L’Empereur de Paris
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Pays:
Français
Thème (s):
Double, Imitation, Rédemption
Date de sortie:
19 décembre 2018
Durée:
1 heures 50 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
Jean-François Richet
Acteurs:
Vincent Cassel, Freya Mavor, Denis Ménochet
Age minimum:
Adolescents et adultes

 

 

L’Empereur de Paris, policier historique français de Jean-François Richet, 2018. Avec Vincent Cassel, Patrick Chesnais, Olga Kurylenko, Freya Mavor, Fabrice Luchini.

Thèmes

Imitation, double, rédemption.

Tout en racontant une histoire véridique et bien connue, l’intrigue l’a astucieusement renouvelée et approfondie en la centrant sur le thème du double.

 

Bien connu et souvent filmé est le récit du bagnard récidiviste et repenti qui n’est pas retourné, mais se retourne, parce qu’il est en quête de ce que l’on appelle si joliment la grâce – soulignant combien le pardon est don parfait, donc gratuit. Le personnage, voire la personne, bad guy, habituellement si insupportable, de Vincent Cassel y gagne en vulnérabilité, en complexité et en acceptabilité.

Cet air connu conduit à un déplacement vers… l’atmosphère. La première moitié du film propose au ralenti (presque trop) une reconstitution minutieuse, voire scrupuleuse, à la fois sociologique (de la capitale au début du xixe siècle) et politique (complexité et ambivalence des appartenances d’une France qui n’en finit pas de digérer les bouleversements de la Révolution, les égarements de la Terreur et les inconséquences de ses suites : elle n’a pas plus tôt coupé la tête de son roi qu’elle place sur son trône… un empereur). Et si l’on craint un moment l’apologie déplacée des valeurs de la République, voire des droits de l’homme et de la laïcité, le spectateur est presque rassuré de voir Vidocq en sectateur inconditionnel de l’empereur – qui toutefois jamais ne s’interroge sur la transition-trahison de Bonaparte à Napoléon.

 

La nouveauté qui est un approfondissement, pose la question qui, une fois entendue, résonne comme une évidence et remplit la totalité du temps et de l’espace : Eugène-François Vidocq devenu chef de la police n’est-il au fond qu’un ripoux – à la différence près avec ceux qu’il arrête, qu’il est du bon côté de l’autorité (plus que de la loi) ? Pire : est-il un vendu qui a trahi, voire manipulé les siens, grâce à sa connaissance du milieu et son excellente mémoire des physionomies et des biographies ? Cette interrogation lancinante traverse toute l’histoire, parce que d’abord elle vrille, obsessionnelle, la conscience torturée de son protagoniste principal. Le thème du double, aussi omniprésente que son héros, s’en fait l’écho. En effet, chacun des personnages possède son gémeau : M. Henry, Fouché ; Annette, la baronne Roxane de Giverny (Olga Kurylenko) ; Courtaux (Jérôme Pouly), son fils.

Depuis la première image (un rat qui se laisse piéger par un morceau de pain et y perdra la vie devient la proie par laquelle le prédateur cherche à piéger sa prochaine victime) jusqu’à la dernière (où Fouché pose à la conscience morale de Vidocq la question de la double vie qui est aussi celle de l’identité dédoublée), la problématique de la gémellité hante le film et ente chacun de ses protagonistes.

La raison la plus radicale du double est, va-t-on répétant (sic !) avec René Girard, la mimésis : l’anthropologue français a fait de son fonctionnement déviant la source première de nos violences, voire de nos cultures claudiquantes. Mais la psychologie en a aussi montré le fondement naturel dans le besoin-désir d’imitation et déjà, dans sa Poétique, Aristote faisait de l’homme un « animal mimeur ». Voire, en animant la jalousie, cette dualité (« être comme ») n’est-elle pas aussi l’effet d’un choix éthique ?

Et Vidocq ? Le policier ne serait-il pas la réplique cachée du bagnard ? Quoi qu’il en soit, il est entouré par de multiples doubles, ou plutôt les attire comme l’aimant la limaille. Notamment trois.

