Le beau mariage (Contes et proverbes II)
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Pays:
Français
Thème (s):
Célibat, Décision, Estime de soi, Mariage
Date de sortie:
19 mai 1982
Durée:
1 heures 40 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Eric Rohmer
Acteurs:
André Dussollier, Béatrice Romand, Arielle Dombasle

 

 

Le beau mariage, Comédie dramatique française d’Éric Rohmer, 1982. [1] Avec Béatrice Romand, Arielle Dombasle, André Dussollier, Feodor Atkine.

[1] Le texte du scénario est édité par Éric Rohmer, Comédies et proverbes. I. La femme de l’aviateur, Le beau mariage, Pauline à la plage, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1999, p. 69-123. Comme toujours, le texte écrit diffère très peu du texte joué.

Thèmes

Estime de soi, mariage, célibat, décision.

    De prime abord, Sabine a échoué : le beau mariage qu’elle a rêvé, décidé et activement mis en œuvre, n’aura pas lieu. Pour autant, l’échec est-il complet ? Si, vue de l’extérieur, sa situation n’a pas changé, Sabine n’a-t-elle pas, à cette occasion, fait bouger son intérieur ?

    Moins, peut-être, que le premier, La femme de l’aviateur, mais plus que le suivant, Pauline à la plage, ce deuxième film de la série des Contes et proverbes narre avec délicatesse l’itinéraire d’une « solo » qui se pose bien des questions – le tout se jouant à l’interface des grands couples structurant la méditation légère, mais profonde de ce Marivaux du cinéma qu’est Rohmer : amour et amitié, sentiment et volonté, impulsion et durée, individu et milieu.

    Le beau mariage est une méditation aigre-douce non seulement sur la difficulté du mariage chez les solos, mais sur l’une des principales causes de cette arduité : le manque d’estime de soi. Surtout, le film ébauche un chemin de sortie de ce désamour. Sabine n’a pas accédé d’emblée à cette acceptation de soi. Nous avons par exemple vu qu’elle a cédé à l’attentisme, avant de ne plus en être dupe. En ce sens, le beau mariage n’est pas seulement celui dont on rêve ou que l’on décide en dépit du réel – après tout, « quel esprit ne bat la campagne / Qui ne fait château en Espagne » ? –. Il est celui que, pour ce qui dépend de la liberté, l’on choisit de préparer et celui que, pour ce qui n’en dépend pas, l’on consent à attendre de la vie, toujours plus surprenante et généreuse que toutes nos prévisions.

    Pascal Ide

    De prime abord, Sabine a échoué : le beau mariage qu’elle a rêvé, décidé et activement mis en œuvre, n’aura pas lieu. Pour autant, l’échec est-il complet ? Si, vue de l’extérieur, sa situation n’a pas changé, Sabine n’a-t-elle pas, à cette occasion, fait bouger son intérieur ?

    Moins, peut-être, que le premier, La femme de l’aviateur, mais plus que le suivant, Pauline à la plage, ce deuxième film de la série des Contes et proverbes narre avec délicatesse l’itinéraire d’une « solo » qui se pose bien des questions – le tout se jouant à l’interface des grands couples structurant la méditation légère, mais profonde de ce Marivaux du cinéma qu’est Rohmer : amour et amitié, sentiment et volonté, impulsion et durée, individu et milieu.

    1) L’échec du beau mariage ?

    Plusieurs raisons pouvaient militer en faveur d’une possible réussite d’un mariage entre Edmond et Sabine. Côté Edmond, une forte attirance physique, que connaît Clarisse et qu’il reconnaît lui-même. Côté Sabine, outre cette attirance, un amour se portant à tout ce qu’est et plus encore représente Edmond. Surtout, des deux côtés, la même disponibilité.

    Pourtant leur relation sera sans lendemain. Pourquoi le mariage avec Edmond que désirait tant Sabine échoue-t-il ? Là encore, sans que le cinéaste ne s’attarde, il se laisse deviner plusieurs raisons qui s’entrelacent. Du plus extérieur au plus intérieur et mystérieux :

    a) La différence de milieu

    Sabine veut quitter son milieu, ainsi qu’elle l’affirme à deux reprises à Clarisse : « Il faut que je quitte mon milieu. Et je ne peux le faire que par volonté délibérée ». Plus encore, ce milieu, incarné par les membres de sa famille autres que sa mère et sa sœur, l’insupporte : « je me sens complètement étrangère à eux. Tout ce qu’ils aiment, je déteste, tout ce qu’ils détestent, j’aime ».

    Or, on dirait que Rohmer s’est ingénié à multiplier les différences, à élargir le hiatus entre les deux protagonistes principaux. Passons le décalage d’âge qui ne semble déranger ni Sabine ni Edmond : « Trente-cinq ans. La bonne différence d’âge ». Ils diffèrent : de milieux sociaux (petite bourgeoisie versus grande bourgeoisie), d’origine (la province versus Paris), de situation professionnelle (l’étudiante en emploi précaire et même en recherche de profession vraiment gratifiante versus l’avocat brillant, surdemandé et déjà à son propre compte), probablement financière, familiale (la jeune femme vivant encore à la maison versus l’homme possédant bureau et secrétaire). Deux vues disent deux visions : celle de la campagne, depuis la maison où se tient le cocktail ; celle dominant la rue de Sèvres, depuis le bureau d’Edmond. On pourrait aussi s’interroger (mais seulement s’interroger) sur une éventuelle disparité religieuse, puisque Rohmer montre Sabine offrir un cierge à la cathédrale (« Et toi, tu demandes [sous-entendu : à Dieu] ? – Certainement. ») ; et, selon Chateaubriand, si l’on rencontre Dieu à la campagne, c’est l’homme qu’on rencontre en ville… En revanche, la diversité culturelle et physique se perçoivent moins.

