Donné-donnant ou le secret du don

Témoignage pour un ouvrage collectif canadien paru début 2001 en vue de préparer les JMJ Toronto 2002 : Martin Laflamme

Le secret du bonheur se résume en un des mots les plus brefs, mais aussi les plus beaux de la langue française : don. Et puisque l’on m’a demandé de vous donner un témoignage, au lieu de vous faire un cours, je vous livrerai mon expérience, mes convictions à travers une image, deux lumières et trois chemins.

– Une image :

L’image qui s’impose toujours à moi lorsque je parle de don est celle d’une extraordinaire montagne de sel, rencontrée lors d’un voyage. Vue d’en bas, celle-ci ressemblait à un moutonnement blanc, comme des vagues d’écumes se chevauchant jusqu’à une centaine de mètres de hauteur. Mais, en grimpant sur cette montagne immaculée, vue d’en haut, celle-ci m’est apparue différente. Elle est née, il y a longtemps, d’un ruisseau d’eau chaude très riche en sels. S’écoulant le long de la falaise, le cours d’eau a créé des sortes des concrétions en forme de vasque qui, une fois remplies, débordaient et formaient, plus bas, d’autres réceptacles. On me précisa que des personnes se baignaient dans ces petites piscines et y trouvaient soulagement pour leur problèmes articulaires.

Depuis, cette montagne est devenue pour moi le symbole du don. Souvent, en effet, on le résume au don de soi. Mais celui-ci n’est que le troisième temps d’un mouvement qui en comporte trois. Le premier consiste à recevoir le don : cela correspond à la vague supérieure ; le second à l’intérioriser, y demeurer : cela correspond à la vasque ; le troisième, enfin, à donner à son tour, mais comme par débordement : cela correspond au moutonnement inférieur.

– Deux lumières :

Cette intuition selon laquelle le don est un moteur non pas à un temps (se donner), ni même à deux (recevoir-donner), mais à trois temps (accueillir-garder-donner) se fonde d’abord sur un des passages de l’Ecriture qui me parle le plus. Ce texte, cent fois parcouru et médité, m’est apparu de manière nouvelle lors d’un pélerinage à Ephèse, en Turquie, où j’accompagnais un groupe. Nous arrivons, à l’écart des circuits touristiques, dans la Basilique où, ô grâce, Jean l’Evangéliste est enterré. Après avoir un peu parlé du Disciple Bien-Aimé, je propose de prendre un temps de prière auprès de sa tombe. Je me dis qu’il serait bien de nourrir la méditation par un texte de saint Jean. Lequel choisir ? Ouvrant la première épître, mon regard se porte alors, presque par hasard, sur le passage suivant que je leur lis : « Dieu est Amour. En ceci s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde. […] Bien-Aimés, si Dieu nous a tant aimés, nous devons, nous aussi nous aimer les uns les autres. A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui et lui en nous : il nous a donné de son Esprit. » (1 Jn 4,8-11)

Ce texte est à la fois, à mon sens, comme un condensé où l’Aigle de Patmos nous livre toute la sagesse de sa contemplation et un résumé trinitaire de toute la théologie du don : Jean contemple d’abord le Dieu-Amour et Père qui manifeste son amour en donnant tout, c’est-à-dire son Fils, son Unique (premier temps) ; puis, dans cette lumière bénie (l’Apôtre reprend : « si Dieu nous a tant aimés »), il nous invite à demeurer dans l’amour, par son Esprit (second temps), et à nous aimer les uns les autres, c’est-à-dire à nous donner (troisième temps). Dès lors, le don de soi n’est plus un devoir, mais une gratitude, la réponse émerveillée à l’Amour qui le premier nous aima : l’amour est de l’ordre de la surabondance, comme la vasque qui déborde. Saint François qui ne vivait que de cette parole le criait dans les rues d’Assise dans une formule encore plus brève : « L’Amour n’est pas aimé. » Je tombai à genoux sur la dalle tombale de Jean tant cette prise de conscience unificatrice m’illumina. Elle continue à m’éclairer et m’habiter aujourd’hui.

