Être amoureux

« Être amoureux », Il est vivant !, 282 (mai 2011), p. 64-67. Cette version est plus longue que celle qui a été publiée.

Je suis mariée depuis vingt ans. Je suis troublée. Je crois que je suis amoureuse d’un autre homme. Faut-il en parler ? A qui ?

Commençons par le commencement. Être amoureux, c’est ressentir de l’amour. Ce sentiment se caractérise avant tout par une inclination. Roméo est aimanté (c’est le cas de le dire !) par Juliette. Saint Augustin synthétisait cette expérience dans une formule célèbre : « Pondus meum, amor meus : Mon poids, c’est mon amour » (Confessions, L. XIII, ix, 10), ce qui doit s’entendre dans un sens non pas mécanique mais dynamique.

Mais n’est-ce pas aussi le cas du désir ?

Oui, le désir nous attire aussi vers l’autre. Pourtant, il y a une différence de taille avec l’amour. Quand je désire, en tout cas tel qu’on l’entend aujourd’hui, je suis attiré par le corps de l’autre, plus encore vers ce qui est sexuellement stimulant, ce que Jean-Paul II appelait la « valeur sexuelle ». Quand j’aime, je suis porté vers la personne de l’autre. Certes, parfois, je la réduis à son aspect sensible, extérieur ; du moins cet amour s’adresse à la totalité de l’autre. Le désir se consomme dans l’union des corps, l’amour d’abord dans l’union des cœurs.

De plus, lors d’une rencontre homme-femme, amour et désir s’éveillent le plus souvent en ordre inverse. L’homme désire avant d’aimer et la femme aime avant de désirer. Voilà pourquoi l’homme en qui monte la sève du désir peut être des plus charmants avec une femme qu’il invite à dîner, voire lui tenir des propos amoureux, la dupant autant qu’il se dupe, alors qu’il ne ressent que de l’excitation. Voilà aussi pourquoi il est tellement important que la femme résiste au désir de l’homme, non seulement pour des raisons morales, mais pour permettre à celui-ci d’accéder au véritable amour.

Si je comprends bien, ces différences invitent l’homme (masculin) à un discernement

Exactement ! L’homme qui est attiré par une femme doit se demander : s’agit-il seulement de désir (en l’occurrence sexuel) ou d’amour ? C’est notamment le temps et le renoncement au passage à l’acte qui le lui montreront. Au plan moral, le désir demande à être régulé par la vertu de chasteté qui, selon la définition du Catéchisme de l’Église catholique, est « l’intégration réussie de la sexualité dans la personne » (n. 2337).

Mais le sentiment amoureux ? Demandons-le tout à trac : être amoureux, est-ce un péché ?

Je répondrai aussi tout à trac : non ! Être amoureux, c’est un sentiment et le sentiment est moralement neutre. Plus encore, il est psychologiquement important et utile. Tout d’abord, il m’apporte une information, il m’apprend une bonne nouvelle : quelque chose de bon, quelqu’un d’aimable m’attire comme la limaille attire le bien-nommé aimant. Ensuite, c’est une heureuse énergie, ainsi que tous les amoureux le savent. Je regardais récemment sur KTO le témoignage du journaliste converti Thierry Bizot. Le réalisateur de l’excellent film Qui veut être aimé ? essayait de décrire ce qu’il ressentait à ses amis incroyants : « Croire, c’est comme avoir une relation extraconjugale avec Dieu ! Croire, c’est être amoureux. Cela peut arriver à tout le monde, n’importe quand. Cela change tout, même si notre vie quotidienne demeure la même, même si je dois passer un examen de maths ».

Voulez-vous dire qu’être amoureux est normal ?

Ressentir de l’amour n’est pas seulement un état normal, mais nécessaire. Nous sommes tous conduits par un amour fondamental, ne serait-ce que l’amour de soi. Mais si c’est le seul : quelle tristesse ! S’aimer comme unique but de la vie… Nous avons trop distingué, voire séparé amour et amitié. Or, nous disons bien que nous ressentons de l’amitié pour quelqu’un : il y a donc bien du sentiment dans l’amitié. Inversement, qu’un cœur desséché est triste. Aujourd’hui, les courriels ont remplacé par « bonjour » le précieux « cher » de nos anciennes lettres. Avez-vous remarqué que votre première question était un soupçon ? Sortons de cette suspicion qui, pour une part, remonte au dix-septième siècle et selon laquelle l’amour est au fond une maladie, le sentiment amoureux ne peut qu’occasionner de la souffrance.