 

Le plus évident et le plus terrifiant est Nathanaël de Wenger. Depuis l’origine, avant même de sauver la vie du bagnard et d’ainsi se l’attacher par dette plus que par gratitude, il est attiré, plus, hypnotisé, par ce multirécidiviste qui a suffisamment de force intérieure pour ne se lier à personne sans se compromettre, et suffisamment de persévérance pour accomplir ses desseins sans se décourager. Plus tard, le hollandais s’est substitué au premier « méchant », Maillard (Denis Lavant). Et, là encore symboliquement, lorsqu’il rencontre Vidocq à la fontaine, Nathanaël se pose et se positionne symétriquement, c’est-à-dire exactement en miroir, avouant presque ingénument combien ses décisions sont uniquement fondées sur la comparaison : « Je me suis fait un nom. Peut-être pas encore comme le tien ».

Nathanaël ne peut envisager que deux types de relation : d’amitié jusqu’à la fusion, d’inimité jusqu’à la destruction. « Je croyais que nous étions amis », ce à quoi Vidocq rétorque : « Je te l’ai déjà dit : je voyage seul ».

Enfin, le thème du double éclate au terme du film avec une évidence aveuglante. Dans le reproche amer : « Je t’ai proposé de travailler avec moi et tu m’as repoussé. Pourquoi ? » – le ressentiment n’est-il pas mimé, pardon, miné par la réaction ? Dans le lieu : Nathanaël ose se présenter comme une grimace du Christ (à la différence abyssale près qu’il est le bourreau qui immole et non pas l’Agneau qui se sacrifie). Dans la confrontation : une lutte à mort qui n’en finit pas. Et dans sa résolution : Vidocq tue son adversaire avec l’écharpe par laquelle celui-ci étrangla sauvagement sa bien-aimée, Annette. D’ailleurs, réduisant la légitime défense à une vengeance et ce qui devrait être un acte de justice à un acte de haine, un tel acte rapproche de manière troublante les frères ennemis et demandera qu’on revienne sur le sujet.

Entendant résonner (en écho !) la théorie mimétique de Girard qui a démontré, de la manière la plus convaincante que la violence est proportionnelle non pas à la différence (comme on le croit si souvent), mais à la similitude, comment s’étonner que le personnage le plus fasciné par Vidocq et, par certains côtés, son double le plus proche, soit aussi le plus violent ? Le Hollandais violent…

 

À l’autre bout, le personnage méprisable de M. Henry dévoile un autre mécanisme du dédoublement. Autant Wenger incarne la force sans la justice, autant le préfet de la police parisienne concrétise la justice sans la force (ni d’ailleurs la connaissance de l’ennemi et donc l’efficacité). S’il embauche Vidocq, c’est certes par souci de faire régner l’ordre, mais aussi, secrètement, parce qu’il a, lui aussi, confondu « être » et « être comme », donc vit dans le sillage ou plutôt l’ombre de son modèle. Une signe général en est son obsession de la Légion d’honneur, ce double en miroir de la vertu qu’est le mérite, et dans cet autre double de l’être qu’est le paraître. Non pas que la récompense soit perverse (le mérite couronne la vertu, aimaient dire les Anciens), mais elle est un surcroît gratuit qui ne peut donc être recherché pour lui-même (ce que la psychologie a clairement montré en distinguant motivations endogène et exogène). Non pas davantage que le paraître soit méprisable, mais il accède à sa vocation seulement quand il est une apparition qui traduit le fond, et non une apparence qui le trahit – voire en est dénué. Et le signe général deviendra patent dans l’une des dernières scènes lorsque le préfet de police s’attristera au lieu de se réjouir que meilleur que lui (Vidocq) soit reconnu et que plus compétent accède enfin à son poste ; or, la jalousie, le sentiment ravageur qui ronge la mimésis dévastatrice, est une tristesse spirituelle. M. Henry était plus proche de Nathanaël qu’il ne savait…

 

Enfin, plus caché et plus subtil est le personnage, intermédiaire dans tous les sens du terme, de Dubillard. Au point de départ, dans la scène du marché, le policier apparaît comme un dangereux ripoux déjà attiré par celui en qui, avec cette double (!) vue caractéristique des envieux, il devine un rival. Plus tard, le préfet de police démasque sa calomnie doublée d’une jalousie avec une lucidité qui lui fait honneur. Il nomme ainsi ce que Friedrich Nietzsche (La généalogie de la morale, 1887), puis Max Scheler (L’homme du ressentiment, 1912), le mécanisme clé du ressentiment, donc du double : le sentiment d’impuissance (couplé au désir de vengeance dont cette impuissance est la source). Si Dubillard dénonce Vidocq avec une telle alacrité et une telle ténacité, c’est qu’il ne peut pas ce qu’il veut. Incapable d’accomplir ce que l’ancien bagnard fait avec une efficacité si insolente (« Vidocq en a fait arrêter cinq fois plus que vous »), le policier n’a plus qu’une issue : dénigrer jusqu’à calomnier, détruire ce qui est en train de réussir. Que c’est tristement bien vu et malheureusement commun !

