Du don au Donateur. La pédagogie de la prière de demande

Dieu veut nous épouser. Le désir le plus profond du Seigneur vis-à-vis de nous est que nous entrions avec lui dans une alliance totale, dans une relation de communion intime, dans un échange des cœurs, ce que la Bible exprime dans un mot qui est beaucoup plus qu’une métaphore : les noces. Or, pour accéder à cette union mutuelle, il nous faut entrer dans la réciprocité : donner et recevoir. Et la réception dessine un chemin : passer du don au Donateur. Ce chemin se manifeste singulièrement dans la prière de demande. En effet, par celle-ci, nous demandons beaucoup de biens à Dieu. Or, si Dieu y répond bien volontiers, son désir est de nous donner plus : Lui-même. En ouvrant sa main, il veut nous conduire à son cœur.

1) La guérison du sourd-muet

C’est ce qu’atteste l’attitude de Jésus face aux demandes de guérison qui lui sont adressées. Prenons l’exemple de la guérison du sourd-muet (cf. Mc 7,32-37), nous aidant d’un profond commentaire du pape Benoît XVI [1]. De prime abord, la finalité de cet épisode est le bien particulier de la guérison, autrement dit un don distinct du Donateur. En effet, le récit souligne les gestes singuliers que Jésus pose : placer les doigts dans les oreilles et toucher la langue avec sa propre salive. Comme les organes touchés sont ceux qui sont malades, Jésus semble donc attirer notre attention sur la guérison qu’il opère. Pourtant, deux autres groupes de faits, souvent négligés ou insuffisamment interprétés, enrichissent considérablement ce récit et en déplacent notablement le centre de gravité.

 

  1. Le premier groupe concerne la relation entre Jésus et le patient.

Tout d’abord, Jésus choisit le lieu de la guérison : il est dit que « Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule ». Or, commente Benoît XVI, « le choix d’emmener le malade à l’écart fait en sorte que, au moment de la guérison, Jésus et le sourd-muet sont seuls, liés dans une relation particulière ». De plus, les gestes de Jésus sont inédits : jamais il n’a agi ainsi, jamais il ne refera de même ; il signale ainsi l’unicité de la rencontre et de la personne. Ensuite, la parole de Jésus nous est rapportée dans sa langue originale « Effatà » ; or, la parole est, avec le corps (le langage non-verbal), l’expression la plus profonde de l’être. Plus encore, Jésus joint une parole et un geste ; or, c’est la structure même du sacrement qui conjugue toujours la matière d’un geste sensible touchant le bénéficiaire et la forme d’une parole prononcée par le ministre. Mais le sacrement est un signe efficace de la grâce, autrement dit de la présence de Dieu se donnant lui-même. Les sacrements de l’Église prolongent les gestes parlés et efficaces de Jésus pour les communiquer à tous les hommes de tous les temps, de tous les lieux et de toutes les cultures. Il nous est ainsi suggéré une nouvelle fois que Jésus veut se donner en personne au sourd-muet. Enfin, Jésus donne sa salive. Certes, celle-ci concrétise la guérison en évoquant l’organe qui sera assaini. Mais il se dit aussi autre chose : cette secrétion est émise par le corps vivant du Sauveur, donc est quelque chose de lui-même. Il y a plus encore. Jamais, dans la vie courante, nous ne communiquons cette « humeur » si personnelle qu’est notre salive – sauf dans le baiser bouche-à-bouche. Mais ce baiser est un des actes de l’amour, celui sur lequel s’ouvre le Ct (1,1), l’acte par lequel la personne signifie le don qu’elle fait d’elle-même : en donnant son souffle et sa salive, l’aimant dit à l’être aimé qu’il lui donne sa propre vie.

Par conséquent, tout indique que l’intention profonde de Jésus et donc la finalité de la rencontre ne sont pas seulement ni d’abord le don de la guérison, mais le don de sa présence : à travers et au-delà du don, c’est le Donateur qui aspire profondément à se donner, et à être reconnu. Voilà pourquoi le pape parle de « l’intensité de l’attention de Jésus » ; or, le cœur de l’attention est l’amour qui, selon le mot de Louis Lavelle, est « pure attention à l’existence de l’autre ». Assurément, Jésus guérit et accomplit un miracle. Mais cette guérison et ce miracle, en leur fond, sont un acte d’amour, c’est-à-dire expriment le don que Dieu fait de lui-même à l’homme et à chaque homme.