    Or, contrairement à une croyance tenace, l’amour ne se nourrit pas d’abord de différences mais de similitudes ; et celles-là sont d’autant plus attirantes que celles-ci sont assurées et rassurantes. Aujourd’hui comme hier, les convergences sociales et physiques pèsent bien plus lourd dans nos rencontres que ce que la volonté de tout-contrôle et de dégagement de tout conditionnement qui nous caractérise aimerait croire. Voilà pourquoi Sabine s’étonne en présence d’Edmond : « C’est extraordinaire ce que j’ai pu dire de ‘moi aussi’ aujourd’hui » : en constatant ses multiples similitudes avec Edmond, elle évoque indirectement une affection naissante. D’ailleurs, ne songe-t-elle pas aussitôt à son ex-amant, Simon, mais pour creuser la différence : « Je ne pourrais pas vivre avec un artiste » – ce qui, de nouveau, accuse en creux les ressemblances…

    b) L’attitude d’Edmond

    La raison la plus évidente de l’échec tient à la décision d’Edmond. Pourtant, nous ne l’avons pas placée en premier. En effet, on sait combien, surtout chez Rohmer, les motivations les plus argumentées sont fragiles, car elles cachent des mobiles décisifs qui ne relèvent pas de la seule rationalité ni de la seule conscience. N’est-on pas en droit de suspecter le discours d’Edmond lors de l’ultime entrevue, sur son territoire ? Plusieurs paradoxes l’attestent. L’avocat parisien : « Je suis quelqu’un qui tient farouchement à son indépendance ». Pourtant il fait plusieurs fois le déplacement jusqu’au Mans. Il dit que Sabine appartient « au genre de femmes qui m’attirent en général » Clarisse (« Il aime les filles petites, fines et gracieuses comme des Tanagra » ; « Edmond […] aime les brunes petites et graciles », explique Clarisse à deux reprises). Pourtant, l’instant d’après, elle affirme : « Je ne suis pas amoureuse de vous ». Il dit : « J’ai envie d’être seul, actuellement. Je sors d’une liaison plutôt orageuse, et je n’ai pas envie de me lier de si tôt ». Pourtant, il avance après une raison bien différente : je veux non seulement avoir choisi ma femme en toute indépendance, mais avoir eu l’idée du mariage, sinon le premier, du moins en même temps qu’elle ».

    Bref, il y a quelques raisons de douter non pas de la sincérité mais de la lucidité d’Edmond : tout dans son attitude dit son attrait pour Sabine, depuis son regard attiré par l’adresse discrète et efficace de la jeune femme (« Vous avez de bons réflexes ») qui ne songe pas à s’en faire gloriole, jusqu’au temps et à l’énergie dépensés, lors des déplacements effectués pour la retrouver malgré la surcharge de dossiers. Et surtout de douter de son courage à dire, voire à se dire la vérité : « Vous avez peur, peur que je mette le grappin sur vous ». Aussi la colère de Sabine est-elle compréhensible qui l’accuse de lâcheté.

    c) L’idéalisation de Clarisse

    L’échec du beau mariage tient à une autre cause et à une autre personne : Clarisse. On sait combien l’ami est essentiel dans l’univers rohmérien. Plus encore, en contrepoint de l’amour, il joue tour à tour le rôle de consolation, révélation, médiation et, au fond, de faire-valoir, car l’amitié rend heureux, mais seul l’amour apporte le bonheur. Ce qui va être dit ne doit donc pas faire oublier la fonction véritablement positive de l’ami(e) qu’atteste l’alternance – typique du style du cinéaste – des scènes entre Sabine et Clarisse d’une part, entre Sabine et Edmond d’autre part.

    La bonne amie ne s’est pas contentée de jouer le rôle d’aide. Elle en a rajouté (« Sabine a beaucoup d’amis ! » ; elle « est une excellente cuisinière », etc.). Surtout, elle a plus d’une fois forcé la main de Sabine : « je peux lui téléphoner, moi, si tu veux ? » ; elle a aussi dépassé sa mission en disant plus que de vérité (« Et puis vous allez très bien ensemble ») et en interprétant unilatéralement les faits dans le sens qui lui agréait. Ce déni s’observait déjà dans le contresens manifeste de cette observation : « à peu de choses près, nous sommes du même milieu ». Sabine ne s’y trompe pas qui l’accuse, non sans excès mais non sans vérité, d’avoir inventé cet amour : « C’est toi qui a tout faussé avec ton histoire de coup de foudre ».

    D’ailleurs, Clarisse finira par le reconnaître, à la faveur d’une déculpabilisation de Sabine (« mais tu n’y es pour rien ») : « Plus que tu ne crois. Je fais semblant de gaffer. Comme ça, les premiers pas sont faits, les fameux premiers pas. Et ça vous évite de faire le travail d’approche. »

    Pourquoi agit-elle au point de dépasser l’intérêt qu’elle croyait poursuivre et ainsi de saborder ce qu’elle voulait promouvoir ? Clarisse est victime de ce qu’on a parfois appelé le syndrome Pygmalion : faire de l’autre son œuvre ; mais l’éthique ne se soumet pas aux lois de l’esthétique. Ici, marier sa meilleure amie ; faire le bonheur de deux êtres ; au fond, le « beau mariage » n’est-il pas plus le rêve de Clarisse (« On vous laissera seuls ? Ce sera charmant ») que de Sabine ? Voire, ne recherche-t-elle pas une sorte de prolongement fusionnel d’elle-même dans le mariage de Sabine avec ce cousin qui lui ressemble tant (« c’est rare que des cousins se ressemblent à ce point »).

