La blessure de l’intelligence

« Contrairement à Hegel, nous ne croyons plus que les blessures de l’esprit guérissent d’elles-mêmes et sans laisser de traces [1] ».

 

« On vit en parfait imbécile, mais parfois de fulgurantes pensées vous assaillent [2] ».

 

« Un homme qui ne pense pas par lui-même ne pense pas du tout [3] ».

« Hélas ! hélas ! qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède [4] ! »

« La pensée console de tout et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez lui le remède du mal qu’elle vous a fait, et elle vous le donnera [5] ».

 

Nous souhaiterions inaugurer par ce bref article une série d’autres articles qui s’enrichiront progressivement et traiteront un thème inédit qui nous tient à cœur : la blessure de l’intelligence. Celle-ci a fait l’objet d’un long chapitre de notre thèse non publiée de philosophie, La blessure intérieure [6] et un trop bref chapitre dans l’ouvrage réédité, Connaître ses blessures [7]. Nous y renvoyons pour le détail de ce qui va être dit dans cette présentation où nous nous contenterons ici de l’essentiel.

1) La blessure

La blessure telle que nous l’entendons doit se prendre non pas au sens propre, qui est limité à la lésion corporelle, mais au sens que la grammaire qualifie de figuré et la logique classique d’analogique. Autrement dit, il s’agit de la blessure intérieure. L’exemple type en est le traumatisme psychologique. Le plus souvent, sinon constamment, nous accordons à cette analogie un sens métaphorique, d’ailleurs vague. L’un des objets de notre thèse fut d’en faire l’objet d’une analogie propre et d’en déterminer le contenu.

Pour aller aussitôt au cœur, nous avons conclu que le contenu conceptuel du sens analogique de la blessure était la privation entendue au sens technique d’absence de la forme due. En effet, la blessure qualifie en premier lieu une action – même si, devenue habituelle, elle peut être attribuée à une disposition. Or, du point de vue éthique, les actions se distribuent en deux catégories : bonnes et mauvaises, selon qu’elles visent ou non la fin qui les perfectionne objectivement. Dire la vérité est bon et mentir, mauvais, parce que l’homme est fait pour la vérité (sinon, pourquoi nous sentons-nous offensés quand quelqu’un nous ment ?).

Mais la réalité psychologique de l’acte introduit une troisième catégorie : entre le plein de l’acte bon et son contraire qu’est le plein inversé de l’acte mauvais, remplaçant la fin bonne par une fin mauvaise, trouve place un troisième type d’acte qui est la privation, c’est-à-dire le vide d’acte. Pour reprendre l’exemple ci-dessus, à côté de l’acte humanisant, dire la vérité (ou simplement s’abstenir de proférer un mensonge) et l’acte aliénant, mentir, on trouve un troisième acte qui est l’ignorance, ou plutôt une privation d’acte : ignorer, c’est être privé de savoir, donc de vérité.

désordonné

2) La blessure de l’intelligence en général

L’étude psychologique des blessures s’est limitée au domaine de l’inconscient et de l’involontaire. Or, celui-ci concerne le plus souvent la sphère sensible : nous sommes envahis par des images traumatisantes, des sentiments démesurés. Un signe est révélateur. À l’instar des lésions physiques, les blessures psychologiques sont douloureuses : elles nous font ressentir de l’angoisse, de la rage, de la désespérance, des pulsions incoercibles, etc.

Nous pourrions donc penser que les blessures sont limitées à la sphère sensible, l’affectivité, l’imagination et la mémoire. Pourtant, et ce fut le deuxième objectif de notre thèse, nous avons émis l’hypothèse que la notion de blessure, devait s’étendre jusqu’à la vie de l’esprit, intelligence et volonté.

C’est ici que nous avons été grandement aidé par notre approche. Si l’on avait entendu la blessure de l’intelligence au seul sens métaphorique, dont on a dit qu’il est imprécis, indéterminé, nous aurions été tenté d’explorer les souffrances dues à cette blessure. Or, les blessures de l’intelligence sont indolores : en tout cas, pas tout de suite et surtout pas directement. Et, si elles font souffrir, ce symptôme est subjectif, au sens subjectiviste du terme. Nous aurions donc été conduits à les exclure de notre champ de recherche. Ou bien, nous aurions parlé d’« obscurcissement », d’« enténèbrement », de « péché contre la lumière » (Jacques Maritain). Mais comment ne pas en rester à des métaphores aussi évocatrices que peu… éclairantes ? Toutefois, comprise en son sens analogique propre, la blessure de l’intelligence a un contenu notionnel qui est beaucoup plus objectif et aisé à cerner : c’est l’ignorance dont nous avons parlé.

