Mademoiselle de Joncquières
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Pays:
Français
Année:
2018
Thème (s):
Amour, Haine
Durée:
1 heures 49 minutes
Évaluation:
Excellent
Directeur:
Emmanuel Mouret
Acteurs:
Cécile de France, Edouard Baer, Alice Isaaz
Age minimum:
Adolescents et adultes

Mademoiselle de Joncquières, romance et drame français d’Emmanuel Mouret, 2018. Adapté de Denis Diderot, l’un des récits de Jacques le Fataliste et son maître (1796). Avec Cécile de France, Édouard Baer, Alice Isaaz.

Thèmes

Amour, haine.

Le film écrit et réalisé par Emmanuel Mouret est un régal pour les yeux, un carnaval pour l’esprit et un festival pour le cœur.

 

  1. Dans un admirable itinéraire, le marquis des Arcis, non content de se convertir au présent à l’authentique amour, qui est don de soi et donc fidélité à l’autre, répare aussi les injustices passées et refuse à l’avenir de symétriser la vengeance. Voire, comment ne point songer à un cheminement parcourant les trois degrés de l’amour que la langue grecque a le bonheur de désigner sous des noms différents : éros (passion), philia (amitié), agapè (charité que nous identifierons ici au don de soi) ?

Le film, en effet, s’ouvre sur un somptueux plan séquence qui s’avère être un plan fixe où, au rythme de la marche et des platanes ensoleillés, Madame de la Pommeraye égrène le nom des multiples conquêtes du libertin impertinent autant qu’impénitent. Il s’achève sur l’amour inconditionnel du même marquis qui joint au don total un pardon tout aussi radical à l’égard de la marquise – allant jusqu’à lui inventer une excuse : « Sans elle, je n’aurais pas rencontré ma femme ». Entre les deux, Des Arcis fait l’expérience de l’amitié confiante, sincère et profonde avec la marquise – du moins le croit-il, car ladite amitié s’avèrera résolument asymétrique.

Les transitions entre ces deux changements – de l’éros à la philia, de la philia à l’agapè – sont aussi admirablement ménagés que l’ironie et l’humour dont Kierkegaard fait les passages entre les trois sphères d’existence (qui sont exactement superposables aux trois degrés de l’amour). De fait, l’éros ou passion amoureuse s’éteint comme il est né : involontairement et progressivement. L’agapè ou amour-don s’initie tout à l’inverse : dans une volonté constante et décidée de se décentrer de soi pour servir l’autre. Autant le premier amour tirait le marquis vers les bas-fonds de la satisfaction utilitariste qui reconduit l’être désiré à soi, autant le second contemple l’idéal et hisse l’ego hors de son égoïsme pour l’offrir à l’être aimé sans retour et sans restriction. Mais cette oblation à Mademoiselle de Joncquières ne serait-elle pas une nouvelle mascarade du libertin et, plus encore, un masque inédit de la passion ? La sincère réponse du marquis à la marquise l’accusant d’être un séducteur réfute l’objection : « Je n’ai pas séduit, c’est moi qui ai été séduit ». Ce que l’éros cherchait depuis toujours sans y croire, il le trouve dans l’agapè : celui-ci n’était donc pas seulement son terme manifeste, mais aussi son origine secrète.

 

  1. Double inaugural du marquis des Arcis, la marquise de la Pommeraye s’avère en être l’antitype final. Pour autant, elle n’arpente pas le chemin opposé, passant d’un amour total à une haine tout aussi radicale, descendant d’une passion extatique à une vengeance névrotique. Elle ne sombre ni ne chute… parce qu’elle n’a jamais quitté le cloaque d’égoïsme orgueilleux où elle survit et désire y entraîner celui qu’elle croit aimer. Autrement dit, des deux faces paradoxales de la passion que sont l’extase et la fusion, elle a ignoré la première (la sortie de soi) pour ne connaître que la seconde (la jouissance qui, elle, est autocentrée). Deux signes parmi beaucoup l’attestent.

Quand Madame de la Pommeraye apprend de la bouche même du marquis non pas quelque infidélité, mais seulement l’affaissement inéluctable et terriblement banal de l’enivrement érotique, sa métamorphose est résumée dans deux plans aussi brefs que la conquête amoureuse fut longue : le premier où, vaincue par la tristesse, elle s’effondre dans les bras de sa confidente et amie (qui, d’ailleurs, loin de l’aider, triomphe de l’avoir prévenue) ; le second, encore plus court, où son visage se durcit soudain et terriblement, révélant que son cœur se résout non seulement à ne plus aimer, mais à se venger.

