L’Apparition
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Thème (s):
Amour, Foi, Vérité
Date de sortie:
14 février 2018
Durée:
2 heures 17 minutes
Directeur:
Xavier Giannoli
Acteurs:
Vincent Lindon, Galatea Bellugi, Patrick d'Assumçao, Anatole Taubman, Elina Löwensohn
Age minimum:
Tout public
Language:
Français

 

 

L’Apparition, drame français de Xavier Giannoli, 2018. Avec Vincent Lindon, Galatea Bellugi, Patrick d’Assumçao, Anatole Taubman.

Thèmes

Vérité, foi, amour.

Dans un film inspiré, loin des poncifs sceptiques ou complaisants, le réalisateur de Marguerite (qui a reçu quatre César en 2016) ose parler de la vérité – ou plutôt de la rencontre de la vérité.

 

  1. La vérité est d’abord le fruit d’une enquête.

Jacques est un moderne, voire un contemporain. En effet, depuis l’entrée dans la modernité (avec Galileo Galilei, Francis Bacon et René Descartes), la vérité se cherche (exclusivement) avec les sens et la raison. Combien de fois, la caméra montre le reporter dans ce village alpin en train de scruter son environnement avec grande attention, à l’affût de la moindre donnée. Lorsque tout le monde prie, paupières baissées, dans le gymnase ou sur la colline des « apparitions », il demeure les yeux grand ouverts. À cette donnée universelle qui, comme le « bon sens » cartésien, sigille notre humaine nature, le grand reporter ajoute l’acribie particulière caractéristique de sa profession et la scrupuleuse qualité d’observateur qui, tout à son honneur, fonde sa réputation personnelle.

Jacques est attentif jusqu’au scrupule : sa concentration est proportionnelle à sa discrétion. Ce respect sans nul compromis du fait n’est d’ailleurs pas qu’une disposition intellectuelle, il est élevé jusqu’à une véritable vertu morale : la probité. Cette persévérance, voire cette ténacité dans la recherche du fait, donc de la vérité, explique son amitié avec celui dont l’éloge funèbre télévisé rapportait les paroles : « Je veux rapporter les preuves de la violence et de l’injustice ». En cohérence avec cette pratique, Jacques tient un discours opiniâtre jusqu’à l’obsession sur le fait, le donné, au mieux enregistrable, filmable ou photographiable, au moins, documenté : « Je veux des faits, des preuves : est-ce que cette jeune a menti ou non ? »

Une fois contacté par son correspondant de la cité du Vatican, son premier réflexe est d’aller vérifier son identité sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia : méfiance ? Non ! Seulement rigueur. (À ce sujet, observons en passant une des très rares erreurs de ce film par ailleurs aussi soucieux de la fiabilité que son héros : dans la biographie abrégée à droite de la notice, sous la photo, on peut lire en face de la rubrique « Appartenance religieuse » : « Université Grégorienne » – ce qui, en réalité, définit, d’ailleurs très imprécisément, son profil académique et non pas ecclésiastique ; ajoutons que, étant évêque et non pas cardinal, Mgr Vassilis est donc non pas simplement quelqu’un qui travaille, mais secrétaire du Dicastère susnoté…).

Toujours fils de son époque, Jacques sait (ou croit savoir) que la vérité est objective, c’est-à-dire ne dépend pas du sujet, ou plutôt que l’enquête atteint d’autant mieux son objectif (sic !) que l’enquêteur demeure en retrait. Le journaliste est peu disert, voire mutique, non pas seulement parce qu’il est traumatisé par la mort de son ami, mais parce qu’il est soucieux, par conscience professionnelle, d’interférer le moins possible avec ce qu’il lui a été demandé d’observer et de juger-jauger. Taiseux, il est d’abord respectueux. D’où les questions à la limite de l’ingénuité : « Qu’est-ce que ça veut dire ‘apparition’ ? », « C’est quoi ‘un fait surnaturel’ ? ». Jacques est si profondément fidèle à son exigence de factualité brute qu’il a lui-même perdu le sens de ce dernier adjectif qui renvoie à ce qui transcende l’immédiate appréhension. Mais peut-être est-ce l’expression « fait surnaturel » qui lui paraît oxymorique.

