Espérer contre toute espérance. Une étoile dans la ténèbre du Mordor

L’« espérance céleste – écrit Kierkegaard – commence précisément quand celle de la terre défaille, impuissante et désespérée [1] ». Telle est peut-être l’intuition spirituelle la plus profonde qui inspire le grand roman du grand catholique, J. R. R. Tolkien. Le Seigneur des anneaux.

 

Ce conte fantastique est un roman de l’espérance, et de cette véritable espérance qui se conquiert au-delà de l’espoir comme du désespoir [2]. Un moment, alors que tout semble perdu, Aragorn dit à Legolas et Gimli : il ne faut jamais renoncer, « avec ou sans espoir [3] ». Certes, la quête de Frodon consiste extérieurement en la destruction de l’Anneau de puissance dans les mines de la Montagne du Destin où il fut forgé ; mais, bien plus, elle est un cheminement intérieur de résistance à la tentation de l’Anneau et de persévérance dans l’espérance de la réussite alors que tout espoir humain s’est enfui. La grandeur de Frodon et de Sam devant qui les plus grands s’agenouillent (Aragorn et Gandalf) consiste justement dans le fait d’avoir « espéré contre toute espérance » (Rm 4,18).

C’est ce que montre, de manière fugace mais très symbolique, un bref passage de la fin du roman. Frodon se retrouve avec son fidèle Sam en plein territoire ennemi. Tous deux sont profondément affectés, esseulés dans ce Mordor où les habitants comme la nature ne sont qu’hostilité. Mais, encore davantage, ils sont intérieurement rongés par la peur permanente, que fait peser sur eux l’Œil de Sauron et par la tentation de plus en plus pesante de l’Anneau de puissance ; sans rien dire des multiples épreuves passées (de la trahison de Boromir à la dissolution de la Communauté et l’éloignement, en passant par la perte de Gandalf) et de la blessures toujours douloureuse (infligée par la lame du Nazgül). Enfin, ne possédant aucune information extérieure, les deux héros ignorent tout du retour de Mithrandir le Blanc et de la lutte acharnée de leurs amis contre le Seigneur Ténébreux. Bref, tout espoir de réussite est presque réduit à néant.

Or, une nuit, alors que Frodon plonge dans un sommeil tourmenté, Sam qui veille face à la terrible plaine de Morgoroth, lève les yeux au-dessus de l’Ephel Duath à l’ouest.

 

« Là, Sam vit, pointant au milieu des nuages légers qui dominaient un sombre pic haut dans les montagnes, une étoile blanche et scintillante. Sa beauté lui poignit le cœur, tandis qu’il la contemplait de ce pays abandonné, et l’espoir lui revint. Car, tel un trait, net et froid, la pensée le transperça qu’en fin de compte l’Ombre n’était qu’une petite chose transitoire : il y avait à jamais hors de son atteinte de la lumière et une grande beauté. Son chant dans la Tour avait été plutôt un défi que de l’espoir ; car alors, il pensait à lui-même. A présent, pendant un moment, son propre destin et même celui de son maître cessèrent de l’inquiéter. Il se glissa de nouveau sous les ronces et s’étendit à côté de Frodon ; et, rejetant toute crainte, il se laisse aller à un profond et paisible sommeil [4] ».

 

Une confirmation inattendue – qui nous manifeste le superbe mais discret ordonnancement de la mythologie subcréée par Tolkien – est fournie par l’origine de l’étoile que nous dévoile l’appendice et qui est développée dans la mythologie du Silmarillion : l’étoile fut placée dans le ciel, justement, « en signe d’espoir pour les habitants de la Terre du Milieu soumis à l’oppression de l’Ennemi [5] ».

 

Quand tout espoir humain est mort, alors peut naître l’invisible espérance théologale, cette vertu qu’admirait tant Péguy : « La foi ça ne m’étonne pas. […] J’éclate tellement dans ma création. […] Mais l’espérance, dit Dieu, voilà ce qui m’étonne [6] ». C’est ce qu’affirmait, non sans excès, le philosophe protestant Jacques Ellul :

 

« L’espoir est la malédiction de l’homme. Car l’homme ne fait rien tant qu’il croit qu’il peut y avoir une issue qui lui sera donnée. Tant que, dans une situation terrible, il s’imagine qu’il y a une porte de sortie, il ne fait rien pour changer la situation […]. L’espoir effroyable distillé par le marxisme que l’histoire a un cours qui débouche nécessairement sur la société socialiste […]. L’espérance au contraire n’a de lien, de sens, de raison que lorsque le pire est tenu pour certain [7] ».

Pascal Ide

[1] Sören Kierkegaard, « La persévérance dans l’attente », Dix-huit discours édifiants, IV, 117, in Œuvres complètes, tome 6, trad. Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Paris, Ed. de l’Orante, 1979, p. 196.

[2] Cf. le bel article de Mazas Franck, « Les hérauts de l’Espérance », 2006. Site, consulté le 24 juin 2019 : http://www.tolkiendil.com/essais/religion/herauts_esperance

[3] John Ronald Reuel Tolkien, Le Seigneur des anneaux. 2. Les deux tours, L. III, 1, trad. Francis Ledoux, coll. « Presses Pocket » n° 2657 à 2659, Paris, Christian Bourgois, 1972-1973, tome 2, p. .

[4] John Ronald Reuel Tolkien, Le Seigneur des anneaux. 3. Le retour du roi, L. VI, 2, tome 3, p. 268-269.

[5] Appendice A, I.

[6] Charles Péguy, Le porche du mystère de la deuxième vertu, in Œuvres poétiques complètes, éd. Marcel Péguy, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1957, p. 531 et 534.

[7] Jacques Ellul, L’espérance oubliée, Paris, Gallimard-NRF, 1972, p. 186.

23.6.2019
 

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