    On retrouvera un mécanisme analogue dans Le conte d’automne : une femme pourtant heureuse en mariage va jouer le rôle d’entremetteuse, non sans ambiguïté. Mais pour une autre raison : en se faisant passer pour une autre, au fond, c’est elle qui voulait encore tester son pouvoir de séduction et sera la victime de l’ambiguïté de ses motivations.

    d) Le manque d’estime de soi de Sabine

    La raison principale de l’échec ne résiderait-elle pas encore ailleurs, dans une cause plus subtile, plus cachée, mais autrement déterminante : la mésestime que Sabine se porte à elle-même ? D’abord, comment pourrait-il en être autrement ? De manière générale, l’estime de soi se nourrit de deux manières, explique le psychiatre Christophe André dans un excellent ouvrage sur le sujet : l’amour de l’autre et la fécondité [1] ; or, Sabine vient de quitter Simon, donc se retrouve seule, et abandonne son travail professionnel, principal lieu de réalisation de soi pour le célibataire. Même s’il s’agit de décisions, la vie en solo et le chômage affectent donc l’auto-amour (la philautie) de Sabine. De manière particulière, nous avons vu l’importance du décalage de milieu séparant les deux singles ; or, la recherche d’une haute image de soi sociale, la sortie de son milieu, la construction d’une nouvelle identité fragilisent l’estime de soi.

    Ensuite, plusieurs signes subjectifs, en l’occurrence affectifs, attestent que Sabine est atteinte en profondeur dans cette self-esteem. Alors qu’ils n’apparaissent pas quand elle se trouve seule avec Clarisse – « J’aime bien te voir dans la journée, quand nous sommes toutes seules » –, ils se manifestent lorsqu’elle se trouve confrontée directement à la possibilité de rencontrer son milieu, lorsque Clarisse l’invite à dîner chez elle ou au cocktail organisé par son frère qui va se marier. D’abord Sabine ressent un malaise : « Je me sens mal à l’aise avec ta famille ». Puis, elle est partagée : « Je vais au cocktail. Enfin, j’espère que je pourrai ». Enfin, elle minimise l’exposition dangereuse : « Je passerai dix minutes… Vingt au maximum ». Et face aux arguments de Clarisse qui, délicate, minimise la distance – « Ça sera tout simple » –, Sabine se défend : « Je n’ai que des choses simples ».

    Plus tard, quand il sera question de recontacter Edmond après la première rencontre, Sabine refusera d’abord l’aide de Clarisse (« Si tu veux le revoir, je peux l’inviter une autre fois, c’est facile ») en avançant une raison : « Non, tu as assez à faire. T’occupe pas de moi » dont la mimique attristée révèle le vrai sens : « Je ne suis pas digne qu’on s’intéresse à moi ». Le mercredi suivant, Sabine demeure entre ambivalence (j’appelle, je n’appelle pas) et autodévalorisation (cf. plus bas) : « Écoute, si je lui plais, il s’arrangera pour me voir ».

    Plus tard, lors de la soirée d’anniversaire, la mésestime de soi se transformera en colère. La plus simple manière de gérer le mal que l’on ressent est de le sortir de soi en accusant l’autre. On a vu que Sabine use souvent de cette stratégie en rendant Clarisse responsable de l’échec de la rencontre avec Edmond. Ici, Lise (Sophie Renoir), sa petite sœur, servira de bouc-émissaire.

    Autre signe affectif de sa mésestime : son auto-dévalorisation immédiate. Edmond est un peu en retard et Sabine dramatise aussitôt : « Je parie qu’il va arriver quand tout le monde sera parti ». en présence d’Edmond.

    Enfin, ce manque d’estime de soi se fonde sur une auto-dévalorisation. En effet, l’estime de soi conjugue deux aspects : le jugement négatif sur soi et la dévaluation supposée de l’autre. Précisément, le premier engendre le second : l’auto-exclusion se transforme en une exclusion sociale qui est en réalité inventée (construite) et nullement prouvée. Ce que Sabine, dans son ambivalence avec Clarisse, n’ose dire, sa mère le formulera précisément à propos de l’invitation au cocktail, exprimant en deux phrases d’abord l’exclusion sociale supposée, puis la vraie raison qui est l’auto-exclusion : « ils ne tiennent pas spécialement à ce que je vienne. Et comme je n’y tiens pas non plus… »

    2) Pourtant, une secrète réussite

    Le beau mariage se contente-t-il de nous conter l’échec probable, même s’il n’est jamais agréable, d’une française Pretty Woman ou de Cendrillon ? Je ne pense pas. Une douce lumière, celle de la ville du Mans, plus que de Paris, baigne le film ; et l’on sait combien Rohmer aime choisir le théâtre de ses actions. Autrement dit, c’est de Sabine dont il est avant tout question. Et des décisions d’une jeune fille moins « impulsive » qu’elle ne le croit ; décisions qui sont autant de victoires contre les illusions de soi mais aussi une prétendue fatalité.

    a) La décision initiale

    Le film commence par une décision, radicale : celle de la rupture avec Simon. On peut imaginer le courage de ce choix : il y va non seulement d’une relation affective, donc d’un amour reçu, échangé, mais aussi d’une sécurité (pour la provinciale qui n’a qu’un pied à terre dans la métropole parisienne), d’une valorisation (l’amant est un peintre connu, « le célèbre peintre Leghen »), voire d’un rassurement psychologique plus profond (l’homme est mûr et Sabine est orpheline vivant dans un milieu féminin, très féminin), etc.

    Tout, dans la photographie et la composition, souligne la force du choix et la quasi-conversion qu’elle opère. La scène commence dans la chambre en une pénombre presque totale où se dessinent et se devinent les corps pour progressivement s’éclairer jusqu’à la scène du palier où les deux protagonistes apparaissent en pleine lumière. De même, les corps, de nus, s’habillent progressivement ; du moins seul celui de Sabine sera couvert pour sortir ; or, dans le régime postlapsaire, le corps est vêtu (toute nudité est seconde : elle naît d’un déshabillage) et humanisant ; et puisque le corps ne se dévêt face à l’autre que par désir et amour, la jeune femme dit sa distance et sa liberté à l’égard de ces sentiments ; en se voilant, les corps s’humanisent et disent leur liberté. De plus, aux corps entremêlés cachés sous la couette succèdent des corps partiellement de dos et enfin des corps se regardant l’un l’autre : du corps-à-corps au face-à-face. Enfin, on passe d’une étreinte à une parole unilatérale, gênée, qui cherche à faire taire l’amant mais claudique de ne pas donner à entendre son interlocuteur (son fils), et enfin à un dialogue où chacun prend la parole et possession de son espace.