Précisons encore. Cet acte n’est évidemment pas un geste de pitié condescendante ; mais ce n’est pas non plus seulement un geste de compassion, avec tout ce que celle-ci comporte d’unidirectionnalité et de non-commutativité. Mais il s’agit d’un acte d’amour appelant la réponse et donc la relation mutuelle. En effet, la parole de Jésus emploie un verbe riche de sens : « Ouvre-toi ! » ; or, l’ouverture n’est pas neutre, anonyme, il n’y a pas plus d’ouverture en général qu’il n’y a d’acte humain sans objet. La bonne question est-elle : à quoi le sourd-muet est-il invité à s’ouvrir ? Ou bien : à qui ? Jésus aspire donc, à travers le don, non seulement à être rencontré comme personne, mais aussi à un retour d’amour, donc à une communion. Mais nous n’avons pas épuisé le contenu de cette scène.

 

  1. Un second groupe de faits concerne la relation de Jésus à son Père.

Jésus tourne, en effet, ses yeux vers le ciel qui est symbole du Ciel, donc du Très-Haut, donc, pour Jésus, de son Père qui est aux cieux. Souvent, cette relation est relue comme une attitude de demande par laquelle Jésus adresse une requête à son Père. Autrement dit, l’objet de la prière serait la guérison du sourd-muet. La différence entre sa prière et la nôtre résiderait donc non pas dans son contenu, mais dans sa confiance indéfectible vis-à-vis du Donateur. Si l’on se fie à l’interprétation développée ci-dessus, ne serait-il pas étonnant que Jésus adopte une attitude plus superficielle à l’égard de Celui qui lui est tout qu’à notre égard ? Non, il nous est ici signifié beaucoup plus : dans la demande qu’il adresse au Père, le Fils incarné est tout entier centré non pas seulement sur le don qu’assurément, il lui communiquera, à savoir le pouvoir de guérir, mais sur la Personne du Donateur. Deux faits l’attestent.

Le premier est un geste de Jésus qui n’a pas encore été évoqué : « il soupira » (v. 34). Or, remarque le pape, « l’émission du soupir est décrite à travers un verbe qui, dans le Nouveau Testament, indique l’aspiration à quelque chose de bon qui manque encore (cf. Rm 8,23) ». Mais le manque en question n’est pas seulement la privation de la santé ; il renvoie à une carence beaucoup plus fondamentale qui ne sera comblée qu’au terme : ontologique rime ici avec eschatologique. De plus, le passage de l’épître aux Romains qui vient d’être cité est l’un des deux grands développements pauliniens concernant l’Esprit (cf. Rm 8 et Ep 5). L’Esprit qui habite nos profondeurs est celui qui nous fait nous écrier « Abba, Papa », donc celui qui modèle notre être filial en nous introduisant dans la vie intime de la Trinité. D’ailleurs, ce soupir n’est pas l’émission de n’importe quel souffle, mais d’un souffle venant du plus profond de nous-même : pour soupirer, il faut d’abord avoir pris une large inspiration. Or, c’est le propre de l’Esprit de « sonder tout, même les profondeurs de Dieu » (1 Co 2,10). Ce soupir évoque donc l’Esprit, Esprit d’amour qui unit le Père au Fils autant qu’il est émis par leur union. Cette union évoque d’ailleurs le baiser où un certain nombre de commentaires patristiques et médiévaux du Cantique n’hésitaient pas à lire la présence implicite de la troisième Personne divine. Tout converge donc pour exprimer la relation éminemment personnelle de Jésus à son Père dans l’Esprit.

La seconde donnée réside dans l’exclamation admirative de la foule face au miracle : « Tout ce qu’il fait est admirable » (v. 37). Or, ce cri « rappelle le jugement de la création au début de la Genèse » : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1). Une nouvelle fois, nous sommes reconduits à Dieu même, ici au Créateur. Et le « Père qui a fait le ciel et la terre » peut aussi le refaire en rétablissant la santé. De même donc que l’action de grâces remonte jusqu’au Père, de même la demande présentifie le Père, c’est-à-dire rend présent non seulement le don mais le Donateur.