Un second texte est aussi décisif pour moi. Il y a huit ans, les éditions Saint-Paul m’ont demandé un livre sur le corps. Ne connaissant pas le sujet, je me suis constamment posé la question : « Qu’est-ce que le corps humain ? Quelle en est la spécificité par rapport au corps animal ? Quel est le projet de Dieu sur le corps humain ? Quelle sagesse y a-t-il déposé ? » Je lus un certain nombre de livres, rencontrai et fis un certain nombre d’hypothèses dont aucune ne me parut vraiment satisfaisante. L’échéance arrivait où je devais rendre le manuscrit, mais je ne voyais pas clair. Jusqu’au jour où, dans une discussion avec un spécialiste de Vatican II, celui-ci remarqua qu’il y avait une phrase du concile que, probablement, Jean-Paul II citait plus que toute autre : « …l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même. » Nouvelle trouée de lumière : ce qui caractérise le corps humain, c’est le don. Or, le texte du concile articule les trois temps du don : le don reçu (« l’homme voulu pour lui-même ») ; le don accueilli (« se trouve ») ; le don de soi (« par le don désintéressé »). De même, le propre du corps humain était d’exprimer le don et d’en vivre : être reçu, accueilli et offert comme un don.

Etre heureux, c’est donc se donner, sans retour, sans retard et sans restriction (troisième moment du don) ; mais se livrer suppose que l’on soit soi-même, c’est-à-dire maître de soi, affectivement et intellectuellement autonome, sachant vivre seul sans être solitaire, bref bon ami de soi-même (second moment du don) ; enfin, être soi suppose que l’on ait assez reçu, notamment d’affection, mais aussi d’éducation, d’instruction, etc. (premier moment du don). La psychologie retrouve ce rythme à trois temps, lorsqu’elle montre que la maturation intérieure passe par trois stades : la dépendance où l’on reçoit tout de son entourage, surtout de ses parents (le premier temps, caractéristique de l’enfance) ; l’indépendance, c’est-à-dire l’autonomie, la capacité à penser, à sentir, à décider par soi-même (second temps, caractéristique du jeune adulte) ; et l’interdépendance : nous ne sommes pas faits pour vivre seul (second temps), ni dans la fusion (premier temps), mais dans l’alliance, l’amitié, la communion, où chacun respecte l’autre et cherche à construire un bien commun fécond (troisième temps, caractéristique de l’adulte engagé).

– Trois chemins :

Mais comment vivre le bonheur de se donner ? J’aime bien dire que la sagesse du don consiste à s’égaler à lui. L’expression « s’égaler », que j’emprunte à un philosophe français, Maurice Blondel, résonne étrangement. Néanmoins, je l’aime bien car elle embrasse les deux ouvertures : aussi bien au don reçu, en amont (le premier temps) qu’au don offert, en aval (le second temps). S’égaler, c’est donc accueillir pour donner dans la joie d’avoir reçu.

Or, il y a trois grandes sortes de don : la nature, les autres, Dieu. Donc trois chemins à parcourir, tous les jours.

Quel cadeau que la nature : le cosmos, la vie ! Je me souviens encore de ma première année de médecine. Non pas parce que j’en ai souffert. Au contraire, je n’avais même pas l’impression de peiner à apprendre tellement j’étais émerveillé de tout ce que je découvrais de la vie, en biophysique, en biochimie, en biologie cellulaire, en génétique, etc. : c’était pour moi une fête de tous les jours. Quel fut aussi mon bonheur lorsque, jeune prêtre, mon évêque me proposa d’enseigner la philosophie de la nature au séminaire. Jamais les sciences n’ont autant permis qu’aujourd’hui d’admirer la sagesse exubérante de la création (Rm 1,20). Autre cadeau : je fus nommé vicaire à la paroisse de la Sainte Trinité à Paris dont l’organiste titulaire était encore Olivier Messiaen. J’ai appris de cet immense chrétien doublé d’un compositeur génial à m’émerveiller des chants d’oiseau dans leur biotope et, plus généralement de la nature. M’égaler à ce don, pour moi, c’est en rendre grâces, à l’image du Poverello d’Assise contemplant la nature surgissant, neuve, à chaque instant, des mains du Père ; c’est respecter mon corps, ses besoins de sommeil, de nourriture, de sport, etc. ; c’est aussi me tenir au courant de ce que les sciences nous en disent et proposer une philosophie de la nature centrée sur le don du cosmos : celui-ci qui a même racine que cosmétique (!), ne dit-il pas aussi la beauté de la nature ?

