« Je suis l’Immaculée Conception ». De la réception à la donation

« Que soy era Immaculade Conceptiou : Je suis l’Immaculée Conception » [1]. Telle fut la manière dont la Dame de la grotte de Massabielle a répondu à Bernadette Soubirous, lui demandant qui elle était, ce jeudi 25 mars 1858, lors de la seizième apparition. Telle fut la parole qui a « converti » l’abbé Peyramale, curé de Lourdes [2].

Habituellement, ces mots sont interprétés comme un écho céleste du dogme proclamé par le pape Pie IX, selon lequel Marie n’a pas contracté le péché originel « dans lequel » tout fils d’Adam naît (cf. Rm 5,12). Elle fut préservée en vue de sa future maternité divine. Loin de faire pression sur le Magistère, la « servante du Seigneur » apparaît en vue de confirmer la proclamation, quatre ans plus tard.

Toutefois, cette interprétation n’épuise pas toute la richesse de sens contenue dans la parole insolite de celle que l’on invoque comme Notre-Dame de Lourdes. Notons-en deux [3].

 

D’abord, osons-le dire, l’expression « immaculée conception » peut se prendre en deux sens contraires, selon que le terme conception est pris en sa signification passive (être conçu) ou active (concevoir). Il est d’ailleurs frappant que, même chez les catholiques, la formule « immaculée conception » est souvent entendue comme synonyme de « maternité virginale » : c’est confondre le sens actif de conception (la maternité de Marie qui, de fait, est pure de toute intervention humaine) et son sens passif (la conception sans la faute des origines). Assurément, le sens premier est bien le sens passif ou réceptif : « Marie a été dans le premier instant de sa Conception […] préservée de toute souillure du péché originel », ainsi que l’affirme la Bulle Ineffabilis Deus du bienheureux Pie IX. Mais, au nom de la loi même du don, la réception ouvre à la donation. Et cette loi rythme la totalité de la vie de Marie, à commencer par les deux premiers épisodes que le troisième évangéliste nous raconte : l’Annonciation (cf. Lc 1,26-38) est à la Visitation (cf. v. 39-56) ce que la réception est à la donation. Donc, pourquoi ne pas interpréter le titre que Marie nous livre comme le résumé même de cette pulsation ? De même qu’elle reçoit tout son être sans le péché héréditaire, de même donne-t-elle tout son être sans péché, c’est-à-dire sans aucun retour sur soi, en totale obéissance à la Parole de son Seigneur.

Or, de même que Marie a reçu la plénitude de grâce (cf. Lc 1,36) à sa conception, de même achève-t-elle sa course en étant élevée dans la gloire du Ciel avec son corps, afin de pouvoir exercer sa maternité ecclésiale sur la totalité du monde (cf. Jn 19,25-27 ; Ap 12,1-6). « Je suis l’Immaculée Conception » annonce et résume donc la totalité de la vie de Notre Dame. De manière biblique, son nom est l’annonce même de sa mission, son être tend à coïncider avec son agir.

 

Mais la formule contient encore une autre richesse de signification. Plus d’un observateur a noté cette formulation étrange. Marie n’a pas dit « Je suis conçue de manière immaculée », mais « Je suis l’Immaculée Conception ». Pour saisir la différence, pensons à la manière même dont nous nous présentons. Chacun de nous peut dire : « Je suis un homme », mais personne, sauf folie, ne peut affirmer : « Je suis l’humanité ».

Saint Maximilien Kolbe, le grand dévot et milicien de l’Immaculée que celle-ci a rappelé à elle le 14 août 1941, fut tellement saisi par ce mystérieux énoncé qu’il en a fait le centre de sa méditation et de sa vie. Comment comprendre le surcroît de sens introduit par la manière dont la Dame de la Grotte s’est présentée ?

La phrase « Je suis conçue de manière immaculée » est une formulation concrète, alors que la phrase « Je suis l’Immaculée Conception » est une formulation abstraite. La première désigne une réalité singulière : cette femme, qui a bénéficié du privilège d’être préservée de la faute originelle, la seconde, une essence universelle, à savoir la préservation de cette faute (ce qui est aussi vrai de l’homme Jésus). Comment donc Marie, qui est une personne singulière et concrète peut-elle se dénommer comme une essence universelle ? Plus généralement, comment un terme (ou une expression) concret peut-il coïncider avec un terme (ou une expression) abstrait ?

Le père Kolbe a convoqué plusieurs explications ingénieuses que nous ne reprendrons pas ici. Je suggérerai la ligne interprétative suivante. Il y a deux espèces d’universel, abstrait et concret. Le premier est d’usage courant. Par exemple, nous employons le terme arbre, qui est universel et correspond à l’essence arbre, pour désigner tous les arbres singuliers. Le second correspond à un terme non pas universel, mais singulier, donc concret, mais qui possède la particularité de rayonner de manière universelle. Tel est par exemple le cas du soleil : cet astre particulier rayonne sur la Terre et produit une multitude presque indénombrable d’effets. En ce sens, considéré comme source, le soleil est unique et est concret, mais considéré en ses effets, il est véritablement universel. Le soleil est donc un universel concret. Autrement dit, l’universel abstrait est simplement commun, alors que l’universel concret est commun-icable.

C’est ainsi que Marie est universelle : elle est la personne concrète qui nous communique toute grâce. Bien entendu, seul Dieu est la source de la grâce qui est la vie divine (cf. 2 P 1,4) ; mais Marie est source dans la Source. D’abord, en enfantant Jésus qui est le Don même de Dieu. Ensuite, en enfantant son Corps qui est l’Église : elle est médiatrice maternelle des grâces que Dieu donne aux hommes [4]. Notamment en intercédant pour chaque homme, comme elle avait intercédé à Cana : « Ils n’ont pas de vin » (Jn 2,3). Si donc l’on suit le second sens, actif, de l’expression « Je suis l’Immaculée Conception », Marie se désigne ainsi secrètement et concrètement comme celle qui ne cesse de se donner à l’Église et au monde entier, c’est-à-dire de les servir et d’intercéder pour eux.

 

En cette fête de l’Assomption qui est aussi la fête de la France, rendons grâce à Marie de sa médiation maternelle, pour nous, nos familles, nos proches et notre pays, et rechoisissons-la comme « notre Mère et notre Reine ».

Pascal Ide

[1] La traduction française est le décalque parfait de la phrase en dialecte : les mots se correspondent terme à terme. Pour le détail et les variantes, cf. René Laurentin, Sens de Lourdes, Paris, Lethielleux, 1955, p. 132. Surtout : Id., Lourdes. Histoire authentique, 6 t., Paris, Lethielleux, 1961-1964, tome VI, p. 98-99 ; Id., Les Apparitions de Lourdes, Paris, Lethielleux, 1966, p. 225-229.

[2] « Phrase si étrange qu’elle convertit l’abbé Peyramale ! » (Mgr Jacques Perrier, « Présentation », Je suis l’Immaculée, Colloque organisé par les sanctuaires Notre-Dame de Lourdes et la Société Française d’Études Mariales, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 5).

[3] Pour d’autres interprétations ajustées de cette formule, cf., par exemple, Jean-Marie Hennaux, « La formule de Lourdes : ‘Je suis l’Immaculée Conception’ », Nouvelle revue théologique, 130 (2008) n° 1, p. 65-78.

[4] Sur cette médiation maternelle, cf. le texte décisif de Jean-Paul ii, Lettre encyclique Redemptoris mater sur la Bienheureuse Vierge Marie dans la vie de l’Eglise en marche, 25 mars 1987, 3e partie : « La médiation maternelle ».

15.8.2019
 

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