la plénitude de son effet lorsqu’elle permet à l’être causé d’accéder non seulement à l’indépendance mais à l’interdépendance féconde.

Contrairement aux philosophes néoplatoniciens, Thomas ne rend pas nécessaire la loi de communication. Au niveau du premier principe, mais aussi au niveau des créatures rationnelles. La raison en est la liberté de l’œuvre ad extra. Mais d’où provient-elle ? Bien entendu de la manière même dont Dieu cause : sa finalité étant en lui-même, qui est Bien absolu, aucun bien extra-divin ne peut le nécessiter. Mais aussi de la consistance du don à soi des créatures.

On peut formuler le principe d’une autre manière : « C’est le signe par excellence d’une grande puissance que de faire des choses éminentes non seulement par soi mais par d’autres [24] ».

2’) Application la communication de la vérité

Cette loi se diffracte en différentes sous-lois selon les biens à communiquer. Ces biens peuvent se répartir selon les trois munera.

Le premier de tous ces biens est celui de la vérité. « C’est une loi divinement instituée que Dieu révèle immédiatement aux réalités supérieures ce qu’elles communiquent ensutie aux réalités inférieures [25] ». C’est ce qui fonde la fonction de témoin :

 

« Si Dieu veut avoir des témoins, ce n’est pas qu’il ait besoin de leur témoignage, mais c’est pour les ennoblir qu’il les établit témoins. C’est ainsi que nous voyons aussi dans l’ordre de l’univers que Dieu produit certains effets par des causes intermédiaires, non parce qu’il est impuissant à les produire immédiatement mais parce que, pour ennoblir [nobilitandos] les causes intermédiaires, il daigne leur communiquer la dignité de causes. Ainsi donc, bien que Dieu eût pu illuminer par lui-même tous les hommes et les amener à sa connaissance, cependant, pour préserver l’ordre convenable dans les choses et pour ennoblir certains hommes, il a voulu que la connaissance divine parvienne aux hommes par certains hommes [26] ».

3’) Conséquences

Thomas souligne la loi de communication en cascade particulièrement en commentant la prière sacerdotale où elle est constamment énoncée par le Christ lui-même. Thomas distingue un premier don qui est celui que le Père communique au Fils dans la génération éternelle autant que dans la mission temporelle. Puis, vient le second don, « l’autre don » par lequel « le Christ donne aux disciples [27] ».

Par ailleurs, la loi de générosité vaut pour l’exitus hors de Dieu ; elle vaut aussi pour le reditus vers Dieu : « L’ordre établi par Dieu veut que les réalités inférieures soient reconduites [reducantur] à Dieu par les réalités supérieures [28] ». Ces deux mouvements sont d’ailleurs sont étroitement corrélés comme l’efficience et la finalité.

b) La proportion entre la cause et l’effet

1’) Exposé

Le principe en acte donne non pas de n’importe quelle manière. Il donne à la mesure, à proportion de ce que le causé peut recevoir.

Cette loi se concrétise de plusieurs manières. S. Thomas estime que la donation, la communication est répartie, proportionnée, distribuée. Doublement. Selon l’espace et selon le temps, dans la durée. La première proportion explique la présence d’intermédiaires ; la seconde explique, par exemple dans l’ordre de la communication de la Révélation, la présence de témoins, de prophètes précédant le Christ, plénitude de la Révélation.

 

« Les hommes dont l’intelligence est faible ne peuvent saisir la vérité et la connaissance de Dieu par eux-mêmes. Aussi Dieu a voulu se mettre à leur portée et illuminer certains hommes plus que d’autres sur les choses divines, afin qu’ils reçoivent d’eux de manière humaine la connaissance des choses divines, connaissance qu’ils ne pouvaient atteindre en eux-mêmes [29] ».

 

Plus généralement, l’Évangile nous enseigne beaucoup sur l’ajustement du don divin aux bénéficiaires humains, autrement dit, la juste distance entre donateur et bénéficiaire. D’abord dans le cas de la petite enfance, dans les relations entre les trois membres de la Sainte Famille. Ensuite, pour le cas des maîtres et formateurs du jeune adulte.

2’) Objection

On a vu que le don 3 doit être sans restriction. Or, ici, la proportion limite la donation. Dieu donnerait-il avec restriction ?

