The Guilty
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Pays:
Danois
Année:
2018
Thème (s):
Ecoute, Folie, Rédemption
Durée:
1 heures 38 minutes
Directeur:
Gustav Möller
Acteurs:
Jakob Cedergren, Jakob Ulrik Lohmann, Laura Bro
Age minimum:
Adolescents et adultes

The Guilty (Den skyldige), thriller danois écrit et réalisé par Gustav Möller, 2018. Avec Jakob Cedergren.

Thèmes

Rédemption, écoute, folie.

The Guilty est une nouvelle preuve qu’un (très) grand film ne requiert pas de grands moyens matériels, mais une grande idée (au sens latin de l’idea factiva, c’est-à-dire l’intuition créatrice) conduite avec rigueur et vigueur. La loi des trois unités (espace, temps, action) n’a peut-être jamais été aussi radicalement illustrée, en l’occurrence autour d’une quatrième unité : celle d’un agent qui se concentre dans sa voix.

 

  1. La voix d’Asger incurve en quelque sorte l’espace autour de lui, selon un rythme en trois moments qui sont autant de relations différentes au lieu.

Dans un premier temps, nous voyons Asger parmi les autres policiers du standard. En réalité, il n’est que matériellement entouré et extérieurement connecté. Tout, dans son attitude, atteste qu’il les exclut. Il n’est pas seulement concentré sur ses appels, il est surcentré sur lui-même. En effet, il est indifférent à leur réaction. Quand il s’excuse au policier voisin dont on ignorera jusqu’au terme le prénom, il généralise son excuse tant son attitude de rejet lui est habituelle ; plus, ce regret ne s’accompagne d’aucun amendement, puisqu’il continuera à traiter durement ses collègues. Cette exclusion de l’autre englobe une des incarnations de l’altérité qu’est l’objectivité de la loi, puisqu’Asger transgresse l’interdit de téléphoner avec son portable. Voire, il se justifie avec ironie auprès de son supérieur (« mon métier consiste à répondre au téléphone »), en jouant sur les mots et en la bâillonnant de manière manipulatrice pour mieux la neutraliser.

Aussi, lorsque, dans un deuxième temps, Asger s’enferme dans le local isolé et isolant, ne fait-il que traduire dans l’extériorité spatiale ce qu’il vit depuis le début au dedans : loin d’être subie, sa solitude est un actif et résolu esseulement. La violence qui l’insularise le conduit dans cette chambre d’isolation, dans ce mitard capitonné de ses convictions autoréférencées. Mais, dorénavant, le processus pourra s’auto-entretenir et même s’accentuer : le policier abaisse les stores, transgresse à répétition l’interdit d’appel, dépasse allègrement l’horaire, outrepasse son champ de responsabilité, entraîne dans son mensonge Rashid (Omar Shargawi), l’ami et coéquipier dévoué, et enfin, lorsqu’il découvre l’étendue de son aveuglement, laisse éclater sa colère, allant ainsi jusqu’à détruire ce qui lui permettait de rester en contact avec les autres. Selon la grande loi d’après laquelle l’extérieur est le reflet de l’intérieur, se vérifie de la manière la plus limpide la logique autistique autant que narcissique qui anime Asger : l’écoutant n’est en réalité qu’une voix se parlant à lui-même ; en imposant à autrui, correspondant ou collègue, ses interprétations et ses solutions, ses prétendus dialogues ne sont que des monologues. Il n’est pas si éloigné d’Iben qui projette son insupportable angoisse intérieure en exhibant les intestins de son fils.

La physique montre que la concentration engendre nécessairement l’explosion et l’éthique que, loin de toute mécanique, l’isolement né du brisement des anciennes connexions prépare une nouvelle alliance, plus élevée, plus solide et plus vraie. Or, autant la prime relation était fondée sur la domination violente, le tout-contrôle jusqu’à la destruction de l’autre qui résiste, autant, en ce troisième temps, le nouveau lien est fondé sur la compassion qui ne maîtrise plus et consent à recevoir. En effet, ayant épuisé toute capacité matérielle, mais aussi psychique, d’entrer en relation avec Iben, Asger est obligé de sortir de son auto-référence. Ayant besoin des autres, il rentre enfin dans une dépendance réelle avec autrui. Et cette dépendance lui permet de nouer une réelle interdépendance avec la jeune femme. Plus encore, cette relation encore extérieure prépare à une relation intérieure. En éprouvant son impuissance totale à agir sur elle, à cause de la distance non seulement physique, mais éthique (nul ne peut forcer la liberté), il n’a plus à sa disposition que la nudité de la vérité. L’homme violent qui croyait faussement que seule est efficace la parole qui s’impose découvre et invente la fécondité incomparable de la parole qui s’expose. Ce faisant, Asger va révéler au dehors ce qui l’habite au dedans. Et ainsi connecter à nouveau avec autrui.