Ce qui est vrai de l’instant l’est aussi de la durée : Jacques est aussi intensément présent aux événements et aux personnes que tenace dans la recherche de l’indice ou du témoignage jusqu’au bout. Cette vérité, il la cherche sans relâche et sans lâcheté, l’accrochant à son mur car elle ne décroche pas de son cœur.

Et, branchée sur les sens, la raison n’a rien à envier à leur activité continue. Le stylo et le carnet constamment à la main, avant même son arrivée dans le village, Jacques note ce qu’il observe. Ainsi le silence sensoriel se double d’une mise à distance rationnelle qui est l’autre nom de l’estime pour l’objet analysé.

Enfin, et en cela il est contemporain, Jacques est tolérant. Rechercher n’est pas suspecter. Enquêteur n’est pas inquisiteur. Pour être empirique (empirico-rationnel) et objectif, Jacques n’est pas un maître du soupçon, a fortiori un militant athée ou anticlérical. Sans commentaire, il est sans préjugé. Quand le prélat romain l’interroge sur sa foi, il répond juste ce qu’il sait de lui, n’ajoute pas un mot, ne justifie pas, que ce soit à la foi en général (au jugement humoristique sur le décalage entre les ors des palais romains et la pauvreté du Messie aux pieds nus, il ne renchérit pas dans une complaisante diatribe antiecclésiale), ou à sa foi en particulier (oui, il a fait sa première communion ; non, il n’est pas croyant, ou plutôt, se reprenant, non-pratiquant : de manière très révélatrice, il en reste au seul fait extérieur – pas de pratique –, mais ne pose pas de jugement sur sa propre conviction intérieure dont il ne dit mot).

C’est pour ces trois caractéristiques – observateur, objectif, tolérant – que Jacques est devenu sinon incroyant, du moins agnostique. Et c’est pour elles qu’il est choisi par le Saint-Siège afin de diligenter cette enquête peu banale (seconde bévue du scénario, elle aussi très pardonnable et sans conséquence : l’absence de l’ordinaire du lieu, c’est-à-dire de l’évêque, aujourd’hui Mgr Xavier Malle, qui est le premier à ordonner une enquête canonique). Or, ces trois qualités, à son grand étonnement, Jacques va les retrouver chez les membres de la commission d’enquête canonique. De fait, l’équipe réunie est encore plus circonspecte que lui : non seulement, elle en demeure aux faits, mais elle écarte les trois causes qui pourraient interférer : somatique (batterie impressionnante de tests, du scanner à l’examen gynécologique…), psychologique et diabolique. Le réalisateur qui, à en juger par les entrevues que j’ai lues de lui, ne semble pas sans affinité avec son héros, a lui-même constaté que les autorités ecclésiales adoptent cette attitude distanciée, voire réservée, que résument bien les propos du jeune prêtre de la Curie : « L’Église préférera toujours passer à côté d’un véritable phénomène plutôt que de valider une imposture ».

Ainsi, l’un des grands mérites du film est, loin de la vulgate ambiante, de se refuser aux bipolarités manichéennes : la prudence ecclésiale ne rime en rien avec méfiance. En effet, moyennant la concession très modique d’éteindre son portable, Jacques bénéficiera de l’insigne privilège d’entrer dans une partie des fameuses archives du Vatican, traverser ses vastes salles souterraines, lumineuses et silencieuses, voire accéder à des documents originaux dont la grande préciosité est justement soulignée. Qu’il est émouvant de lire une lettre autographe de Jacqueline Aubry, la voyante de l’Île Bouchard, manuscrite l’après-midi même du 8 décembre 1947, jour de la dernière des dix apparitions et d’entendre de la bouche de l’officier (officiale) chargé des archives cet aveu où cousine admiration et vénération : « Una santa donna : une sainte femme »…

De même, cette prudence n’est pas doute. Elle est seulement suspension du jugement qui conduit, disons-le une dernière fois, à une enquête cherchant à rassembler le plus possible de preuves documentées et transmissibles. Il est de ce point de vue très heureux, voire très courageux, de la part de Xavier Giannoli, d’avoir fait du théologien du groupe, gentiment chambré par ses collègues, la contre-figure du soupçon ; d’ailleurs sans grande tolérance, mais non sans logique, celui qui refuse systématiquement la possible véracité des apparitions se fera à son tour refuser le droit de demeurer dans l’assemblée de prière.