Ainsi, sans nul didactisme, Jésus enseigne par son attitude filiale le cœur même de toute prière de demande : la demande qui touche le cœur du Donateur (qui, ultimement, est toujours le Père, « l’Amour dans la source ») est que, tout en formulant un contenu (« Seigneur, fais que je vois ! »), elle ne se polarise pas sur celui-ci, mais remonte du don demandé au Donateur. Que, loin de s’hypnotiser sur la pièce qui atterrit dans la main, le regard se lève et croise les yeux aimants qui en sont la source. Bref, qu’il préfère inconditionnellement le Bienfaiteur à son bienfait, si désirable et si attendu soit-il. Jésus nous apprend ainsi que, avant d’être utile, la prière de demande est avant tout une rencontre gratuite et interpersonnelle. Dieu donne parce qu’il aime ; mais il donne aussi et d’abord pour être aimé et que nous l’aimions. Assurément, cette communion n’est pas symétrique, nous avons tout à recevoir du Donateur, mais dans un échange cœur à cœur : tel est le propre du fils aimant. Pour reprendre la typologie que l’on peut tirer de la parabole de l’enfant prodigue (cf. sur le site : « La liberté à la lumière du don. Une lecture de la parabole de l’enfant prodigue »), la demande centrée sur le don relève d’une attitude servile, serve, asservie (« Je n’ai pas ce que je suis »), celle centrée sur le Donateur relève de l’attitude filiale qui seule est libre (« J’ai ce que je suis »).

2) La guérison de Lazare

L’épisode de la résurrection de Lazare (cf. Jn 11,1-44) illustre aussi cette double communion (hiérarchisée) de Jésus avec le malade, qui est ici son ami, et avec le Père. Il confirme aussi ce lien intime entre prière de guérison et prière de Jésus au Père. Enfin et surtout, il tresse étroitement le don de la guérison et celui de la personne même du Donateur. Voici comment le Catéchisme de l’Eglise catholique relit la prière de Jésus dans le récit de la résurrection de Lazare : « Portée par l’action de grâce, la prière de Jésus nous révèle comment demander : avant que le don soit donné, Jésus adhère à Celui qui donne et Se donne dans ses dons. Le Donateur est plus précieux que le don accordé, il est le “Trésor”, et c’est en Lui qu’est le cœur de son Fils; le don est donné “par surcroît” (cf. Mt 6,21.33) [2] ».

En fait, Benoît XVI cite ce passage dans l’audience que nous commentions : « Chers frères et sœurs, en lisant ce récit, chacun de nous est appelé à comprendre que dans la prière de requête au Seigneur, nous ne devons pas nous attendre à un accomplissement immédiat de ce que nous demandons, de notre volonté, mais nous confier plutôt à la volonté du Père, en lisant chaque événement dans la perspective de sa gloire, de son dessein d’amour, souvent mystérieux à nos yeux. C’est pourquoi, dans notre prière, la requête, la louange et l’action de grâce devraient se fondre ensemble, même lorsqu’il nous semble que Dieu ne répond pas à nos attentes concrètes. S’abandonner à l’amour de Dieu, qui nous précède et nous accompagne toujours, est l’une des attitudes de fond de notre dialogue avec Lui » Suit la citation du Catéchisme. Il continue : « Cela me semble très important : avant que le don ne soit donné, adhérer à Celui qui donne ; le donateur est plus précieux que le don. Pour nous aussi, par conséquent, au-delà de ce que Dieu nous donne lorsque nous l’invoquons, le don le plus grand qu’il peut nous offrir est son amitié, sa présence, son amour. Il est le trésor précieux à demander et à garder toujours [3] ».

3) Sortir de la dépendance

Tirons-en trois conséquences.

Tout d’abord existe un lien profond entre les deux sens du terme gratuit : libre et désintéressé. En effet, en demeurer au don rend tôt ou tard dépendant. Après une guérison, la personne guérie en demande une autre. En revanche, s’attacher au Donateur affranchit de l’utilitarisme qui fait le lit de la dépendance. En effet, nous l’avons vu, toute la pédagogie de la prière impétratoire (le nom savant pour la prière de demande !) est de faire découvrir à l’homme le cœur aimant derrière ces dons. Ce faisant, nous sortons de l’attitude narcissique par laquelle nous convoitons le don pour nous. Profonde est, de ce point de vue, la remarque de saint Thomas selon laquelle nous aimons le bien d’un amour de convoitise (c’est-à-dire captatif) et l’aimé d’un amour d’amitié (c’est-à-dire oblatif). Or, pour passer du don au Donateur, le chemin le plus court, voire le seul chemin, est l’alternance pondérée de la présence et de l’absence, du plein et du vide, de l’approche et du retrait. Telle est l’une des raisons pour lesquelles Dieu ne répond pas immédiatement à toutes nos demandes : si toutes nos requêtes étaient exaucées, nous attacherions-nous au Donateur ou seulement aux dons qu’il nous fait ?