On pourrait répondre que, dans la Sainte Trinité, la donation se fait sans aucune restriction et que la proportion ne doit se prendre que dans un sens analogique de mesure.

Mais l’objection traitait des créatures. Une seconde réponse est que Dieu donne tout ce qu’il est aux intermédiaires supérieurs ; ce sont les derniers bénéficiaires ou les intermédiaires inférieurs qui limitent la donation.

Il n’empêche que, même au plus haut niveau, aucune créature ne peut recevoir tout ce que Dieu donne : en effet, cela supposerait une causalité univoque, une assimilation totale, ce qui ne se vérifie qu’en Dieu. Il est donc plus profond et précis de répondre que la cause de la restriction peut se comprendre du côté du donateur ou du receveur. Or, le receveur vérifie la loi : « Omne quod recipitur recipit secundum modum recipientis ». Donc, il n’est nul besoin que Dieu qui est simple s’autolimite ou se rétracte dans son autocommunication.

3’) Application

Il serait éclairant d’analyser comment le Christ s’est donné à ses disciples pendant ces trois années, ce qui éclairerait beaucoup la manière dont le donateur gratifie les donataires.

Grandes seraient les implications pour les pasteurs ou les fondateurs, par exemple de communautés nouvelles. Par exemple, Jésus certes, enseigne, mais passe du temps, avec chacun, les appelle par son nom, se donne à eux, les prend à l’écart. Lui qui est le Tout, accepte de se consacrer seulement à quelques-uns. Jésus donne, mais en vue de former des donateurs et pas seulement des disciples obéissants : la preuve en est qu’il les envoie lui-même en mission. De plus, s’il sait montrer son affection et toucher, il sait aussi se détacher de ses disciples : en montrant le Père, en les invitant à choisir la Vérité (cf. Jn 6,67), en sachant prendre de la distance, par exemple en se retirant sur la montagne pour prier (cf. Jn 6,15), en demeurant fidèle à sa mission qui vient de son Père ; en partant et même en mourant, alors que les disciples veulent le retenir pour le faire Roi.

c) La nécessité d’un don originaire

1’) Exposé

Ne faudrait-il pas faire jouer le principe de la causalité du maximum qu’a popularisé et invité à approfondir la quarta via [30] ? Ce principe énonce : « Tout ce qui se trouve dans un certain genre doit être réduit à ce qui est premier dans ce genre [31] ». Plus précisément, dans les termes de la causalité et dans l’ordre inverse antérieur (premier)-postérieur : « Ce qui est premier dans un genre donné est cause de tous ceux qui sont postérieurs à l’intérieur de ce genre [32] ». Et dans les termes du maximum qui donne son nom à la loi : « Ce qui est maximum dans un genre quelconque, est cause de tous ceux qui sont de ce genre [33] ».

Le cas particulier des Apôtres illustre une loi plus générale selon laquelle tout être créé s’enracine dans une origine qu’il n’est pas ; autrement dit, le don 2 appelle la nécessité d’un don 1.

En effet, le don 2 n’est pas sa propre cause. Or, on ne peut régresser à l’infini dans la série des causant-causés. Donc, il faut s’arrêter à une première cause qui est la Cause première.

2’) Première conséquence : la nécessité d’un Premier Mobile

Une conséquence en est aussi qu’il existe un premier effet créé. En effet, le Premier Moteur meut les créatures en établissant une hiérarchie entre eux, ainsi que nous l’avons vu.

La conséquence en est qu’il existe différents types de mobiles : le Premier Mobile est en relation, mieux encore, en contact, immédiat ou direct avec le Premier Moteur. Les autres entrent en contact avec l’Origine par sa médiation.

La conséquence en est que la relation avec le Premier mobile est d’une particulière importance. Ce qui permet de fonder d’une autre manière l’apostolicité de l’Église.

Nous retrouvons ici, de manière inattendue l’intuition aristotélicienne du Premier Mobile qui est, en retour, une confirmation. Il faudrait réfléchir à ce qu’est ce Premier mobile dans l’ordre cosmologique ; en tout cas, dans l’ordre surnaturel, les Apôtres tiennent ce rôle. En effet, le Christ les a choisis ; il les a illuminés ; il les a conduits à donner leur vie à son image.