    Tout exprime donc l’issue hors d’une aliénation à la fois consentie et subie, comme les quatre fameuses sculptures d’esclave de Michel-Ange que l’on peut admirer à la Galerie de l’Académie à Florence : inachevées, elles représentent des corps palpitants d’hommes qui peinent à se dégager, membre après membre de l’emprise du marbre – notamment la quatrième sculpture, surnommée l’Atlante, où l’esclave paraît le plus prisonnier de la pierre. De même, Sabine semble s’arracher à la pesanteur sans mot de la passion pour accéder, par le biais de la parole et de la liberté, à la lumière. Le passage des ténèbres à l’admirable lumière [2], n’est-ce pas comme une résurrection ? Toute décision profonde est pascale.

    Comme toute décision profonde, celle prise par Sabine est prégnante d’orientation pesant sur toute l’existence ; il se joue beaucoup plus que le seul présent. Elle prépare aussi et prélude à des choix encore plus radicaux. De fait, après avoir dit : « Fini avec les hommes mariés », Sabine annonce, encore plus déconcertante : « Je vais me marier ». Or, autant la première décision relève encore du réversible (il n’engage pas), autant cette décision appartient à l’irréversible, donc engage au plus profond.

    b) Une décision trop pesante (chargée) ?

    On pourrait objecter à cette analyse qu’elle projette trop. Sabine ne dit-elle pas qu’elle est impulsive et Clarisse qu’elle est « la personne la plus impatiente » qu’elle connaisse ? Il n’empêche que jamais on ne la reverra revenir sur son choix ; malgré les interrogations voire les suggestions de son entourage, elle ne le remettra pas en question. Du moins sa décision n’est-elle pas trop subite pour qu’on puisse y lire la transcendance lumineuse et victorieuse d’un acte libre ? La surprise de Simon l’atteste qui ne comprend pas et veut la retenir pour s’expliquer. Sabine semble d’ailleurs le confirmer : « C’est une idée qui me vient à l’instant. Jusqu’ici, je n’y avais pas pensé ». Il vaut la peine de s’attarder un instant sur cette objection.

    D’abord, car il y va du cinéma rohmérien et du génie propre de l’auteur : celui-ci ne cesse de guetter, film après film, ce moment où la liberté germe et gémit ; or, toujours la parturition se fait dans une partition, dans une apparition inattendue. Ainsi, à trente ans de distance, Adrien, le protagoniste de La collectionneuse [3], se décide, au terme de l’histoire, d’une manière apparemment impulsive, mais en réalité longuement préparée par tout le reste du film ; de même, Gaspard, le jeune héros du Conte d’été , semble procéder à un choix irréfléchi alors que celui-ci le révèle en profondeur et fut mûri à son insu.

    Nous touchons le second point. Il y va de l’homme lui-même. Paul Ricœur [4] nous a appris que la distinction sèche introduite par les moralistes entre l’acte humain et l’acte de l’homme, s’incarne dans une progressivité : le volontaire émerge de l’involontaire [5]. Par exemple, nous ressentons de la faim (involontaire) et nous décidons ou non de manger (volontaire). Il en est de même pour les sentiments. Or, autant le surgissement de l’involontaire peut être long, progressif et souvent, dans les débuts, peu conscient, autant le volontaire, lui, surgit, comme d’en haut, et s’effectue dans l’instant (ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas été délibéré – dans le meilleur des cas). D’ailleurs, Sabine n’ajoute-t-elle pas à l’adresse de Simon : « Plus exactement, je ne m’étais pas encore décidée » ? Et plus tard, n’explique-t-elle pas à Sabine : « Brusquement, j’ai pris ma décision… Quand je dis ‘brusquement’, c’est pas tout à fait vrai. L’idée me trottait dans la tête depuis quelque temps » ?

    Plus encore, un autre philosophe français contemporain, Jean Nabert a montré – à partir de La princesse de Clèves, l’un des plus grands romans d’amour de la langue française – combien nos options les plus décisives et les plus décidées nous échappent partiellement : aussi apparaissent-elles trompeusement beaucoup plus fougueuses que réfléchies, alors qu’elles traduisent et effectuent les aspirations les plus centrales de la personne [6]. Or, outre celui qui vient d’être décrit, Sabine posera d’autres actes apparemment impulsifs mais réellement libres, car ils cristallisent une décision latente. Ainsi en est-il de la démission de son travail à la boutique d’antiquaire : « Je n’ai pas l’intention de rester chez elle une éternité », avait-elle annoncé à Edmond ; et, quand elle décide de partir, après avoir énoncé une raison qui pourrait faire croire à une rancœur ou une vengeance : « Si vous ne voulez plus de moi, je ne veux plus de vous non plus », elle ajoute la véritable motivation, de fond, celle qu’elle avait déjà partagée avec Edmond : « Le commerce ne m’intéresse pas ». Et la caméra suivra Sabine et ne reviendra pas sur Maryse, l’antiquaire, signifiant ainsi que la raison essentielle est la seconde. Ainsi, que Rohmer juxtapose, fasse se succéder les deux raisons dit encore son respect et son attention à la complexité de l’âme humaine décidément peu transparente à elle-même et qui ne se comprend qu’en situation et dans l’action. Un autre exemple en est la prise de conscience de la couardise d’Edmond : pressentie (« Je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi lâche »), elle ne sera pleinement nommé et perçue que face à lui (« Vous êtes […] froussard par-dessus le marché »). Rohmer, un anti-Descartes ?

    c) La décision finale

    À l’autre bout du film, nous assistons à une nouvelle et décisive option. Certes, celle-ci commence lorsque Sabine décide de faire le siège du bureau d’Edmond ; mais sa décision ne sera prise qu’au terme de la rencontre, en rompant définitivement avec l’avocat. Là encore, le choix semble apparemment impulsif ; mais, à y regarder de près, il couvait et naît d’une mise en mots d’une intuition latente.