 

  1. L’enquête de Jacques s’avérera très vite être une quête.

Autrement dit, pour la première fois de sa vie peut-être, le journaliste devra abandonner sa posture objective pour s’impliquer personnellement. Certes, depuis toujours, il paie de sa personne jusqu’à risquer sa vie, pour quérir la vérité et l’arracher à ceux mêmes qui voudraient la dissimuler ou simplement l’oublier. Voilà pourquoi, encore sidéré par l’attentat, il a le réflexe de mettre la bande sous enveloppe ; voilà aussi pourquoi, à peine remis du traumatisme de l’attentat, il est prêt à repartir. Mais cet engagement de sa personne s’inscrit en continuité avec ses convictions et sa déontologie. En revanche, le décalage entre le début et la fin du film suffit à attester l’ampleur impressionnante du déplacement réalisé et du chemin parcouru. Son credo initial est à ce point objectivant, donc détaché de lui, qu’on l’entend à propos de son ami, et qu’il se poursuit en fond, comme en voix off. Répétons son propos en le soulignant : « Je veux rapporter les preuves de la violence et de l’injustice ». Mais, au final, la lettre de rapport envoyée à Monseigneur Vassilis semble écrite par un autre homme. Accentuons là encore les mots pour mieux manifester le hiatus ou, mieux, l’évolution : « Je pense à elle, à ceux qui veulent croire à son miracle. Elle est partie en emportant son secret. Cette mission m’a apporté des questions que j’ignorais. Je pense à mon ami mort cherchant des images de la vérité. Mais quelles images ? Quelle vérité ? La vérité est peut-être ce qui est toujours ailleurs. Comment croire ? J’ai découvert avec Ana ce que je ne connaissais pas. Je ne sais rien de ce monde ».

Mais sait-il sonder cette vérité intérieure : à force de scruter le réel à la recherche des faits objectifs et objectivés, il ne se connaît même plus lui-même. À la question du médecin lui demandant s’il prend soin de lui (« Pourquoi refusez-vous de parler à quelqu’un ? Cela vous aiderait. Votre femme s’inquiète parce que vous n’osez pas sortir »), Jacques répond – premier acte d’impatience – en évitant et réitère son interrogation sur sa possible reprise de son activité journalistique. L’on commence à deviner que cette profession qui le fait vivre hors de lui pour les meilleurs raisons du monde constitue aussi le prétexte rêvé pour ne pas rentrer en lui-même. Cet homme qui regarde et écoute avec l’attention que l’on a dit, ne sait pas entendre ce que son corps lui dit : que l’attentat soit la cause nécessaire des acouphènes, ne signifie pas que ce soit la cause suffisante. La pathologie naît à la jonction d’un facteur extérieur et d’un terrain. L’organe principalement affecté par l’attentat n’était-il pas intérieurement fragilisé par son manque répété d’écoute de lui-même ?

Le premier ébranlement intervient peut-être très tôt. Lors de la prime rencontre publique avec la « voyante », pendant l’assemblée de prière dans le gymnase, le contact a beau être fugitif et le regard furtif, la jeune fille, sensible comme une sensitive, remarque cet homme pas comme les autres, ni fervent ni fermé, mais seulement attentif, voire curieux. Plus, intuitive, voire aux aguets comme toute personne blessée qui ne vit qu’en survie, elle lâche son papier à l’écriture enfantine et improvise une belle prière d’intercession où, sans le savoir, elle nomme le traumatisme actuel de Jacques (« Je pense à ceux qui sont morts et sont restés sur la route »), et plonge dans une profonde supplication. Par cette coïncidence autant que par ce geste touchant, Jacques est brusquement rejoint : lui que, jusqu’à maintenant, nous avons toujours vu le regard soit sidéré jusqu’à être prostré, soit distancié jusqu’à être absent, soit buté jusqu’à buter (le médecin qui l’examine), nous croisons maintenant un regard soudain figé, et même embué. Si la tête le protège encore, sa sensibilité, elle, commence à perdre le contrôle. Or, la vulnérabilité est la porte d’entrée dans le cœur qui est le lieu de la vérité.