Revenons à l’exemple : Je suis mariée depuis vingt ans et je tombe amoureuse d’un autre homme.

En fait, quand vous parlez d’état amoureux, vous ne parlez plus seulement d’un sentiment, mais d’une démesure du sentiment. Je vous propose trois critères pour la repérer :

  1. lorsque l’autre devient le centre de ma vie que seul Dieu, infiniment bon, donc infiniment aimable, doit occuper ;
  2. lorsque ce sentiment me détourne de ce que demande une vie rectifiée, vertueuse (chaste, etc.), de mon devoir d’état, de mon état de vie (marié, consacré) ;
  3. lorsque cet amour présente les signes de la passion : l’obsession inquiète, le doute permanent (« M’aime-t-il ? Va-t-il m’appeler ? », etc.), l’exclusivité jusqu’à la jalousie, la rapide transformation en son contraire (aujourd’hui « je t’aime », demain « je te hais »), etc.

Avant de nous détourner de Dieu, un sentiment exacerbé ne révèle-t-il pas plutôt une béance psychologique ?

Toute une littérature, bien des films aussi nous font croire aujourd’hui qu’une grande passion est le critère de l’amour authentique, la garantie d’une relation longue durée. C’est le contraire qui est vrai. Puisque vous venez de rencontrer la personne et ne la connaissez pas, ce sentiment parle… de vous et non pas de l’autre. Pas forcément de votre passé – la jolie institutrice aux mêmes yeux pers dont vous étiez éperdument amoureux quand vous aviez sept ans ou le séduisant maître-nageur de vos vacances enfantines. Mais peut-être de votre présent : par exemple, un intense besoin d’être compris, de ne plus être seul. Cela signifie donc qu’il faut d’autant moins céder à un désir amoureux qu’il est plus intense et violent. En revanche, profitez-en pour lui demander ce qu’il révèle de vos besoins frustrés ou blessés. Toute passion est un morceau d’autobiographie.

Je brûle littéralement pour ma jeune et jolie collègue. Pourtant je suis marié et je veux rester fidèle. Que faire ?

Voici quelques conseils :

  1. Surtout ne lui avouez pas votre sentiment amoureux. Une voix intérieure peut vous susurrer : ne rien dire, n’est-ce pas hypocrite ? Plus encore, vous avez l’impression que parler nous libérerait. Cela est vrai sur le coup. Mais après, vous serez considérablement fragilisé : en effet, située entre la pensée et l’action, la parole est déjà un premier passage à l’acte, irréversible. De manière générale, l’une des tactiques du diable est de nous faire transgresser progressivement les interdits (caresse, baiser, rapport sexuel), car il est très difficile de revenir en arrière.
  2. Inversement, parlez-en à une personne de confiance et de jugement (un prêtre, un conseiller conjugal qui ne normalise pas le divorce, etc.). Dites-lui tout, ne cachez rien. C’est le conseil que donne saint Ignace : le démon est comme un Don Juan qui murmure à la femme mariée de ne surtout pas répéter à son époux les paroles charmeuses par lesquelles le séducteur veut l’attirer. Au contraire, si la personne tentée met tout à la lumière, les subterfuges du prince des ténèbres s’éventent dans l’instant.
  3. Ne soyez pas dupe de vos bonnes intentions, surtout si vous ne ressentez aucune attirance physique. Le démon rentre par votre porte mais vous fait sortir par la sienne. Assurément, cette jeune collègue esseulée a besoin d’être écoutée tard le soir, seule, voire consolée dans vos bras paternels…
  4. Qu’en est-il de l’exercice de la chasteté ? Plus vous vous permettez des écarts, plus vous accumulez les frustrations. La libération d’une dépendance demande souvent des décisions radicales (ne plus avoir de connexion internet chez soi, etc.).
  5. Nous sommes plus maîtres de nos sentiments que nous ne le pensons. L’amour grandit le plus souvent par des rêveries qui s’arrêteront si vous acceptez de les regarder en face et cessez de les entretenir. Le démon est un fin psychologue qui profite de nos failles (blessures et péchés). Il déteste avant tout notre fidélité et peut tisser sa toile, très progressivement, sur des mois voire des années.
  6. Priez l’Esprit-Saint et la Vierge Marie ; suppliez humblement pour être renouvelé dans la pratique de la pureté, de la fidélité et de la force. La supplication transforme puissamment notre cœur.