    Cette décision est d’ailleurs ponctuée de plusieurs gestes qui sont autant de petites victoires. D’abord, celui par lequel Sabine ose dire au « Maître » ce qu’elle ressent et aussi ce qu’il n’ose s’avouer : son hypocrisie et sa lâcheté.

    Ensuite, Sabine ose s’affronter à la cliente d’Edmond. Certes, celle-ci paye pour l’avocat la colère que la jeune fille a encore besoin de décharger ; certes, elle manque de respect. Mais il faut reconnaître que le mépris de la femme, son intrusion (exigeant, même physiquement, excuses et regard) et son légalisme (Trois principes en trois phrases : « Vous pourriez vous excuser ! » « Quand on a bousculé quelqu’un au moins on s’arrête ! », « Vous pourriez au moins me regarder ! ») compensent et excusent largement l’effronterie, voire rendent l’algarade plutôt réjouissante. Surtout, ce faisant, Sabine règle ses comptes avec ce milieu dont la femme présente la face la moins réjouissante mais dévoile la prétendue supériorité sur les « drôles de gens ».

    Le dernier acte que pose Sabine consiste à refuser de lire la lettre d’Edmond, obéissant d’ailleurs moins à sa demande qu’à une conviction intime : « Il m’intéresse si peu, à présent, que je n’ai pas eu la moindre curiosité de lire sa lettre ».

    Le tout, enfin, loin d’être l’œuvre de la seule liberté s’accompagne d’une paix intérieure – tant, on l’a dit, le volontaire n’est jamais loin de l’involontaire chez Rohmer. On retrouve Sabine parlant à Clarisse alors que celle-ci peint un abat-jour d’une splendide couleur dorée : comme les cheveux de son amie, comme le soleil se levant sur sa nouvelle vie…

    d) Une véritable décision ?

    On serait tout de même en droit de douter de cette décision finale. Sabine n’est-elle pas plutôt en train de dénier son sentiment afin de ne pas souffrir ou de ne pas s’avouer à elle-même qu’elle était encore amoureuse ? Sabine ne dit-elle pas très clairement à Claude : « Je suis très amoureuse » ; n’affirmait-elle pas à sa mère : « J’ai rencontré l’homme de ma vie. Il est beau, il est jeune, il est riche, et il est libre ! » ? D’ailleurs, la blessure d’amour ne se double-t-elle pas d’une blessure d’amour propre tout aussi profonde ? On sait combien la jeune étudiante aime contrôler : « Je veux lui donner l’envie de m’épouser ».

    Reprenons justement l’assertion adressée à Claude. Dans cette rencontre, particulièrement précieuse, Sabine exprime des raisons d’aimer qu’elle n’a pas eu la liberté ou la lucidité de dire à Clarisse : sans doute parce que Claude lui présente la perspective d’un homme sans la déformation de la séduction toujours possible, du fait de son actuel engagement dans le mariage ; mais surtout, parce qu’il lui pose des objections qui ne viendraient même pas à l’esprit de sa grande amie, dans le rêve et l’idéalisation. Or, l’on se rend alors compte que les raisons pour lesquelles Sabine est amoureuse relèvent encore largement du virtuel. En effet, elle énonce successivement : dépendre financièrement, demeurer chez elle pour créer, avoir une maison à soi qu’elle aménagerait à sa manière, vivre avec un homme qui l’élève. Or, non sans esprit de contradiction (voire de jalousie ?), mais non sans clairvoyance, Claude trouve à objecter pour chacune d’elle : une femme au foyer est « quelqu’un de diminué » (peu importe la valeur de l’argument, la colère que cette remarque suscite chez une Sabine habituellement maîtresse d’elle-même, en dit long sur le fait que Claude a visé juste) ; les travaux à la maison, « des passe-temps de femme oisive » ; elle ne connaît même pas l’appartement d’Edmond ; ce qu’elle prend pour de l’élévation, « c’est de l’arrivisme ».

    Juste après, la mère de Sabine lui posera aussi un certain nombre de questions bien ajustées qui révèle à sa fille, même si elle s’en défend, qu’au fond, son amour est superficiel (« Il y a longtemps que tu le connais ? »), pas forcément partagé (« Et toi, tu lui plais ? ») et ses convictions décalées (« À l’heure actuelle, on vivrait plutôt d’abord ensemble, et le mariage vient après » versus le mariage sans cohabitation que désire Sabine). Et, plus tard, la mère de Sabine aura ces mots justes. À la question de sa fille : est-il « un peu trop bien pour moi ? », elle répond avec une heureuse précision : « Trop bien, non. On n’est jamais assez bien. Plutôt trop haut ».

    e) La naissance d’une liberté authentique

    Ne se joue-t-il pas plus encore ? En effet, ces multiples décisions ne risquent-elles pas à faire de Sabine une volontariste qui plie le réel à ses exigences ? « Ben moi, je décide » ; elle agit « par volonté délibérée » ; « Je veux lui donner l’envie de m’épouser » « Je veux qu’il me désire » ; « De gré ou de force, il sera mon mari ». Or, cette violence se double d’un irréalisme totalement inefficace quand ce qui est en jeu n’est pas seulement une entreprise à mener mais une personne à accueillir. De fait, le vocabulaire de Sabine n’emprunte pas seulement à celui de la conquête amoureuse (qui, déjà, est souvent plus masculin que féminin), mais à une périlleuse volonté de contrôle de la situation :

    Voire, la volonté de se marier, scandée de manière incantatoire, participait de ce coup de force contrariant le souple et complexe tissu des relations interhumaines. Bref, Sabine ne risque-t-elle pas de passer d’une impulsion passionnelle à une impulsion volontariste ? Enfin, ce tout-contrôle n’est-il pas une manifestation du manque d’estime de soi ? Tout assurer pour se rassurer ; obliger l’autre à venir à elle plutôt que respecter le tempo de son choix.

