L’incroyable histoire du facteur cheval
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Pays:
Français
Thème (s):
Amour, Création (artistique)
Date de sortie:
16 janvier 2019
Durée:
1 heures 45 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
Nils Tavernier
Acteurs:
Jacques Gamblin, Laetitia Casta, Bernard Le Coq
Age minimum:
Adolescents et adultes

 

L’Incroyable histoire du Facteur Cheval, biopic français coécrit et réalisé par Nils Tavernier, 2019. Avec Jacques Gamblin, Laetitia Casta, Bernard Le Coq.

Thèmes

Création (artistique), amour.

À travers la personnalité du « facteur Cheval », le film élucide d’assez près le processus de création artistique, sans éluder certaines questions délicates.

 

En épousant la vie de cet homme singulier, la biographie de Nils Tavernier donne à voir la genèse de l’œuvre singulière d’une vie – et en arpenter les voies mystérieuses de sa création, comme le facteur ses splendides chemins de Tersanne.

La plus extérieure et la plus évidente est la passion de Cheval pour les architectures orientales, au premier rang desquelles les temples d’Angkor, dont le point commun semble être la multiplication des formes rondes et des volutes torsadées, qui contrastent avec un art occidental plus fasciné par les lignes, les croisées et les élancements.

Son Palais idéal est aussi à la jonction, mieux, est le fruit des épousailles de la splendide nature dromoise et d’un regard jamais habitué, toujours émerveillé qui, inlassablement, embrasse le plus vaste et se penche sur le plus petit (la feuille qui tremble, la rivière qui tourbillonne). Disons plus. Cet art est né de la rencontre entre une nature qui se donne autant qu’il est possible, qui demande qu’on s’y attarde et qu’on la déterre, avec l’homme qui la reçoit avec gratitude et y œuvre autant qu’il est possible, c’est-à-dire très activement (93 000 heures), très patiemment (« Le secret, c’est la patience », dit l’amie fidèle de Philomène en montrant son ouvrage dans une parabole transparente), très techniquement (l’ouvrier boulanger pétrira ciments et pierres) et très inventivement (géniale trouvaille des fils de fer pour monter les acrobatiques arabesques).

Loin d’être étrangers au chef d’œuvre, les multiples deuils vécus par Cheval vont aussi mystérieusement contribuer à sa conception (le décès de ses deux épouses et de deux enfants sur trois). Non pas seulement parce que son intention est de créer un palais pour sa fille Alice et, une fois décédée, pour sa petite fille éponyme ; non seulement parce qu’il va puiser en elle forme et force (il ne s’arrachera à la dépression suicidaire consécutive au décès qu’en s’élevant sur son échaufaudage et bien plus haut), mais parce que toute son œuvre est imprégnée, soulevée par son amour de ses proches. Superbe scène où le facteur hurle dans un cri plus inaugural que primal, le nom de sa fille disparue en pleine nature et où celle-ci lui répond en écho, comme si tout entière elle était imprégnée de sa présence, comme si tout le château était façonné de cette double présence transfigurée : Alice et la campagne.

 

Un quatrième facteur doit être pris en compte, qui ne va pas sans interprétation du réalisateur, et peut-être surinterprétation de l’acteur : l’esseulement, plus, l’asociabilité mutique de Cheval. Comment ne pas songer à une phobie sociale, voire à un Asperger (cet autisme sans déficit mental : « Mon père n’est pas fou ») ? Et, là encore, le facteur va métamorphoser la souffrance qui l’habite et l’ouvrir à l’universel – ainsi que le montre la succession de deux plans superbes. Dans le premier, la caméra monte progressivement et nous dévoile, pour la première fois, la totalité du Château idéal (pas moins de 26 mètres de long), comme pour nous dire que celui-ci fut engendré de ce regard unique, inaccessible à chacun et, au sens propre, sublime, voire sublimant. Suit un second plan où un travelling nous donne à voir ensemble un somptueux paysage de la campagne drômoise et le visage illuminé de celui qui la con-temple avant de l’habiter comme un temple. Les mains n’ont transformé les pierres entassées le long du chemin et patiemment rassemblées le soir par la brouette en un splendide château que parce que d’abord l’âme du facteur qui a marché 222 750 km, soit presque six fois le tour du globe terrestre sans jamais quitter sa terre de Hauterives, s’est librement et libéralement laissée transformer du dedans par cette dernière. « La connaissance est l’acte du connaissant et du connu », disait Aristote.

 

Demeurent des questions ouvrant à des réponses non pas irrésolues, mais ébauchées.

