La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain 3/4

Pascal Ide, « La blessure intérieure dans l’œuvre de Jacques Maritain », Michel Bressolette et René Mougel (éds.), Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique, Colloque de Cerisy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1995, p. 271-306.

3) Confirmation et conclusion : le débat sur le statut de la philosophie chrétienne [1]

a) Etat de la question

Traiter de la question de la philosophie chrétienne serait totalement hors sujet. Rappelons seulement l’une des principales difficultés opposée à cette notion qui paraît hybride, voire intrinsèquement contradictoire. Heidegger la résumait en parlant de fer en bois. En effet, la philosophie est, par définition, œuvre de raison, et le christianisme, le fruit de la Révélation, qui, si elle n’est pas opposée à la raison, du moins lui est supérieure et inaccessible, tant qu’elle est livrée à ses seules forces : pour être raisonnable, la foi chrétienne est suprarationnelle. Interrogé sur l’existence possible d’une philosophie chrétienne, le phénoménologue (à tendance heideggérienne) Jean-Luc Marion répond : « Pour être brutal, la réponse est non ». En effet, « entre la philosophie et la Révélation, je pense qu’il y a nécessairement un combat. Pas nécessairement un combat à mort et un antagonisme, mais toujours un écart. Cet écart est fondamental pour la philosophie telle qu’un chrétien doit le garder, car il la réfère à la Révélation. […] Dans ce contexte, je crois que le conflit entre les deux est la condition pour que la parole chrétienne soit énoncée comme telle et qu’elle ne soit pas prise pour ce qu’elle n’est pas, qu’elle ne soit pas soumise à ce qu’elle ne doit pas supporter [2] ».

b) Réponse

Pour répondre à cette grave aporie, dans un bref article de 1960 intitulé : « A propos de la philosophie chrétienne » (OC XI, 1045 à 1058), Maritain opère plusieurs distinctions soigneuses : tout d’abord entre un sens matériel et un sens formel de la philosophie chrétienne. Dans le premier sens, il s’agit d’une philosophie qui se développe en climat chrétien, qu’elle soit ou non en accord avec la foi chrétienne ; dans le second sens, qui seul touche l’intime, la philosophie chrétienne est « intrinsèquement consonante à la foi chrétienne par laquelle elle a été aidée et vivifiée dans sa propre œuvre philosophique ». (id., p. 1046) Cela ne fait que préciser le sujet, et laisse la question intacte. Venons-en donc au « problème de la philosophie chrétienne formellement prise » (id., p. 1048).

« J’indique tout de suite quel est pour moi le principe de la solution : c’est la distinction entre l’ordre de spécification et l’ordre d’exercice, ou encore – et c’est à ces termes que nous nous tiendrons – entre nature et état ». Application à l’énoncé de notre problème : « Je dis qu’il faut distinguer la nature de la philosophie, ou ce qu’elle est en elle-même, et l’état où elle se trouve de fait, historiquement, dans le sujet humain, et qui se rapporte à ses conditions d’existence et d’exercice dans le concret ». (id., p. 1048 et 1049) Cette distinction touche peu ou pas la science, mais elle intéresse le vif de la philosophie qui est sagesse. Elle permet de répondre à la question posée : existe-t-il une philosophie chrétienne ?

Quant à sa nature, la philosophie ne peut, sans contradiction, être qualifiée de chrétienne. En effet, « la philosophie est spécifiée, ou qu’elle est en elle-même quelque chose de déterminé, uniquement en fonction de l’objet ; c’est l’objet auquel elle se porte par soi (nullement le sujet où elle réside) qui détermine sa nature ». Or, il existe « dans le réel extramental (dans le réel créé et incréé) tout un ordre d’objets accessibles de soi aux forces naturelles de l’esprit humain ; s’il n’en était pas ainsi la distinciton du naturel et du surnaturel, de l’ordre de la nature et de l’ordre de la grâce serait vaine ». En conséquence, « la dénomination chrétienne appliquée à une philosophie ne se rapporte pas à ce qui constitue celle-ci dans son essence de philosophie : en tant même que philosophie, elle n’est dépendante de la foi chrétienne ni dans son objet, ni dans ses principes, ni dans ses méthodes ». (id., p. 1049 et 1050)