    Et si la décision finale, paradoxalement, permettait à Sabine de sortir de ce tout-volontaire ? En effet, symétriquement à la prime émergence de la gangue d’une passion sans raison, donc sans lendemain ni vraie attache, Sabine s’ébroue ici d’une rencontre plus volontariste que sentimentale, plus raisonnable que passionnelle. Elle-même finit par se l’avouer : « Au fond, il ne me plaît pas. Il n’a rien de ce qui peut m’attirer chez un homme. Je n’aime pas sa voix, ses gestes, son nez, sa bouche, sa peau. Finalement, je n’aime rien. J’ai toujours su qu’il ne me plaisait pas tant que ça ». Cette prise de conscience de prime abord étonne, d’autant que, tout à l’inverse, Edmond était attiré mais refusait de céder à son attirance. Comment expliquer que Sabine ait pu se duper sur ses sentiments, au point de jouer à l’amoureuse ? Une explication, toujours la même, est à portée de mains : l’idéal que lui a injecté Clarisse : « C’est toi qui as tout faussé avec ton histoire de coup de foudre. Il n’y avait pas eu de coup de foudre du tout ». Le diagnostic est assuré – le faux coup de foudre – ; l’accusation, on l’a dit, trop facile, même si elle plonge partiellement ses racines dans la réalité (Clarisse ne dénie jamais). Quoi qu’il en soit, Sabine se débarrasse de cet idéal du moi qui, joint à son coup de force volontariste, avait mis ses sentiments sous cloche : « Si je me marie, ce sera avec un homme qui m’aura plu dès le premier instant ».

    Par un coup de balancier dans le sens opposé, ne retombe-t-elle donc dans le sentimentalisme que le premier choix avait conjuré ? Sa vertu ne serait-elle que l’équilibre instable de défauts extrêmes, dont parlait finement Blaise Pascal [7] ? Voyons ce qu’il en est : à Clarisse notant que Simon « finalement » lui « convenait », Sabine rétorque, ce qui constitue l’ultime réplique du film : « Oui, mais je ne veux pas d’un père de famille ». Non, décidément, la jeune femme ne retombe pas dans son précédent scénario. Ni seulement passion, ni seulement raison : « dans l’amour il y a une part de volonté », affirme un moment Sabine à Clarisse, faisant d’ailleurs écho à une formule similaire du Genou de Claire. La jeune héroïne s’est réellement déplacée…

    f) Un vrai travail sur l’estime de soi

    Entre ces deux décisions s’est opéré, là encore non sans la liberté de Sabine, un vrai travail sur l’estime de soi. De multiples petits actes parsèment son histoire qui sont autant de moyens – les seuls moyens – au changement réel. En effet, la thérapie cognitiviste et comportementaliste nous apprend que ne suffit pas à résoudre les souffrances présentes : 1. la connaissance du passé ; 2. le fait de comprendre les mécanismes. Il faut en plus agir. Et agir est à la fois simple (il suffit de poser des petits actes) et difficile (car il faut poser des actes répétés, donc avec persévérance). On demeure stupéfait de constater le nombre de petites décisions prises par la jeune fille.

    Notons quelques-uns de ces actes qui sont autant de concrétisations de décisions prises en amont :

    * Sabine ne joue pas à autre qu’elle. En effet, à la question : « Qu’est-ce que vous faites ? », elle répond : « Je prépare une maîtrise d’histoire de l’art à Paris I, mais provisoirement je m’occupe d’antiquités ». À l’autre question, plus tard, qui pourrait cacher une déception : « Mais vous me disiez que vous aviez une boutique », elle affirme aussi tranquillement, sans justification ni minimisation : « Pas moi. Je suis employée ». Par conséquent, elle ne se cache pas, ne s’invente pas un travail professionnel plus stable ou un milieu plus huppé pour coller aux attentes prétendues d’Edmond.

    * Elle n’hésite pas non plus à contredire l’admiration de l’autre qui lui dit, ouvert, que son travail est « intéressant » : « Non, pas comme je le fais. Je ne travaille pas pour mon compte ». Ce faisant, elle ne se dévalorise pas ; elle se contente d’être vraie et ainsi de ne pas perdre de l’énergie à se construire une fausse image d’elle. En effet, les forces que l’on consomme à se regarder et détournées à se préserver sont perdues pour la construction de la relation.

    * Après la première rencontre, au lieu d’attendre indéfiniment qu’il l’appelle, elle n’a pas hésité à tout de suite téléphoner à Edmond pour prendre rendez-vous avec lui. Elle le fera aussi par la suite, laissant des messages à sa secrétaire.

    * Elle a fait appel à son imagination, tout en épousant finement pour trouver une raison-prétexte afin de le revoir. Plus encore cette raison combine astucieusement ses compétences et les affinités d’Edmond, ce qui suppose une écoute stéréophonique autant de ses talents propres (elle ne se construit pas un personnage) que des désirs de l’autre.