La première est artistique. D’où provient cet art, sans maître mais pas sans disciple, que l’on a, faute de mieux, qualifié de naïf, parce que son auteur est un autodidacte ? Le film semble plus fasciné par la quantité (nous serons abreuvés de chiffres dont nous avons donné quelques exemples) que par la qualité, conduisant à un émerveillement pour le coup véritablement ingénu ! Mais la quantité est la matrice matérielle de la qualité. Ce naïf est un natif qui exprime sans apprêt ce dont il est près et à quoi il est prêt. Comme toute personne blessée (par les événements comme par son étrange enfermement), à partir du moment où elle se refuse à la complaisance dans la plainte, Cheval est conduit à la simplicité des sources – celle de l’eau pure jaillissant à son origine –, donc à son cœur d’enfant. Ici réside peut-être l’un des secrets et l’une des spécificités les mieux gardés de son art. Cet anti-victimaire a su transfigurer ce qu’il touche, ce qui le touche, voire ce qui l’affecte pour en faire un chef d’œuvre qui, en 1969, sera classé au titre des Monuments historiques.

La seconde question est éthique. Cheval n’a-t-il pas instrumentalisé ceux qui l’aiment, à commencer par cette femme admirable qui, toute décentrée d’elle, pose d’emblée deux actes qui vont ouvrir son cœur : un geste, à savoir le don compatissant et très évangélique (cf. Mt 10,42 ; Mc 9,41) d’un verre d’eau ; une parole, à savoir la question décisive : « Que faites-vous ? ». Mais la réponse est contenue dans l’interrogation. Sans aucune naïveté, Philomène a offert sa vie à celui qui a dédié la sienne non pas à elle, mais à son œuvre. Il faut le dire. Si le fruit de l’amour, c’est la communion, c’est-à-dire l’union des cœurs, la parole intransigeante de Ferdinand, certes, mérite d’être soulignée comme une attestation de sa volonté inflexible qui lui permettra envers et contre tout et contre presque tous, pendant 33 ans, d’aller jusqu’au bout de son intention qui est intuition ; mais elle est aussi la négation pure et simple de l’œuvre d’amour. En ce sens, les chemins de Philomène et de Ferdinand forment un chiasme (un croisement) : celle qui, d’emblée, l’a accepté (« Je sais qu’il est différent. Ce n’est pas un causeur. C’est une belle âme »), a tout donné et a égréné ce don dans la fidèle patience du quotidien, ne recevra qu’au terme de sa vie la vérité (« Je n’étais pas fait pour ce monde »), la reconnaissance de son mari (« Je n’aurais pas tenu sans toi. Tu m’as sauvé, donné la confiance ») et l’attestation que cette œuvre géniale fut une co-opération (« Ce palais, c’est aussi le tien »). Inversement, celui qui a tout reçu en redonnant tout à son art et si peu ou si mal à ses proches, témoignera seulement à la fin dans des paroles qui, plus que son journal, constituent le testament de sa vie. Tant, contre Proust (et Nietzsche), il est nécessaire de rappeler que le bonheur, et donc le sens de la vie, réside non point dans l’art, mais dans l’amour, offert, reçu et échangé. Si le premier est, selon le mot admirable de Dante, « petit-fils de Dieu », le second, Dieu a révélé qu’il l’est par essence.

 

Une nouvelle fois, un film douloureux, mais aussi lumineux, centre l’attention sur ces personnes vulnérables, différentes, qui sont si précieuses à l’humanité. Et pas seulement parce qu’elles sont fécondes d’une œuvre qui leur survit et nous élargit. Mais parce qu’ils sont entourés, plus, enfantés, par des « genious makers » aussi efficaces qu’ignorés : au premier rang desquels, Philomène ; à un moindre degré, mais pas avec une moindre intensité et une moindre abnégation, les enfants, admirables de compréhension et de patience, l’ami fidèle, aussi discret qu’empathique. À une époque où les « zèbres » sont, à mon goût, trop portés à faire valoir leur unicité, non sans parfois justifier leur sur-place, qu’il est heureux de mettre en lumière la singularité bien plus désirable de ceux qui se dévouent et qui, en se communiquant, transforment le singulier en commun et en communion – ce qui n’est jamais banal.

 

Pascal Ide

  1. Ferdinand Cheval, dit « le facteur Cheval » (Jacques Gamblin), perd sa femme, Rosalie Revol. Le seul des deux fils qui lui soit resté lui est à son tour enlevé de force par son beau-père, devant son incapacité relationnelle manifeste. Ferdinand reprend ses longues tournées à pied sur le secteur d’Hauterives dans la Drôme, jusqu’au jour où Auguste, le responsable de sa poste qui est aussi son unique confident sinon ami (Bernard Le Coq), élargit son chemin. Il rencontre alors Claire-Philomène Richaud (Laetitia Casta) dont il ne tarde pas à tomber amoureux et de qui il attendra bientôt, non sans peur, une fille, Alice (Zélie Rixhon). Si le facteur n’a pas stoppé son travail, il s’arrête parfois et, à partir de cartes postales photographiant des monuments anciens, médite sur la construction d’un « palais idéal ». Celui-ci demeure idéal jusqu’au jour où il butte contre une pierre qu’il déterre et dont il admire la forme. Peu à peu, il repère d’autres cailloux dont il aime la configuration et vient les récupérer à la nuit tombante. Mais où trouver le temps et l’énergie pour construire ce palais, contre l’avis de tous et même de sa femme, alors que ses 32 kilomètres quotidiens sont si fatigants, le village si hostile, l’hiver si rude ?

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