3’) Deuxième conséquence : la limite de l’action du Premier Mobile et de la loi de la cascade

Nous avons vu ci-dessus que si les Apôtres sont le médiateur habituel de la vérité et de la grâce, ils n’en sont toutefois pas les intermédiaires nécessaires. Nous en avons aussi exprimé la raison théologique : Dieu n’est pas lié par les sacrements, ni même par la médiation apostolique. Il y a aussi à cela une raison métaphysique : la Cause première n’est pas liée par les causes secondes qu’elle a elle-même établie comme médiatrice de son rayonnement causal ; elle peut décider, pour des raisons qu’elle juge convenante de suspendre occasionnellement cette médiation. Pour autant, la loi de la cascade n’est pas réfutée : les exceptions montrent seulement qu’elle n’est pas contraignante ; sa nécessité est relative : si la Cause première lie les causes postérieures, elle n’est pas liée par elles.

7) Conclusions

Nous avons tenté de montrer que la loi du don structure la méditation thomasienne sur la transmission apostolique. Double est l’enseignement : l’un relatif à la métaphysique du don ; l’autre relatif à la doctrine de saint Thomas.

a) La métaphysique du don

L’exemple particulier de la médiation apostolique permet en retour d’éclairer les lois générales la dynamique du don et de préciser un certain nombre de points. Donnons-en quelques exemples.

L’analyse thomasienne souligne la présence d’un premier intermédiaire entre la Cause première et les causes secondes.

Elle montre que l’amitié joue dès le don originaire : la donation opère par amitié, et cela vaut aussi pour la communication de ce qui semble le plus éloigné de l’amour, la Révélation. La raison est la suivante : l’amitié crée la communion, l’unité ; or, l’unité est notamment celle des esprits ; donc, l’amitié veut la confidence, le partage du secret.

Par ailleurs, la donation opère par proximité et même par toucher. Cela vaut non seulement du côté du donateur, mais aussi du bénéficiaire : la proximité est une condition nécessaire de la communication. De ce fait, l’ordre économique des Personnes divines dans l’exitus, s’éclaire non seulement à partir de la mission, mais à partir de la proximité : le Père demeure invisible et extérieur (à la création) ; le Fils est visible mais extérieur à l’esprit humain ; l’Esprit, enfin, est invisible et intérieur à l’esprit humain. Ce qu’Irénée avait déjà plus que pressenti, Thomas le clarifie de manière remarquable [34].

La loi du don permet enfin d’éclairer deux autres notions : la médiation et la tradition. La première est à la seconde ce que le synchronique est au diachronique. Attardons-nous sur la première, puisque nous avons analysé la seconde, chemin faisant. Le propre du donateur est de rayonner en établissant des causes intermédiaires en cascade : précisément la Cause première dispose des causes secondes hiérarchisées pour communiquer des biens ; donc, les causes secondes sont des intermédiaires entre la Cause première et l’effet ultime ; ainsi le concept de médiation s’éclaire à partir de celui de don [35].

Par ailleurs, à chaque fois, il convient de respecter les exigences introduites par le plan où s’applique la loi du don. Pour la médiation, il convient au plus haut point que soit sauvée la liberté des agents intermédiaires rationnels ; pour la tradition, il convient que soit sauvée la créativité non-répétitive du processus de transmission.

b) La doctrine de saint Thomas

De manière fractale, la loi du don est présente à chaque étage de l’œuvre théologique de Thomas. Différents facteurs semblent expliquer cette omniprésence : l’Évangile selon saint Jean et l’Écriture en général ; le thème néoplatonicien de la communication des perfections spirituelles, néanmoins relu à travers le crible notionnel hérité d’Aristote ; grande est, de ce point de vue, l’influence du pseudo-Denys [36].