En entrant dans une vulnérabilité où il se reçoit de l’autre, Asger inverse du tout au tout la relation et peut enfin se connecter ou plutôt être connecté, c’est-à-dire se recevoir de son prochain. La caméra le montre admirablement lors de l’appel décisif à Iben : d’abord centrée sur lui, peu à peu, elle décolle et filme, discrètement (floutant ou s’attardant sur une main), comme en regard subjectif, tous ses collègues qui se sont arrêtés de travailler, l’ont écouté et ont découvert, avec stupéfaction et bientôt gratitude, la vérité. Une vérité qui ne rime plus avec sévérité, mais avec vulnérabilité, et donc ouvre enfin Asger à un autre reconnu et respecté.

Désormais, l’espace clos jusqu’à la forclusion la plus schizoïde peut se fissurer, et la porosité devenir apérité. Voilà pourquoi la dernière image montre Asger en train de sortir du commissariat. Il entre dans un sas qui ressemble étrangement à ces tunnels dont parlent les expériences de mort imminente et qui s’achèvent par une grande lumière blanche, c’est-à-dire un dehors qui est aussi un amour qui appelle et une vie qui rachète.

De nouveau, se vérifie cette loi dégagée par la systémique : le dehors est l’écho du dedans. Précisons. Si cette loi est assurément réciproque (l’intérieur est aussi le reflet de l’extérieur), elle n’est pourtant pas symétrique : c’est bien l’intériorité qui est à la source de l’extériorité, au nom de la supériorité de l’ordre de l’esprit sur l’ordre des corps.

 

  1. Ce n’est pas seulement l’espace qui se courbe ou se dilate autour du sujet devenu parole, c’est le temps lui-même. Cette loi dont Einstein a génialement montré qu’elle structure l’ordre matériel façonne encore davantage l’ordre spirituel. Là encore selon la même rythmique ternaire qui va de la rétractation la plus désespérée jusqu’à la rédemption la plus désirée.

Au début, toute la temporalité est saturée par la parole d’Asger. L’instrument le plus désarmé qui soit (ne serait-ce qu’à cause de la distance), le téléphone, se transforme soudain en une arme capable d’ôter la vie. D’ailleurs, devenu casque, l’appareil libère les mains qui, pianotant de manière experte sur les terminaux, captent les informations les plus confidentielles et autorisent des interprétations qui, selon la disposition de celui qui les profère, peuvent conduire à libérer autant qu’à enfermer jusqu’à condamner à mort. Bref, de nouveau, tout est commandé par une logique du contrôle tout-puissant.

L’on objectera que la profession même d’Asger, et il précise expressément qu’il l’aime, consiste à écouter : il ne décroche que pour laisser la place à la parole de l’autre. Toutefois, cette écoute est de très courte durée. Très vite, il coupe la parole, surinterprète chaque mot et chaque ton de voix, impose des conseils qui ne lui sont pas demandés, juge, accuse et condamne sans appel (« Vous avez bu », « Vous vous êtes drogué », « Vous l’avez bien cherché »), avant d’achever brutalement la communication, sans saluer, ni remercier, ni s’excuser. Autrement dit, le tempo d’Asger est entièrement façonné par son ego.

L’on objectera aussi qu’Asger laisse parfois du temps à l’autre. Mais c’est pour mieux lui infliger une punition (« Tu peux laisser mijoter », dit-il à son collègue pour l’homme qui s’est fait voler sa serviette par une prostituée). De même, s’il consent à un moment angoissant de silence, lorsque la camionnette blanche est arrêtée par ses collègues policiers, c’est uniquement parce qu’il veut contrôler la totalité d’une information à laquelle il n’a pas droit.

L’on objectera enfin qu’Asger maîtrise admirablement cette parole très professionnelle. Mais cette puissance qui le légitime nourrit une toute-puissance qui, elle, l’illégitime.

Ainsi, dans l’univers d’Asger, l’écoute est totalement mesurée par sa propre parole. Celle-ci n’est plus la médiatrice d’une personne plus grande que ce qu’il en saura jamais, mais devient le canal d’une information qu’il soutire pour mieux pouvoir porter un jugement moral. Même rythmée par la parole et l’écoute, le son et le silence, cette temporalité ne connaît qu’une mesure, celle d’Asger. Toute altérité est biffée et résorbée dans sa mêmeté qui est violence.