Second cadeau : l’autre. Pour moi, prêtre, m’égaler au don que sont les personnes, rencontrées quotidiennement, accompagnées, réconciliées, c’est d’abord les écouter. J’ai fait l’expérience que cette écoute est comme un résumé de l’Incarnation : comme Jésus qui se dépouille de la gloire divine (Ph 2,6), il me faut d’abord me dépouiller de ce que je crois savoir, creuser en moi une place pour accueillir l’autre le plus possible, sans obstacle : ce qu’il a à me dire ou me montrer, ce qu’il est ; comme Jésus qui se penche vers nous par amour, il me faut aussi m’ouvrir ou plutôt me laisser ouvrir et aimer : non pas d’un amour de simple sympathie, mais d’un amour de charité, comme Dieu aime, c’est-à-dire en voulant que l’autre soit en Dieu ou que, s’il y est, il y demeure, comme dit saint Thomas d’Aquin. Alors, dans cette attitude d’écoute qui ne doit être qu’humilité et amour, je fais l’expérience d’une fécondité, d’un vrai don : il peut ou non sourdre en moi une parole qui n’est pas de moi, à la mesure de ma disponibilité à l’Esprit Saint  ; certes, s’il y a besoin, cette parole mobilisera telle ou telle compétence acquise, tel savoir fait mien, mais elle le fera sans emprise ou rassurement, de manière créative et ajustée : alors, elle rejoindra en lui, à mon insu, et parfois à la sienne dans le temps de l’entretien, ce qui m’échappera toujours. Et si, pour désigner ce don, l’on revenait au beau mot de prochain que ces dernières décennies ont supplanté au profit du lointain autrui ?

Enfin, troisième don : Dieu, le Don en Personne. Et, pour moi, prêtre, accueillir le don qu’est Dieu, c’est d’abord vivre de l’Eucharistie. En méditant saint Ignace, notamment à travers la lecture qu’en propose le père Gaston Fessard, j’ai progressivement mieux compris que ce que j’avais la grâce de célébrer tous les jours était l’acte de liberté par excellence du Fils : ayant tout reçu de son Père, il nous aimait jusqu’à l’extrême (Jn 13,1) en livrant son corps et en versant son sang. Comment m’égaler à un tel don ? D’abord faire mien cet acte de liberté souverain de Jésus qui, le Jeudi Saint, promet et tient ce qu’il fera le lendemain, sur la Croix : c’est au pied du Crucifié que je reçois le plus de lumière. Puis, essayer, avec la grâce que seule donne l’Esprit, de fuir l’égoïsme, la jalousie, l’avarice qui se crispe sur ma grande richesse, mon temps, et me donner à mon tour, sans compter, notamment, en essayant de me laisser déranger à l’improviste. J’ai toujours été frappé de ce que sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ne passait rien à ses novices en matière de pureté de don de soi. Bref, « devenir eucharistie », comme dit saint Paul.

Et si, pour conclure, nous faisions un petit exercice pratique. Vous venez de lire ce témoignage. Arrêtez-vous un instant ; demandez-vous ce que vous avez reçu ; et si vous estimez avoir cueilli quelque chose, pourquoi ne pas rentrer dans ce grand dynamisme du don et vous demander : comment m’égalerai-je au don qui m’a été fait ? Ou, si cette formule ne vous dit encore rien, prenez saint Jean de la Croix : « L’amour ne se paye que par l’amour. » Ou, mieux encore, l’Evangile : « Vous avez reçu gratuitement ; donnez gratuitement. » Que désirez-vous donner ?

Pascal Ide, le 4 octobre 2000, fête de François d’Assise

22.9.2019
 

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