    * Elle affirme clairement qu’elle veut être aimée pour sa personne et non seulement pour son corps : « Les hommes sont prêts à me mettre sur un piédestal, mais sitôt que je cède, je ne suis plus qu’une moins que rien. Je ne veux plus qu’on m’aime pour mes fesses ». Et elle veut prendre les moyens de ces intentions, à savoir résister aux avances physiques des hommes, en particulier d’Edmond : « Je crois que si je me jette dans ses bras tout de suite, ce n’est pas la bonne façon » ; « un instinct porte la femelle à résister au mâle, pour qu’il la désire ».

    * Elle ose présenter à Edmond son milieu en organisant chez elle son anniversaire ; ce faisant, elle s’est opposée à Clarisse qui se protégeait tout en la protégeant. « Je veux me montrer telle que je suis. Il importe que les choses soient claires dès le début ».

    * Elle prend aussi les moyens au plan financier, elle accepte de mettre ses économies restantes pour organiser une fête permettant d’inviter Edmond. Ce faisant, elle prend des risques mesurés mais courageux.

    * Elle montre sa culture, mais sans appuyer, apprenant à Edmond que tel tableau est de Millet.

    * Elle se rend disponible pour le rencontrer sur son propre terrain, à Paris. Et, à ces indisponibilités si répétées qu’elles en deviennent suspectes, elle a même la simplicité de lui dire qu’elle a toute la semaine pour le rencontrer. « Je peux rester à Paris toute la semaine ».

    * Malgré les refus répétés de la secrétaire, Sabine insiste, d’abord au téléphone, puis frontalement. Elle ose s’affronter à celle-ci et demeurer, contre son avis, pour attendre « Maître Edmond ». À la secrétaire qui a manifestement reçu des consignes (au nom de « Sabine », elle se raidit : « Je regrette, il ne veut être dérangé sous aucun prétexte ») et donc redouble le rejet d’Edmond, elle rétorque froidement : « J’attendrai qu’il sorte » et ne se laisse démonter par aucune objection : « Il en a pour un bon moment. – Je ne suis pas pressée. J’ai tout mon temps ».

    Ces attitudes ne sont pas seulement des signes d’estime de soi ; ce sont autant de moyens qui la nourrissent.

    Ces pratiques de l’auto-affection ne portent pas seulement sur sa relation avec Edmond. Sabine les exerce aussi vis-à-vis d’elle-même à d’autres occasions :

    * Sabine accepte de se faire aider par ses amis. Elle recourt volontiers et principalement à l’aide de son amie Clarisse. Mais, et c’est un autre moyen autant qu’indice d’estime de soi, elle parle aussi avec d’autres personnes, comme sa mère ou son ami Claude, rencontré par hasard à la cathédrale.

    * Elle sait exprimer ses désirs : « Je t’envie énormément », dit-elle à Clarisse : « Tu crées quelque chose ». Plus tard, elle dira à Edmond : « si je fais quelque chose [dans la vie], ce sera, le mot est peut-être prétentieux, tant pis, ce sera pour ‘créer’ ».

    * Elle se risque aussi à dire « non ». À Clarisse qui lui propose d’être son associée, et ainsi de quitter « la mère Cadot », ce qui est plutôt réjouissant, Sabine ose pourtant décliner l’offre : « Je ne veux pas être en sous-ordre » ; « Je suis trop personnelle. »

    * Elle n’hésite pas à objecter à la comtesse (Denise Bailly), en la mettant en contradiction avec elle-même à propos du vase en Jersey : « Mais vous dites vous-même que c’est de la pacotille ! » Le fait mérite d’autant plus d’être souligné que la comtesse représente et une cliente et cet autre milieu qui la séduit autant qu’elle le redoute.

    * Elle ose arrêter d’elle-même son travail, afin de se rendre plus disponible. Ce faisant, elle sait aussi hiérarchiser ses priorités : la rencontre prime le travail.

    g) Une perte du mystère ?

    Une difficulté pourrait poindre : à être trop entreprenant, à s’affronter ainsi à toutes ses craintes, à surmonter tous les obstacles, ne viole-t-on pas les codes, n’abolit-on pas le mystère de la rencontre, ne force-t-on pas la liberté de l’autre ?

    Pudeur n’est pas peur ; ou plutôt, elle n’est pas une crainte comme les autres. De fait, les rencontres entre Edmond et Sabine montrent bien que toute la pudeur demeure intacte : non seulement dans les gestes (le baiser attendu qui ne vient pas) mais dans les paroles (l’amour jamais nommé que dans la colère ou pour le dénier). Donc autre chose l’audace ou plutôt le courage de l’amour qui s’affronte aux difficultés interdisant la rencontre, autre chose le respect plein de réserve une fois l’autre tant espéré présent. Avant la rencontre, on craint l’absence de l’autre ; pendant la rencontre, on craint de s’imposer à sa présence et de lui faire violence. Voire, la pudeur ne serait-elle pas d’autant plus grande que l’attente fut profonde ?

    h) Des décisions inefficaces ?

    La jeune femme s’est donc avérée très pro-active. De manière générale, Sabine s’est refusée à cet attentisme si fréquent chez les personnes à basse estime de soi (et dont nous avons vu un bel exemple ci-dessus : « Écoute, si je lui plais, il s’arrangera pour me voir »), d’autant qu’il est fortement justifié et rationalisé : « Je n’irai vers elle que si elle fait le premier pas », « Je ne lui parlerai que si elle m’adresse la parole » : « Je ne vais tout de même pas le déranger », « D’ailleurs, ainsi, je suis sûr qu’elle le fera de plein gré ». Du coup, une autre objection ne manquera pas de pointer : Sabine n’est pas plus avancée au terme qu’au début. N’est-ce pas là le signe qu’elle a emprunté un mauvais chemin ?