La conséquence inéluctable ne tarde pas à se manifester dans le deuxième temps : le silence effectif. Peu à peu, les voix se taisent, la parole s’éteint. L’impatience d’Asger creuse son autocentration. Malgré la main tendue de son voisin qui pardonne, le commandement du supérieur qui lui intime de lâcher l’affaire, les étonnement des collègues lui rappelant qu’il a fini son horaire, il continue à chercher de mille manières à maîtriser le temps de ceux dont il devrait être le gardien comme il le rappelle à Mathilde. Le silence signe son absolu esseulement. Seul le fou ou celui qui craint de l’être se parle à haute voix.

Alors que tout pourrait une nouvelle fois s’arrêter dans cette tragique course à l’abîme, à nouveau s’ouvre un salut qui, ici, prend la forme d’une temporalité supérieure. En retournant dans la pièce commune, en retrouvant l’autre, Asger entre aussi dans une démaîtrise qui se configure en patience ; or, la patience est la traduction temporelle de l’altérité. Désormais il ne maîtrise plus ni les événements ni les personnes : quand il brise lui-même le mur du mensonge en avouant à Iben la vérité sur son crime, il ne peut plus qu’attendre, angoissé, ce qui va arriver. L’on imagine aisément combien, s’il s’était trouvé à ses côtés, cet homme violent aurait physiquement empêché Iben de se suicider ; or, cette attitude l’aurait tout au contraire précipitée au sens le plus littéral du terme. En acceptant enfin de ne plus faire pression, Asger découvre que l’attente, loin d’être passive, se métamorphose en espérance. Alors et seulement alors, l’inouï tellement désiré se produit. Et, en sauvant la jeune femme et sa fille, c’est lui-même qu’il sauve.

 

  1. Nous sommes ainsi conduits à la troisième unité, l’unité d’action. La voix de la personne mesurée par son espace-temps est plus encore celle de l’appel, et de l’appel au salut.

Au fond, quelle est la mission d’un policier assigné aux d’appels d’urgence sinon de sauver ? Ces appels sont des appels au secours qui appellent un secours, c’est-à-dire un sauvetage, c’est-à-dire un salut. Or, le ressort (le suspense) du film (le réalisateur est aussi scénariste) vient de ce que la personne qui est à sauver s’avère ne pas être celle que l’on croit. En effet, le véritable coupable se révèle, au terme, être la fausse victime ; celle qui semble être emmenée de force par un mari assassin sur le lieu de son exécution se révèle être conduite par son époux sauveur vers l’hôpital qui devrait la sauver. Mais un spectateur averti, s’il se doutera que le réalisateur le berne, ne doublera pas son recul au point de prendre conscience de la personne qui a réellement besoin d’être rédimée. En effet, le discernement doit s’opérer non pas entre les personnes écoutées, mais entre celle qui est écoutée et celle qui écoute. Certes, le spectateur s’étonne de la violence verbale de cet homme qui est constamment à l’affût du faux pas de ses correspondants et ne cherche qu’à sermoner. Certes, il s’étonne aussi d’une telle carence de compassion. Mais il les met sur le compte d’un stress (quel est donc l’objet de l’audience si importante du lendemain ?) ou d’un tempérament psychorigide et perfectionniste (Asger ne cesse de retarder le moment de revenir à la maison retrouver une femme qui l’attend). Il découvrira au terme qu’Asger ne cesse d’accuser tant et si souvent, au point de saturer espace et temps de sa colère, parce qu’il ne fait que projeter sur tout prétendu coupable en puissance, le coupable que, lui, est en acte. Une nouvelle fois se vérifie la loi du reflet.

Toutefois, si authentique soit-elle, la culpabilité n’est que l’avant-dernière strate du cœur ou plutôt sa strate médiane. La plus superficielle est le masque dont la personne honteuse s’affuble, le mensonge qui sauvegarde la liberté extérieure (à l’égard du regard d’autrui) au détriment de la liberté intérieure. Tout visiteur de prison le sait : les milieux carcéraux sont remplis de victimes injustement condamnées. Long est le chemin du déni victimaire à l’aveu qui libère. Les geôles les mieux gardées sont intimes.