Or, tout autre est le vécu de la trahison ou de l’éloignement de l’être aimé dans le régime de la passion amoureuse et dans celui de l’amour vertueux. Dans le premier cas, l’amour se transforme au pire dans son contraire qu’est la haine, au mieux en indifférence. Dans le second, il demeure parce que « la charité supporte tout » et « pardonne tout », au pire en demeurant mystérieusement suspendu dans une attente apparemment non comblée, au mieux en portant le fruit ardemment espéré qu’est le retour de l’être fidèlement chéri. Or, la séduisante veuve se vengera de la plus atroce manière. Certes, en délestant méthodiquement le marquis de tout ce qu’il a et en le détestant pour tout ce qu’il est. Mais, pire encore, elle détruit son bonheur et son honneur, sous les apparences hypocrites de l’amour. Aristote note quelque part que la colère tombe lorsque justice est rendue, alors que la haine ne s’arrête que lorsque l’autre est détruit. Que, au terme, la marquise projette sur le marquis la haine mortifère qui ronge son âme (« Je suis morte au dedans ») témoigne que cette mort opérait depuis longtemps à bas-bruit. Lorsqu’elle consent au soupçon que le marquis ne saurait, après quatre longs mois, revenir à Paris en avouant l’échec d’une si héroïque patience, donc qu’il cherche à la conquérir par orgueil, elle ne fait que projeter sur lui (et ainsi le révéler) ce qui constitue sa propre motivation : posséder celui que nulle femme n’a pu se vanter de posséder. La vanité, ne l’oublions pas, se définit comme amour désordonné de soi.

Le second signe confirme et prolonge le premier. Avec l’amie fidèle, le spectateur s’étonne et s’inquiète du sadisme méthodique de la marquise. Ajouterait-elle la perversion au narcissisme ? Mais, là encore, les lois de l’anthropologie qui sont toujours celles de l’histoire, ne produisent pas la même surprise : le fruit révèle la semence ; le terme ne fait que rendre patent ce qui couvait, latent. En effet, déjà l’amie – qui est l’écho de son âme – disait son incompréhension face à la durée de cette cour et soupçonner sans oser le formuler une cruauté dans ce test retardant indéfiniment le moment du consentement. D’ailleurs, a-t-on jamais vu ou entendu la marquise humblement s’abaisser à une demande et agenouiller son cœur en exprimant une gratitude ? Si raffiné soit le langage, si retenu soit le geste, si courtois soit le sourire, le cœur les a depuis longtemps désertés. La marquise ne s’est jamais arrachée à ce qui fait l’essence méconnue du libertinage : l’emprise et la jalousie qui elles-mêmes creusent le lit de la haine assassine.

 

  1. Nous accédons insensiblement au régal des sens et de l’esprit. Certes, nous nous réjouissons, et grandement, de ce spectacle total. Mais nous nous étonnons, voire nous ressentons un malaise : pourquoi la différence de vie amoureuse, l’éros ou l’agapè, ne se traduit-elle pas dans une différence d’expression amoureuse ? Le cinéma actuel qui, sur ce point, ne fait que prolonger l’anthropologie, nous a habitués à une franchise sans opacité ni double-fond ; nous nous attendons donc à ce que, au moins au terme, éclate gestuellement et verbalement, cette exécration qui défigure et cette vengeance qui détruit. Or, ici rien de tel. Comment ne pas être désarçonné que des contraires aussi radicaux que l’hostilité et l’amour trouvent à s’exprimer dans la continuité sans faille du même beau langage ? La question pourrait même se muer en suspicion : le beau serait-il donc ambivalent, voire trompeur ?

Certes, la violence de la jeune veuve s’immisce dans les interstices, à travers tel pli dédaigneux, comme celui qui arque la commissure des lèvres, ou telle parole profondément méprisante, comme celle par laquelle elle signifie toute sa répugnance à l’encontre de Madame et de Mademoiselle de Joncquières. Mais il se dit ici une autre vérité, plus radicale, sur l’essence de la beauté. Double est cette dernière : celle, trompeuse, de l’apparence et celle, authentique, de l’apparition.

La première est dualiste : loin de surgir d’un fond inépuisable, elle se construit du dehors et conduit à un esthétisme de façade, aussi impermanent que superficiel. À ce clivage du beau répond le divorce du bien qu’est l’hypocrisie morale, et le hiatus du vrai qu’est le cynisme sceptique. Gilles Deleuze en trouvait le paragon, l’origine et la matrice dans le baroque (Le pli. Leibniz et le baroque, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1988) : alors surgit un art pour qui l’extérieur n’est plus l’expression de l’intérieur. La dernière scène le dit de manière aussi juste que désespérée. La marquise y fait la plus belle des professions de foi ignatienne en son indifférence (sic !) : « Mon cœur est en paix. Il aurait pu être avec sa femme, cela n’aurait rien changé ». Mais au moment où ses lèvres s’entrouvrent pour prononcer ces mots, un minuscule sursaut des lèvres dédaigneuses et une tristesse abyssale dans le regard démentent du tout au tout le propos, démasquant l’hypocrisie sans fond et la mort sans nom. Quelque chose de l’éternelle perdition s’ébauche dans cette superbe amère. À la suicidaire schizoïdie, toute centrée sur soi, de la marquise fait écho un autre mensonge, tout tourné vers l’amie de la confidente qui, sans duper personne, l’assure et la rassure du départ prétendument solitaire du prétendument malheureux époux.