Quel est, en regard, le statut existentiel du sage dans son acte de philosopher ? L’observation inductive des faits (que la foi chrétienne vient confirmer et préciser) oblige à constater que l’accès à la vérité requiert « beaucoup de rectifications et de purifications, une ascèse non seulement de la raison mais du cœur » ; plus encore, l’homme paraît trop faible pour accèder à des vérités qui ne lui sont nullement interdites, mais qui sont seulement difficilement accessibles. L’induction peut seule nous convaincre. Donnons quelques exemples à la suite de Maritain. D’abord d’ordre objectif : « On a remarqué souvent que sans la réflexion systématique sur les dogmes de la Trinité et de l’Incarnation, il y a très peu chances que les philosophes aient pris conscience du problème métaphysique de la personne.

 

« Disons davantage. L’expérience même du philosophe a été renouvelée par le christianisme. Le donné qui lui est offert est un monde œuvre du Verbe, où tout parle de l’Esprit infini à des esprits finis qui se savent esprits ; quelle entrée de jeu ! Il y a une sorte d’attitude fraternelle envers les choses, – je dis en tant même qu’elles sont à connaître, – dont la spéculation est redevable au moyen âge chrétien, et qui semble bien avoir préparé d’une part l’épanouissement des sciences expérimentales de la nature, d’autre part l’épanouissement de la connaissance réflexive dont s’honorent les temps modernes ». (id., p. 1053 et 1054) [3]

 

Par ailleurs, la foi ne vient pas au secours de la faiblesse du philosophe seulement quant aux objets nouveaux qu’elle propose, mais aussi en renforçant l’activité subjective du philosophe. En effet, la raison en est que « les vertus supérieures de l’intellect confortent les inférieures dans l’ordre propre de celles-ci ». Par exemple, « la vertu de foi fait que le philosophe qui sait par des voies purement rationnelles l’existence de Dieu adhère rationnellement avec plus de force à cette vérité ». (id., p. 1054)

Or, comment dénommer cet état de faiblesse, transi d’erreur et d’ignorance, qui est en décalage avec les capacités propres de la nature autrement que par la maladie ou la blessure ? « Il n’est pas nécessaire d’être chrétien (encore que le chrétien sache mieux ces choses, sachant que la nature est blessée) pour être convaincu de la faiblesse de notre nature, et qu’il suffit que la sagesse soit difficile pour que l’erreur en ce domaine soit la plus fréquente ». (id., p. 1051. C’est nous qui soulignons) La belle encyclique de Léon XIII sur la philosophie chrétienne insiste sur cette continuité dynamique et cet affinement-renforcement de l’activité du sujet philosophant : la Révélation, dit-il, est « stella rectrix » [4].

On voit donc que la distinction proposée est autant celle du sujet et de l’objet, que celle de l’existence et de l’essence [5].

Résumons-nous [6] : la philosophie chrétienne tire son existence, non pas de l’essence de la philosophie, mais de la condition blessée de l’homme. Il existe une « philosophie chrétienne’. Elle est philosophie, son travail est un travail de raison. Mais elle est dans un meilleur état pour faire son travail de raison. […] étant donné les conditions générales, pas très brillantes pour la raison, où se trouve la nature déchue [c’est moi qui souligne], l’état ou la ‘situation’ de la philosophie chrétienne doit être regardé comme l’état ou la ‘situation’ les plus désirables pour la philosophie chez les fils d’Adam ». (Paysan de la Garonne., OC XII, p. 857) [7]

c) Conclusion

Comparons, pour terminer, les blessures de l’intelligence en régime spéculatif et en régime pratique. Elles sont tout autant réelles, mais de profondeurs diverses et rejoignent ce que S. Thomas affirmait au sujet de la moindre grande blessure de l’intelligence comparée à la volonté. Le statut des différentes disciplines est varié :