C’est à cause de cette violence intérieure que, malgré tout son professionnalisme, non seulement Asger passera à côté de la vérité, mais il poussera Iben, probablement schizophrène, au suicide. Sa culpabilité l’incline à trier chez l’autre les signes de faute au point de l’y réduire : ce mari violent à casier judiciaire et probablement armé ne peut qu’être un assassin en sursis. Pourtant, un peu de bon sens et surtout un cœur pacifié, d’abord lui aurait permis de prendre du recul en demandant conseil, ensuite l’aurait affranchi de ce biais de négativité devenu tragique scotome meurtrier.

Voire, la question adressée à la conscience morale d’Asger se retourne vers le spectateur tant soit peu soucieux de sa conversion ou du moins de son amélioration) : comment avons-nous pu croire un moment qu’un père sans antécédent de violence meurtrière puisse se transformer en assassin d’enfant, pire, en éventreur de son enfant, doublé de meurtrier de son épouse ?

Mais si le cœur blessé se dissimule sous un masque psychologique et se clive en un mensonge moral, en revanche, au plus profond – et nous atteignons ici la zone la plus nodale –, il attend la rédemption. En effet, si meurtri et pécheur soit-il, au plus intime de notre cœur est ménagé un espace intouché qui aspire ardemment au salut. Et cette beauté qui attend la bonté qui pardonne requiert la vérité qui reconnaît.

Tel est le sens de cette scène bouleversante, qui est assurément le climax de tout le film. Pour sauver la jeune femme prenant conscience de son acte, Asger n’a pas d’autre arme qu’un cœur désarmé. Il ne peut rejoindre celle que le désespoir entraîne dans l’abîme le plus ténébreux qu’en s’abaissant encore davantage. En une substitution dont la logique ne se déchiffre que christologiquement (et même kénotiquement), à celle qui vient de livrer son enfant à la mort, il se livre lui-même entre ses mains et celles de la justice (quand bien même elle ignore qu’il parle devant le standard, elle sait que les appels sont enregistrés). Or, par cet aveu, Asger peut advenir au salut auquel aspire chaque fibre de son être. Ce que sa violence cherchait désespérément et inefficacement, l’humble confession de sa faute l’obtient.

Certains trouveront impudique cette démarche publique, voire exorbitant le prix à payer pour que la paix advienne : la violence de cet aveu estorqué ne fait-elle pas que redoubler celle de la faute perpétrée ? Certes, les pays scandinaves ont été profondément imprégnés par une culture protestante qui a substitué au secret de la confession sacramentelle un aveu qui n’est plus assuré du pardon que par le témoignage fragile de la conscience. Et le film Phonegame (Joel Schumacher, 2002) a mis en scène l’excès même auquel peut conduire le besoin de contrition réparatrice. Mais rien de tel ici. Retentit un équivalent d’absolution dans la parole, d’ailleurs répétée, des collègues « C’est du bon boulot, Asger » et, plus encore, dans les mots d’Iben : « Vous êtes quelqu’un de bien ».

Ici gît peut-être l’explication de l’étrange choix du titre : transparent en norvégien, il résiste sinon à l’évidence pour le Français qui connaît la traduction (« culpabilité »), du moins à l’immédiateté. Ainsi s’introduit une distance qui permet de ne pas imposer trop vite une interprétation et donc aussi de ne pas enfermer la personne en un personnage.

 

Comme dans Matrix I, The Guilty commence par une sonnerie qui retentit plusieurs fois dans le noir, avant qu’une voix ne se laisse entendre, le tout sur fond de musique angoissante. Tout à l’opposé de Matrix I, le film est d’une sobriété à la limite de l’ascétisme. Toutefois, à nouveau comme le chef d’œuvre des frères Wachovski, celui de Möller se concentre dans un scénario exceptionnellement original et maîtrisé où un homme ordinaire est projeté dans une histoire extra-ordinaire de décréation et de recréation.

Pascal Ide

Asger Holm (Jakob Cedergren) est policier répartiteur d’appels d’urgence au 112. Un soir, il répond à un appel d’une jeune femme, Iben (Jessica Dinnage), dont il devine qu’elle est en train d’être kidnappée. Mais la communication s’interrompt soudainement. Progressivement, avec son seul téléphone, il découvre que le kidnapper est son mari, Michael (Johan Olsen), et que celui-ci a laissé, seuls dans la maison, leurs deux enfants, Mathilde (Katinka Evers-Jahnsen) et un bébé, Oliver. Cette course contre la montre est-elle une course contre un monstre ? La vérité qu’Asger découvrira sera à la fois beaucoup plus dramatique et beaucoup plus libératrice qu’il ne l’imaginait.

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