Précisons davantage ce que nous attendons par là. Revenons à la définition de la privation : elle est l’absence d’une forme dûe, c’est-à-dire nécessaire à l’achèvement. Les scolastiques donnent l’exemple canonique de la cécité : celle-ci est une privation pour l’homme (car l’homme est fait pour voir), mais est seulement un manque pour la pierre (qui n’est pas destinée à voir). Or, triple est le savoir dont l’homme a besoin. Un premier est universel, c’est-à-dire commun à tout homme. Par exemple, pour bien vivre, il est nécessaire que l’homme sache répondre aux fameuses trois questions posées par Emmanuel Kant (qui, d’ailleurs, convergent dans la quatrième : qu’est-ce que l’homme ?) : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer [8] ? » Le deuxième est particulier, c’est-à-dire partagé par le groupe d’homme auquel j’appartiens. Par exemple, comme Français, il est nécessaire que je sache m’exprimer correctement pour être compris ; et si je suis médecin généraliste, que je sache où se localise la rate. Le troisième est singulier, c’est-à-dire propre à chacun. Par exemple, j’ai besoin de connaître mon nom et celui de mes proches, mon histoire, le lieu de mon habitation. Par conséquent, l’intelligence peut être triplement blessée, c’est-à-dire privée d’un savoir qui m’est nécessaire :

– de manière universelle, c’est-à-dire au titre de la commune humanité : par exemple, lorsque j’ignore quel est le sens de ma vie (qui donc est dénuée d’espérance) ;

– de manière particulière, c’est-à-dire au titre de mon appartenance à un groupe : par exemple, si je ne connais pas les mots de la vie courante ; en revanche, ne pas savoir parler portugais n’est pas une blessure pour un Français vivant dans un pays francophone ;

– de manière singulière, c’est-à-dire au titre de mon identité : par exemple, si je ne sais plus quel est mon nom ni où je demeure.

La médecine s’intéressera davantage aux derniers types de blessure de l’intelligence, en particulier la troisième dans le cadre des démences. En revanche, la philosophie se centre surtout sur les premiers types de blessure de l’esprit.

3) Les différentes blessures de l’intelligence

Demeure une dernière question : comment mieux cerner les différentes espèces de blessure de l’intelligence ? Grosso modo, trois voies sont possibles.

 

La première est historique : étudier les philosophes qui, sans employer le nom (l’expression « blessure de l’intelligence ») ont parlé de la chose. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la pêche est en réalité trop abondante. En effet, depuis Socrate jusqu’à Bachelard, la philosophie a toujours réfléchi sur la blessure de l’intelligence ; elle se propose d’arracher l’homme à sa caverne pour peu à peu le tourner vers la lumière. Que l’on parle de maïeutique (Socrate), de discours de la méthode (Descartes), d’emendatio intellectus (Spinoza), d’obstacle épistémologique (Gaston Bachelard), au fond, un mot résume tout : aveuglement de l’intelligence, ignorance qui, plus qu’une simple carence, est privation. D’ailleurs, l’emblème de la philosophie n’est-il pas la chouette, qui prend son envol à la nuit ? Le mot d’ordre de la philosophie est peut-être d’apprendre à mourir ; il est aussi, mais de façon plus cachée, d’apprendre à penser et, en pensant, à panser la blessure de notre esprit. Bref, par certains côtés, l’histoire de la blessure de l’intelligence est coextensive à celle de l’histoire de la philosophie occidentale. En effet, chaque grande pensée philosophique se présente au fond comme la révélation d’un aspect du réel qui, jusqu’à son émergence, n’avait jamais été dévoilé. Et il n’est pas rare que le philosophe procédant à cette révélation accompagne son propos d’un renouvellement méthodologique permettant d’y accéder. Pour ne prendre qu’un exemple significatif : la phénoménologie est tout à la fois l’introduction d’un nouvel objet et d’une nouvelle méthode pour le penser.

Nous présenterons quelques exemples de philosophies qui se sont particulièrement attelées à décrire les cécités affectant notre esprit : Bacon, Bachelard, Maritain. Toutefois, cette première approche demeure encore introductive.

 

La deuxième voie est celle des mécanismes de la blessure. Ce n’est que récemment que j’ai découvert combien les sciences humaines et sociales avaient exploré ce chemin de manière à la fois empirique et rigoureuse. Ce que nous appelons « blessure de l’intelligence », la psychologie l’appelle biais, parce que celui-ci biaise, c’est-à-dire fausse, introduit l’intelligence dans l’erreur.

Cette approche, qui est loin d’être unique, présente l’immense avantage de rejoindre notre expérience quotidienne et d’être immédiatement utile. De plus, elle insiste surtout sur les processus d’aveuglement Nous y ferons volontiers appel, détaillant les passionnantes expériences qui montrent comment opèrent ces blessures et les moyens d’en sortir, non sans les réinterpréter à partir d’une anthropologie philosophique qui est plus adéquate.

 

La troisième voie est celle des espèces proprement dites de blessure. C’est le chemin le plus difficile à arpenter, plus, à gravir. Nous n’y parviendrons que progressivement.

Pascal Ide

[1] Jean Greisch, « Maurice Blondel et les aspects de la crise moderniste » dans Le Modernisme, coll. « Philosophie », Institut Catholique de Paris, Paris, Beauchesne, 1980, p. 164.

[2] André Siniavski, Pensées impromptues, Paris, Christian Bourgois, 1968, p. 7.

[3] Oscar Wilde, Aphorismes, Paris, Mille et une nuits, 1995, p. 8.

[4] Sophocle, Œdipe-Roi, trad. Leconte de Lisle, Paris, Alphonse Lemerre, 1877, v. 316-317.

[5] Sébastien Roch Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées (1795), Paris, Gallimard/Librairie Générale Française, 1970, p. 29.

[6] Cf. Pascal Ide, La blessure intérieure. Approche théorique, Paris-IV Sorbonne, 1991.

[7] Cf. Connaître ses blessures, Paris, L’Emmanuel, 22013, p. 169-188.

[8] Friedrich Immanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. Ferdinand Alquié, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 286, Paris, Gallimard, 1980, II, 523, 1, p. 1365.

20.9.2019
 

Les commentaires sont fermés.