4) La conversion est guérison

Il nous est dit une autre vérité de grande portée : la conversion à Dieu guérit notre être en profondeur. En effet, la guérison, qui est relation à soi-même, n’est pas juxtaposée à la conversion, qui est la rencontre avec Jésus. De même que, dans son action, Jésus noue étroitement « compassion avec les hommes » et « amour du Père », de même l’on ne peut séparer guérison et conversion. Disons plus. De même que, chez Jésus, la relation au Père est source permanente de son être et de son agir, de sorte que sa relation éternelle à son Père est source de sa communication ad extra avec les hommes, de même notre guérison authentique jaillit de notre conversion à Dieu, c’est-à-dire de notre communion aimante au Père. C’est ce que signifie une parole étonnante de Benoît XVI au terme de son commentaire de la première guérison : « Ces deux relations se rencontrent : la relation humaine de compassion avec l’homme, qui entre dans la relation avec Dieu, et devient ainsi guérison ». Le pape montre d’abord que la compassion est une relation à trois termes : en amont, « la relation avec Dieu », en son essence, « la relation humaine » d’amour « avec l’homme », en aval, « la guérison ». Or, pour signifier cette connexion, il emploie un terme qui lui est cher, car il relève du champ lexical de la transformation : la compassion « devient ainsi guérison [diventa così guarigione] ». Autrement dit, l’amour de compassion qui lui-même branche l’homme sur Dieu, se transforme en guérison : l’amour est une puissance transformante qui possède une efficacité curative. En nous transformant en l’Aimé divin, l’amour nous métamorphose au plus intime de nous-même et nous assainit radicalement.

5) L’adoration, principe et terme de toute prière

Enfin, tout ce que nous venons de dire à propos de la prière de demande peut être élargi à deux autres formes de prière : la louange et la repentance.

Souvent, nous remercions Dieu pour ce qu’il fait, mais non pour ce qu’il est. Notre bénédiction manque de gratuité. Or, la foi invite à distinguer les deux aspects : « pour s’avancer vers lui, il faut croire qu’il existe et qu’il récompense ceux qui le cherchent » (He 11,6). La pédagogie divine est ainsi de nous conduire de l’action de grâces pour le Dieu qui s’est montré rémunérateur à la louange pour Dieu lui-même.

Souvent aussi, dans notre contrition, nous nous tournons vers le pardon divin dont nous avons besoin, mais nous nous focalisons sur nos péchés ou notre aveu, sans remonter jusqu’au « Dieu riche en miséricorde » (Ep 2,4). Nous écoutons les paroles de l’absolution et accomplissons notre réparation (ce qui est très louable), mais nous n’entendons pas la fête que le Père a organisée pour notre retour (cf. Lc 15,11-32).

Seule la quatrième et dernière forme de prière, l’adoration, guérit de la tentation narcissique latente dans les trois autres – la demande, la pénitence et la louange. Que l’adoration nous ouvre à Dieu (et non pas seulement à ses dons), l’étymologie nous en avertit. Les termes latins ad os conjuguent le substantif « bouche » (os), qui est la figure métonymique de la parole et de toute la personne, avec la préposition directionnelle ad, « vers », pour dire que l’être est tout tourné vers Dieu. Dans la prière latreutique (autre nom savant, ici pour dire l’adoration), nous épousons le mouvement du Verbe éternel dont le prologue de saint Jean nous dit qu’il est « pros ton Théon : tout tourné vers le Père » (Jn 1,2).

Notre retour vers Dieu s’effectue par quatre chemins complémentaires qui sont autant de prières : l’adoration, la bénédiction (louange), la demande, la contrition (pénitence). L’adoration est donc le principe et le terme de toute oraison.

Pascal Ide

[1] Benoît XVI, Audience générale, mercredi 14 décembre 2011.

[2] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2604.

[3] Benoît XVI, Audience générale, mercredi 14 décembre 2011. Le commentaire des deux récits de guérison est tiré de cette même catéchèse.

6.12.2019
 

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