Or, et c’est l’une des plus belles surprises du film, Dubillard ne demeure pas enfermé dans ce mécanisme mortifère – homicide parce que, d’abord, il est suicide – et, contre toute attente, vient grossir les rangs des rares acolytes de Vidocq. La phrase « Les gens ne sont pas toujours ce qu’ils sont » doit se prendre dans les deux sens (ou directions) : un policier peut être un brigand, un voleur peut redevenir probe. Mais, objectera-t-on, en plaçant désormais ses pas dans ceux de Vidocq, Dubillard ne passe-t-il pas de la fission à la fusion – qui sont le recto et le verso d’un même processus d’imitation régressive ? Non pas. C’est tout au contraire dans la séparation qu’il faut craindre la réaction et l’adoption d’un dédoublement mimétique qui naïvement se cache à lui-même son ressort jaloux. Girard ne le précise pas assez, toute imitation n’est pas violente. Un des ouvrages les plus marquants de la spiritualité chrétienne ne porte-t-il pas pour titre L’imitation de Jésus-Christ et Jésus, qui se propose en « exemple » (Jn 13,15), ne demande-t-il pas qu’on le « suive » (Mt 16,24 et //) ? Sans entrer dans le détail, la seule imitation qui ne transforme pas l’imitateur en double et l’imité en gourou, est celle du cœur intime, c’est-à-dire de la vertu librement choisie. Or, Dubillard suit Vidocq au moment où, avec courage et même abnégation, ce dernier accepte de risquer sa vie pour anéantir le repère souterrain de Nathanaël et la société encore plus ténébreuse des vilains dont il s’est entouré. Au fait, dans les deux scènes où nous en prenons connaissance, la horde de barbares ne joue-t-elle pas à décaniller un mannequin – c’est-à-dire un double empaillé… ?

 

Demeure le personnage complexe, intéressant et presque attachant, de Vidocq. Comment le spectateur ne se poserait-il pas la question que lui posent ses proches : traître ou vendu ? « Tu es une brute, tu es une balance. Tu ne vaux pas mieux qu’eux ». Arrive le climax du film, scène puissante, originale et décisive où l’ex-délinquant demande de pénétrer, seul et désarmé parmi les taulards qui, demain, partiront en ce lieu qu’il connaît si bien et que les Misérables ont rendu tristement fameux, le bagne de Toulon.

Une dernière fois, il vaut la peine de convoquer Girard pour sonder l’incroyable courage du héros : cette masse haineuse n’attend qu’un bouc émissaire pour canaliser sa violence et donc le transformer en paratonnerre de cette agressivité qui menace de la détruire, en le lynchant sans autre forme de procès. Plus encore, Vidocq est l’exemple rêvé de la tête de turc : non seulement parce qu’il est ou représente la police qui les a fait arrêter, mais parce que, ex-criminel hypermnésique, il les a – c’est si vraisemblable ! – trahis. D’ailleurs, dès son apparition, les futurs bagnards vomissent sur lui rancœur et exécration. Comment conjurer cet emballement mimétique tout en faisant jaillir la vérité ? Aussitôt rentré, il dit – il crie – sa différence et la vérité : « Vous le savez. Je n’ai jamais trahi personne, parce je ne suis pas une balance ». Ce faisant, il dénonce le mécanisme du processus identificatoire à l’origine de la pseudo-catharsis mimétique : que celui qui a été balancé par moi me jette la première pierre… Mais cette dénonciation ne saurait suffire. Vidocq poursuit en démasquant le mensonge de la victimisation : « Vous avez été reconnus coupables par un tribunal », et souscrit à la condamnation sans compromission : « Je n’ai pas de respect pour aucun d’entre vous ». Heureusement, enfin, il ajoute sinon sa compassion, du moins sa solidarité : « Tout ce que je peux vous dire, c’est de tenir bon ». Tricotant le même et l’autre, non seulement Vidocq sauve sa peau, mais il sauve aussi chacun qui, dans son agglutination violente, fuit sa propre responsabilité pour les renvoyer à ce que, toujours, le double perd : son cœur, c’est-à-dire sa conscience morale et sa dignité.