Et à mon conjoint, puis-je ou dois-je lui parler ?

Devoir, assurément non. Pouvoir, cela dépend. La décision relève de la prudence et du don de conseil. Le critère général est le suivant : l’autre peut-il porter un tel aveu ? Si votre couple bat actuellement de l’aile, si votre époux(se) a une faible estime de soi, a du mal à faire confiance, gère difficilement sa jalousie, etc., cela n’est guère conseillé. Quoi qu’il en soit, un tel aveu doit être porté par une intention très claire : ne pas faire de chantage, être animé par une authentique charité, parler avec délicatesse.

En tant que prêtre, ai-je à craindre de tomber amoureux un jour ?

D’abord, rappelons-nous ce que nous évoquions plus haut : la vertu est un juste milieu entre deux contraires. Si le désordre amoureux est à rejeter, il faut aussi craindre le dessèchement du cœur. Lisez à ce sujet le beau témoignage que donne le père Garrigues dans son ouvrage autobiographique. Il n’est pas rare que l’on prenne pour vertu ce qui est simplement une négation, voire une amputation de l’affectivité (soit par intellectualisme, soit par volontarisme). Mais ces pseudo-vertus peuvent s’affaisser et donc se démasquer lorsque survient une forte tentation ou en cas d’aridité profonde et prolongée.

Maintenant, un prêtre, une personne consacrée ne tombent pas amoureux sans raison. David n’a pas été attiré par Bethsabée seulement parce qu’il l’a trouvée belle. La Bible nous dit qu’il n’était pas parti avec son armée comme le doivent tous les chefs (2 Sm 11,1). L’acédie (la tristesse spirituelle, la fuite du devoir d’état) a fait le lit (c’est le cas de le dire) de sa luxure. De même, le sentiment amoureux survient plus aisément chez le consacré qui n’est plus épanoui par son ministère, s’embourgeoise dans sa vie spirituelle et pastorale, se donne moins ou au contraire se donne beaucoup sans se ressourcer (ce qui peut le conduire au burnout).

Dans le couple aussi, la survenue d’un sentiment amoureux vis-à-vis d’une autre personne est le plus souvent révélatrice d’un dysfonctionnement, d’une frustration innommée.

Peut-on aussi être amoureux(se) « en pensées » ?

Aujourd’hui, nous avons tendance à réduire le péché au passage à l’acte. Or, dans le « Je confesse à Dieu », nous parlons des péchés non seulement en action et en parole, mais en pensée. Distinguons toutefois la pensée involontaire de la pensée volontairement entretenue, par exemple dans la rêverie. Celle-ci survient d’ailleurs à des moments privilégiés, de moindre défense – le matin ou avant de se coucher, mais aussi en début d’après-midi – et dans des lieux privilégiés, solitaires, comme le lit. Voilà pourquoi saint Ignace conseillait de se lever dès que l’on est réveillé.

De plus, ce n’est pas parce la rêverie amoureuse est dénuée de désir sexuel qu’elle est humanisante. Cet imaginaire romantique (qui est une caractéristique plus féminine) ne fait pas seulement vivre hors réel, il fait croire que le rêve est réalité.

Deux conseils pour les célibataires : revenir à la réalité sans interpréter (le beau brun rencontré lors de la soirée s’est contenté de vous sourire, il ne vous a pas demandée en mariage) ; décrypter les besoins présents dans toute rêverie (consolation, reconnaissance, communion, etc.) et les nourrir de manière vertueuse.

Pascal Ide

9.12.2017
 

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