    Il vaut la peine d’entendre la question. Le film répond aussi à cette objection souvent entendue. Et en démasque le présupposé rarement nommé. D’abord, l’interrogation mesure implicitement l’acte à ses conséquences ; or, quand les effets sont contingents, quand ils engagent une autre liberté, nous sommes responsables, voire nous avons obligation d’action, mais non de résultat. « Je ne comprends pas – racontait une personne célibataire –. J’ai quitté mon travail à Paris pour en prendre un nouveau à Perpignan, afin de laisser mon petit confort, prendre des risques, créer de nouveaux réseaux relationnels. Cela fait maintenant dix-huit mois que je suis à Perpignan et je n’ai toujours pas rencontré l’âme-sœur. Cela signifie donc que j’ai pris la mauvaise décision. » Cette évaluation non seulement se trompe sur les critères de l’acte – l’utilitarisme et le conséquentialisme évaluent l’acte en fonction de ses effets, alors que sa moralité dépend de son objet [8] –, mais se nourrit d’une toute-puissance aussi culpabilisante qu’irréaliste.

    Ensuite, l’objection s’obsède sur une efficacité ou une rentabilité immédiates et s’aveugle sur les résultats acquis. Or, les décisions que Sabine a prises sont autant de moyens par lesquels elle a refusé de se laisser enfermer dans et déterminer par son état, sa situation, qu’elle soit professionnelle, sociale, relationnelle. De ce fait, ce sont autant de pas qui la rapprochent d’un avenir encore inconnu mais qui, par le gain de liberté intérieure et l’expérience engrangée, sera nécessairement plus riche que le présent.

    i) Une rencontre prometteuse ?

    Un signe de cette victoire sur soi n’est-il pas la présence, en inclusion, du jeune voyageur (Patrick Lambert) du train Paris-Le Mans ? Encore faut-il la déchiffrer. Elle atteste plus et autre chose qu’une coïncidence (telle celle, bien réelle, qui est au centre d’un autre film de Rohmer, La femme de l’aviateur [9]) : on peut, en effet, aisément imaginer que nombreux sont les usagers réguliers de l’express sans pour autant lire en chaque personne une promesse. Elle ne témoigne pas non plus d’un possible heureux dénuement, comme s’il fallait adoucir l’impression d’échec ; mais le beau principe d’espérance (« quand une porte se ferme, il y en a toujours une autre qui s’ouvre ») demeure extrinsèque voire étranger tant qu’une porte intérieure ne s’est pas déverrouillée. Et tel est à mon avis la véritable signification de ce croisement de regards et de sourires peut-être déjà complices : Sabine est assez désencombrée d’elle-même, donc a pu tirer les leçons (crédit et débit) de son expérience avec Edmond, pour être de nouveau disponible aux riches virtualités d’échange que propose la réalité.

    3) Conclusion

    Le beau mariage est une méditation aigre-douce non seulement sur la difficulté du mariage chez les solos, mais sur l’une des principales causes de cette arduité : le manque d’estime de soi. Surtout, le film ébauche un chemin de sortie de ce désamour. Sabine n’a pas accédé d’emblée à cette acceptation de soi. Nous avons par exemple vu qu’elle a cédé à l’attentisme, avant de ne plus en être dupe. En ce sens, le beau mariage n’est pas seulement celui dont on rêve ou que l’on décide en dépit du réel – après tout, « quel esprit ne bat la campagne / Qui ne fait château en Espagne » ? –. Il est celui que, pour ce qui dépend de la liberté, l’on choisit de préparer et celui que, pour ce qui n’en dépend pas, l’on consent à attendre de la vie, toujours plus surprenante et généreuse que toutes nos prévisions.

    Pascal Ide

    [1] « Les carburants de l’estime de soi se répartissent en deux grandes catégories. D’une part, les signes de reconnaissance sociale toutes les manifestations d’affection, sympathie, amour, admiration, estimes reçues de la part des autres personnes. D’autre part, les signes de performance toutes nos réussites, nos actions couronnées de succès » (Christophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 28. C’est moi qui souligne).

    [2] Cf. 1 P

    [3] Contes moraux. IV, 1967.

    [4] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier 1950.

    [5] C’est ce qu’Edmond affirme aussi, à sa manière : « C’est parfois dans les moments inconfortables que se prennent les décisions capitales, c’est entre deux portes que se signent les traités, que se déclarent les guerres ».

    [6] Cf. Jean Nabert, L’expérience intérieure de la liberté et autres essais de philosophie morale, coll. « Philosophie morale », Paris, PUF, 1994, note des p. 168-170, ici p. 170. Cf. l’analyse dans Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, p. 454-457.

    [7] Contes des quatre saisons, III, 1996.

    [8] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIae, q. 18, a. 1-4.

    [9] Cf. l’analyse dans Pascal Ide, La rencontre au cinéma, Paris, L’Emmanuel, 2005.

    Sabine (Béatrice Romand), qui habite Le Mans chez sa mère (Thamila Mezbah), achève une maîtrise en histoire de l’art à Paris où elle a un pied à terre. Amante de Simon (Féodor Atkine), un peintre marié, elle décide de rompre avec lui. Pour payer ses études, elle travaille dans le Vieux Mans dans une boutique d’antiquités tenue par Maryse Cadot (Huguette Faget). Sabine annonce à sa grande amie, Clarisse (Arielle Dombasle), qu’elle vient de quitter Simon et sa décision de se marier, sans toutefois savoir avec qui. Elle se rend à un cocktail organisé par le frère de Clarisse et y rencontre Edmond (André Dussolier), avocat parisien et cousin de Clarisse, que celle-ci lui présente avec enthousiasme. Quoi qu’elle s’en défende, Sabine en tombe amoureuse. Manifestement, Edmond n’est pas non plus indifférent. Sabine et Edmond se revoient au Mans, sans que cela dépasse le simple marivaudage. L’avocat arrive même, quoiqu’en retard, à un anniversaire que Sabine a organisé chez elle. La jeune provinciale concrétisera-t-elle son rêve de « beau mariage » avec Edmond le grand bourgeois ?

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