Si cette scène nous assure que Vidocq n’est pas un indicateur, elle ne nous rassure pas sur le fait qu’il n’est pas motivé par la vengeance, donc par la violence. Pour le dire autrement, s’il sort du double en étant un solitaire, un chevalier gris (mais en un tout autre sens que Gandalf), ne s’est-il pas arrêté en chemin, s’isolant dans une indépendance qui, au fond, serait encore une réaction (contre le risque de la douce et âpre interdépendance) ? Et, nous l’avons dit, la scène du combat, aussi peineuse (quand va-t-elle s’achever ?) que pénible (comment ces super-héros peuvent-ils encaisser coups, balles, chutes, etc., et continuer à lutter ?) et « peinante » (pourquoi donc la situer dans une église vide, ce qui est d’ailleurs très peu vraisemblable ?), a tout pour confirmer notre crainte. Par ailleurs, en sauvant sa peau, Vidocq ne cherche-t-il pas aussi à sauver sa face ? Dit autrement, en quêtant une justification lors de sa descente parmi les condamnés au bagne, n’instrumentalise-t-il pas ces anti-héros que sont ces pauvres hères. Bref, une nouvelle fois, le double engendre le trouble.

La réponse définitive qui nous certifie que Vidocq n’est pas un double (légal) parmi (ou contre) d’autres ne peut venir que… d’un autre. En l’occurrence, le seul personnage qui soit lui aussi un solitaire, mais le seul qui ait su jeter bas le masque grimaçant de la mécanique mimétique, dans une courageuse et politiquement incorrecte diatribe sur la différence entre le peuple et la foule, ce jumeau sauvage et sanguinaire du noble peuple : Joseph Fouché. « C’est une grave erreur de confondre le peuple et la foule, explique-t-il à Vidocq. Le peuple est souverain, mais la foule est une bête ». En adoubant Vidocq, il le sauve de sa mauvaise conscience, non pas en lui certifiant qu’il est juste, mais qu’il le deviendra en travaillant à et pour la justice. Foin du passé, l’avenir est ouvert devant lui. Le ministre de la police ne le récompense pas d’une médaille (nous avons vu ce qu’il fallait penser non pas de son existence, mais de son hypostasie, toujours proche de l’apostasie), mais lui offre beaucoup mieux : une mission. Et telle est la réponse à la deuxième objection : assurément, les motivations du futur chef de l’officieuse « brigade de sûreté » de la préfecture de police de Paris, ne sont pas pures (de tout égocentrisme) ; mais elles sont en chemin de purification (vers l’altruisme ou du moins le bien commun).

 

Le titre même du film ne joue-t-il pas de cette ambivalence qu’introduit le double : Vidocq ne serait-il pas à Paris ce que Napoléon est à l’empire ? Mais ce fils de la pire conséquence de la Révolution française (« Je suis un enfant de la Terreur ») n’a pas persévéré diaboliquement dans son erreur ; sans devenir un ange, il s’est refusé à la victimisation comme à la violence, dans un parcours de réhabilitation qui, pour lui, vaut rédemption.

 

Pascal Ide

En 1805, Eugène-François Vidocq (Vincent Cassel), une légende des bas-fonds parisiens pour ses multiples évasions, est emprisonné une fois de plus dans un bagne flottant au large de Toulon. Après une nouvelle et spectaculaire évasion avec un compagnon d’infortune qui l’admire à son corps défendant, Nathanaël de Wenger (August Diehl), Vidocq se fait oublier pendant plusieurs années. Il réapparaît sous les traits d’un marchand drapier et fait connaissance d’une séduisante voleuse, Annette (Freya Mavor). Bientôt rattrapé par son passé, il est accusé par deux voyous d’un crime qu’il dit n’avoir pas commis et arrêté par le policier Dubillard (Denis Ménochet).

C’est le début, pour l’ex-bagnard, d’une longue lutte pour sa réhabilitation, au cours de laquelle il consent à mettre sa connaissance du milieu au service de la « brigade de sûreté » de Paris, dirigée par M. Henry (Patrick Chesnais) et supervisée par Joseph Fouché (Fabrice Luchini) lui-même, avec un petit groupe de proscrits et de marginaux dont le rôle est d’infiltrer le crime organisé. En raison de ses résultats exceptionnels, il s’attire les foudres des policiers classiques, ainsi que de la pègre parisienne maintenant dirigée par Nathanaël qui, après avoir vainement tenté de compromettre l’incorruptible Vidocq, met sa tête à prix. Entre Charybde et Scylla, celui-ci trouvera-t-il enfin le pardon ?

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