En rester à une théologie de la communication, du rayonnement, de la diffusion, de la cascade ou de la vasque parle à l’imagination, mais risque de demeurer déficitaire sur le plan conceptuel. Voilà pourquoi la pensée de l’Aquinate est si précieuse : elle permet de passer de la représentation à la notion. Toutefois, sa métaphysique ne saurait suffire à rendre compte de toute la rythmique tertiaire du don. De ce point de vue, il est significatif que l’article peine à rendre compte de toute la richesse de la doctrine accumulée par Thomas : a) d’abord, il fait préférentiellement appel à une partie du commentaire, ainsi que je le disais ; b) ensuite, et ce serait peut-être la cause, la répartition est disproportionnée (un grand I. B. face à de brefs I. A. et II.), certaines titulatures inappropriées (I. B. 1. qui ne traite pas seulement du cœur ; I. B. 2. les agents de l’acquisition sont aussi ceux du don initial, etc.). Ainsi le cadre traditionnel est insuffisant pour rendre compte du matériau. La nouvelle répartition en fonction du don épouse de beaucoup plus près la dynamique de la communication.

Mais, plus encore, on dirait que Thomas est comme débordé par des images qu’il ne peut entièrement conceptualiser. Cela est vrai du couple intérieur-extérieur. Mais cela est aussi vrai d’un autre jeu d’images spatiales, la pire supérieur-inférieur, auquel emprunte la symbolique de la surabondance. L’Aquinate ne thématise pas cette notion quasi-imaginative (peut-être héritée de saint Albert [37]) de flux et de surabondance : de Dieu vers la créature ; mais aussi de l’âme vers le corps, des puissances supérieures vers les puissances inférieures. Bref, Thomas non semper formaliter loquitur, et c’est heureux !

Pascal Ide

[1] Cf. ST, IIa-IIae, q. 188, a. 6.

[2] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 316.

[3] Super Evangelium s. Ioannis, n. 116.

[4] Super Evangelium s. Ioannis, n. 865.

[5] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1633.

[6] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 1637.

[7] Cf. Leroy, Antoniotti, Arfeuil, Garrigues.

[8] Super Evangelium s. Ioannis, n. 626.

[9] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2093.

[10] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 1793 ; 2035-2038.

[11] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2539.

[12] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 2067.

[13] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 2459.

[14] Super Evangelium s. Ioannis, n. 226.

[15] Super Evangelium s. Ioannis, n. 169.

[16] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 1713.

[17] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2015.

[18] Cf. Super Evangelium s. Ioannis, en plein n. 2608 ; en négatif, en creux n. 2582.

[19] In Symbolum, a. 9, Turin-Rome, Marietti, n. 985.

[20] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2235.

[21] S. Thomas a conscience des difficultés que pose cette médiation universelle (cf. Super Evangelium s. Ioannis, n. 2234-2235).

[22] Il serait intéressant, de ce point de vue, de situer la place de la Vierge Marie à l’égard de ce ministère apostolique.

[23] Serge-Thomas Bonino cite ces principes dont il estime qu’ils sont au nombre de deux (art. cité, p. 317-318).

[24] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1898.

[25] ST, IIa-IIae, q. 172, a. 2.

[26] Super Evangelium s. Ioannis, n. 119.

[27] Super Evangelium s. Ioannis, n. 2201.

[28] Super Evangelium s. Ioannis, n. 1634.

[29] Super Evangelium s. Ioannis, n. 119.

[30] Gaston Isaye, « La théorie de la mesure et l’existence d’un maximum selon saint Thomas », Archives de philosophie, 16 (1940), p. 1-136 ; Louis-Bertrand Geiger, La particpation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin, coll. « Bibliothèque thomiste » n° 23, Paris, Vrin, 21953, p. 472 ; Vincent de Couesnongle, « La causalité du maximum. L’utilisation par saint Thomas d’un passage d’Aristote », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 38 (1954), p. 433-444.

[31] De Ver., q. 3, a. 7, s. c. 2.

[32] De Ver., q. 5, a. 9, s. c. 3.

[33] CG, L. III, ch. 17, n° 1991.

[34] Il serait symétriquement intéressant de s’interroger sur l’ordre des Personnes divines dans le reditus à partir du troisième moment du don.

[35] Sur la médiation du Christ, cf. A. Cirillo, Cristo Revelatore del Padre nel Vangelo di s. Giovanni secondo il Commento di San Tommaso d’Aquino, Rome, Diss. soutenue à l’Angelicum, 1998.

[36] Par exemple, pour établir la loi de communication de la vérité ou de la révélation en cascade, Thomas convoque le traité des Hiérarchies Célestes (n. 3, PL 3,181).

[37]

12.2.2019
 

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