De l’acédie à l’espérance. Sérotonine de Michel Houellebecq

Je fais partie de ces lecteurs qui, n’en déplaise à ses multiples contempteurs, pensent que Sérotonine, le dernier roman de Michel Houellebecq [1], trouve son sens dans ses deux, pardon, trois, derniers paragraphes. Comme le « Rosebud » final de Citizen Kane, ils ouvrent l’ensemble de l’œuvre en la fermant. Ainsi que de nombreuses critiques, négatives ou positives, citons-les in extenso :

 

« Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs.

« Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut être, à ce point, explicite ?

« Il semble que oui » (p. 347).

 

À ceux qui seraient tentés d’ensevelir ces paragraphes sous les centaines de pages antécédentes de profession nihiliste, il suffirait de rappeler que cette coda est préparée par les multiples références explicites et nullement décoratives ou dépressives à l’existence de Dieu (Henri Hude a compté pour nous : « Les thèmes de Dieu et de la foi au Christ reviennent trois douzaines de fois dans Sérotonine [2] »).

Mais il y a plus. Dans l’universelle dépression – ou plutôt emprise des libérateurs de sérotonine (cf. p. 12) – touchant l’anti-héros et son auteur, l’individu et la société, l’homme et la nature, le désir sexuel et le désir de l’autre, deux aspirations demeurent heureusement intouchées : l’inclination à l’amour et l’inclination à la beauté. En effet, Houellebecq-Labrouste écrit un moment quelque chose comme l’amour seul est digne de foi. Voire, dans une convergence encore plus inattendue avec le génial opuscule de l’immense théologien suisse, le romancier qui se fait ici essayiste, fait de la via amoris et de la via pulchritudinis les deux chemins encore carrossables donnant accès à l’espérance de l’Absolu. Dès lors, là où le lectorat de gauche lit une dénonciation amère du nihilisme contemporain et le lectorat de droite (chrétienne) une condamnation bienvenue du matérialisme postmoderne, je serais plutôt enclin à décrypter cette forme oubliée et pourtant omniprésente d’anti-amour qu’est l’acédie. Celle-ci ne se caractérise-t-elle pas par la tristesse spirituelle – dans la Somme de théologie, saint Thomas y discerne un péché contre le premier fruit de la charité qu’est la joie [3] – et l’incertitude – terme clé de l’auteur – généralisée vis-à-vis de l’avenir et même du présent ?

 

Reste à évaluer la présence de détails et de scènes crus jusqu’à être pornographiques. Que, dans les romans de Michel Houellebecq, le sexe soit triste, qui pourrait en douter ? Qu’il ne s’agisse en rien d’une apologie sadienne de la libération libidinale ou d’une critique politiquement correcte de la prétendue culpabilité judéochrétienne, un fait, de grand poids et de grand prix, suffit à l’attester : le seul moment heureux dans la vie du narrateur correspond au lustre passé avec Camille – les « plus belles années de ma vie » (p. 152). Or, non seulement leur description est dénuée de toute scène érotique, même ébauchée, mais le narrateur frustre son lecteur de toute description physique de la personne aimée – hors son « regard [qui] était d’un brun doux » (p. 162). Cet hapax n’est pas sans en rappeler un autre : le seul passage où l’auteur abandonne la forme « courant de conscience » (initié par Virginia Woolf, horresco referens !) – ici sous la configuration du style-flux en première personne sans arrêt ni ponctuation –, au style dialogué (p. 144 s), est la rencontre avec Aymeric, l’aristocrate agriculteur suicidaire mais proactif – en hommage, là encore à l’amour, sous sa forme amicale. Demeure une complaisance aussi inutile que raccoleuse pour le détail obscène. Répétons-le : cet éros en débandade n’est qu’un des symptômes de la décadence et l’une des multiples addictions d’un anti-héros en chute libre qui est aussi le reflet et le produit d’une société malade d’hyperconsommation. Toutefois, comment être assuré qu’en suscitant la curiosité et en excitant le voyeuriste, notre auteur ne concède pas lui-même tout aux pulsions partielles ? Romancier par excellence de l’à quoi bon qui caractérisait déjà le xxe siècle, Bernanos avait su, dans son prophétique Monsieur Ouine, dire beaucoup plus en montrant beaucoup moins.

Pascal Ide

[1] Michel Houellebecq, Sérotonine, Paris, Flammarion, 2019.

[2] Henri Hude, Dieu et Michel Houellebecq, posté le 27 Janvier 2019. Site consulté le 8 août 2019 : http://www.henrihude.fr/2019/01/dieu-et-michel-houellebecq.html

[3] Cf. le remarquable ouvrage de Jean-Charles Nault, La saveur de Dieu. L’acédie dans le dynamisme de l’agir, Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, Rome, Lateran University Press, 2002.

15.8.2019
 

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