Mais le marquis ne serait-il pas, lui aussi, affligé du même clivage euthanasique que son ancienne conquête ? N’a-t-il pas dû construire les illusions d’un nouvel amour qui ne durera pas plus que les précédents, sur les décombres d’un espoir déçu, la liaison durable et béatifique avec Madame de la Pommeraye – le lien irréversible du mariage religieux en plus, qui le contraint à ce sommet d’hypocrisie qu’est, pour Diderot, la philia sans éros ? C’est ici que paraît l’autre conception de la beauté qui va de pair avec une toute autre vision de l’amour.

Assurément, au sortir de sa liaison dangereuse avec la marquise, le cœur de Monsieur des Arcis est en miettes ; mais il est pur, sinon objectivement (il a contracté un lien hors mariage), du moins subjectivement (c’est-à-dire en son intention : jamais il n’a voulu se jouer de l’autre, toujours il a recherché le bien de l’amante maintenant transmuée en amie). Mais la merveille de l’amour-don qui espère tout réside dans sa capacité proprement divine à métamorphoser le mal en bien. Là où la passion se renverse en haine voulue, l’amour-don transforme cette haine subie en réparation et bientôt en rédemption. L’héroïsme de son cœur masculin qui, après s’être investi six mois durant dans la conquête de l’aimée au mépris même de ses affaires qui périclitaient, l’a préparé à cet autre héroïsme : aimer sans attendre de retour. Et, plus encore, le marquis libertin ne s’était tourné vers le stupre que parce qu’il n’avait pas encore rencontré l’idéal de pureté auquel secrètement il aspirait de tout son cœur. Toutefois, nous ne sommes pas ici en face de l’illusion (émargeant à un tout autre dualisme que celui de la beauté-apparence) qui conduit l’homme à dédoubler l’image féminine en vierge et en « p… » : l’idéalisation n’est qu’un des devenirs d’une unique pulsion érotique. Mais ici, l’amour diverge non seulement en son terme (réel ou idéal), mais d’abord en son origine : c’est d’ailleurs parce que la profondeur de la source diffère (la volonté et non pas le sens) que la hauteur de sa destination peut elle-même diverger (l’oblation et non pas la captation). N’oublions pas qu’il y a mariage et, même si le philosophe des Lumières présente une triste image du clergé à travers ce prêtre vénal, les épousailles demeurent le sacrement où la grâce divine configure l’amour humain en charité conjugale. En se refusant à rendre coup pour coup à celle que son cœur refuse de considérer comme une ennemie et en offrant ce cœur à sa bien-aimée, le marquis va découvrir ce qu’il ignorait, car seule l’expérience enseigne en ce domaine : la félicité de donner est décidément sans commune mesure avec le plaisir de prendre.

Alors se révèle l’essence même du beau qui est en tout superposable à celle de l’amour. À l’opposé de la beauté-apparence, la beauté-apparition est unifiée : visage, gestes et paroles visibilisent l’excès d’amour qui jaillit du fond invisible du cœur. Un double plan final résume ce tragique contraste. D’un côté, la physionomie de la marquise de la Pommeraye qui, en pleine lumière, s’enferme dans son ressentiment et prélude à son isolement dans la ténèbre haineuse. De l’autre, le visage illuminé du marquis des Arcis qui s’enfouit dans la nuit pleine d’yeux de ce carrosse habitée par celle qui n’a nul besoin de briller pour combler son cœur aimant.

Pascal Ide

xviiie siècle. Après beaucoup d’hésitation, la marquise de la Pommeraye, jeune veuve qui se pique de n’avoir jamais été amoureuse, finit par céder aux avances du marquis des Arcis (Édouard Baer), libertin qui la courtise avec assiduité depuis pas moins de six mois. Toutefois, après plusieurs années de vie commune particulièrement heureuses, celui-ci lui avoue s’être lassé d’elle. Blessée dans son orgueil autant que brisée, elle explique à son amie et confidente (Laure Calamy) qu’elle va se venger en faisant en sorte que le marquis tombe amoureux de la ravissante Mademoiselle de Joncquières (Alice Isaaz). Pour cela, elle la manipule, ainsi que sa mère, Madame de Joncquières (Natalia Dontcheva), qui, toutes deux, suite à des revers de fortune, sont tombées dans la galanterie. Mais le marquis est plus romantique et la jeune fille plus pure que prévu. Il tombe réellement amoureux et donc échappe à Madame de la Pommeraye. Se satisfera-t-elle de cette issue ou poussera-t-elle plus loin sa vengeance ?

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