« Encore une fois ne confondons pas les caractères de la science spéculative et ceux de la science pratique. La théodicée est insuffisante à connaître Dieu selon le mystère de la déité, elle est suffisante à connaître Dieu comme cause de l’être ; mais une philosophie morale indépendante est essentiellement insuffisante à l’égard de l’objet propre du savoir moral ». (Science et sagesse, IIème partie, § 3, OC VI, p. 172)

Ce que Maritain dit de l’éthique, du fait de son objet formel, il ne le dirait pas de la métaphysique : « L’homme n’est pas dans l’état de nature pure, il est déchu et récheté. C’est pourquoi l’éthique au sens le plus général de ce mot, en tant qu’elle concerne toutes les choses de l’agir humain […] en tant qu’elle travaille sur l’homme dans son état concret, dans son être existentiel, n’est pas une discipline purement philosophique. De soi elle relève de la théologie, ou pour s’y intégrer, ou au moins pour s’y subalterner ». (La philosophie chrétienne, OC V, p. 263) Autrement dit, la blessure de l’intelligence spéculative concerne le seul sujet humain dans son exercice noétique, alors que la blessure de l’intelligence spéculative reflue jusque sur son objet et lui refuse une plénière autonomie épistémologique.

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf. Pascal Ide, ‘ Jacques Maritain (1882-1973). Une féconde circularité entre théologie et philosophie ‘, Philippe Capelle-Dumont (éd.), Philosophie et théologie à l’époque contemporaine. Anthologie tome IV. 1. De Charles S. Pierce à Walter Benjamin, Jean Greisch et Geneviève Hébert (éds.), coll. ‘ Philosophie & théologie ‘, Paris, Le Cerf, 2011, p. 219-228.

[2] Jean-Luc Marion, « Existe-t-il une philosophie chrétienne ? », La philosophie d’inspiration chrétienne en France, Cahiers « Culture et religion », Paris, Desclée, 1988, p. 43 à 48 ; ici p. 43 et 44. Marion n’est-il pas trop influencé par la métaphysique souvent courte du même et de l’autre. En effet, à être trop subjugué par l’altérité ainsi entendue, c’est-à-dire par l’écart, on finit par conjuger différence et conflit. Au nom de quoi les différences se rencontreraient-elles si nulle unité ne les précède ?

[3] La liste des travaux seraient ici indéfiniment longues. Rappelons, en science, les remarquables travaux de Pierre Duhem dans Le système du monde ou de John Needham sur La science chinoise et l’Occident, et en littérature, ceux d’Erich Auerbach dans Mimesis.

[4] Cf. Encyclique Æterni Patris, du 4 août 1879.

[5] Dans La philosophie chrétienne où il traite in extenso de cette question (OC V, p. 227 à 316), Maritain montre que les deux aides que procure la théologie à la philosophie chrétienne : la première est d’ordre subjectif et la seconde d’ordre objectif.

[6] Cf. les développements originaux de « En suivant de petits sentiers », § 11, in Approches sans entraves (p. 507) et « Réflexions sur le savoir théologique », Approches sans entraves (p. 320).

[7] Il faudrait enfin comparer, pour terminer, les blessures de l’intelligence en régime spéculatif et en régime pratique. En un mot, disons que « la théodicée est insuffisante à connaître Dieu selon le mystère de la déité, elle est suffisante à connaître Dieu comme cause de l’être ; mais une philosophie morale indépendante est essentiellement insuffisante à l’égard de l’objet propre du savoir moral ». (Science et sagesse, IIème partie, § 3, OC VI, p. 172)

4.7.2019
 

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