Cette posture de distanciation protégée assise sur des décennies de pratiques journalistique va se volatiliser lorsque Jacques fera l’expérience d’une autre coïncidence qui, elle, le bouleversera, au fond de ses entrailles : l’icône qui fait l’objet d’une des dernières photographies de son ami reporter fut aussi photographiée par l’époux de Mériem ; plus encore, elle est en sa possession. Or, cette très improbable conjoncture non seulement, en son origine, implique son ami le plus proche (une autre photo, montrée plusieurs fois, le voit poser sur lui un regard où l’affection le dispute à l’admiration), mais, en son contenu (l’icône fut profanée par les miliciens de Daech), elle représente et concentre toute sa mission de journaliste au service de la vérité et de la paix. Bref, elle concentre tout ce qui lui est le plus cher. Plus encore, en sa signification symbolique, il l’ignore encore, elle s’avère être une parabole de son itinéraire : les yeux qui, percés, béent sur plus grand qu’ils sont capables de voir ; brisée et réparée, elle dit le secret de toute crise et de toute fécondité : consentir au déchirement, c’est-à-dire à la décomposition, pour être recomposé de manière neuve, voire être donné. Telle est la logique même de l’acte eucharistique que résument les quatre verbes de la consécration : prendre, bénir, rompre et donner. Et que le dernier mot soit au don, c’est ce qu’atteste l’admirable fin du film. Au péril de sa vie, dans un voyage qui a tout d’un pèlerinage, Jacques porte l’icône à un monastère lumineux, îlot de prière dans un désert de mort. Plus encore, avant de la déposer délicatement langée dans un geste d’infini respect qui dispose à la piété et avec un regard pacifié qui dit l’âme réconciliée, il retrouve, en partie à son insu, le geste qu’à deux reprises, Anna accomplit en se rendant à cette mystérieuse chapelle au mur lui-même aveuglé : répétition vaut transmission.

 

  1. Enfin, la quête ouvre sur une requête de la vérité en personne.

La vérité ne se donne jamais aux seules capacités cognitives, extérieures (les sens qui ouvrent à la raison) et intérieures (le sens intime qui ouvre à la conscience). Elle engage aussi l’affectivité. En effet, point de vérité digne de ce nom qui ne provienne de l’amour et n’y conduise.

Déjà au tout début, l’affectivité de Jacques avait fait irruption et fissuré un bref instant la bogue qui enserrait son cœur : à la tristesse accablante de la perte irréparable de l’ami si proche se joignait la culpabilité encore plus accablante de n’avoir pas su prévenir sa mort (« J’aurais dû l’empêcher de partir tout seul. C’est la première fois qu’on était séparés »). Mais il ignorait alors que ce remords ne retentissait autant en lui qu’à la mesure de son besoin inassouvi d’être aimé (et donc injugé) inconditionnellement : « Je sais que vous avez besoin d’une amie », lui lancera Anna.

Plus tard, en constatant cette incroyable – ou plutôt très croyable – coïncidence, Jacques réagit avec colère et hurle, en colère, au téléphone : « Ça veut dire quoi ‘par hasard’ ? » Quand sa femme interprète ces faits comme une « coïncidence », c’est-à-dire une juxtaposition hasardeuse de deux événements que rien ne corrèle, elle agit comme il l’eût fait lui-même, s’il n’avait pas été aussi personnellement impliqué. Le courroux de Jacques ne se dirige donc en rien contre son épouse attentionnée, mais contre lui-même, par bouc émissaire interposé. Aussi, dans ce bref, mais si juste échange, Valérie continue-t-elle avec autant de vérité que de compassion : « De quoi as-tu peur ? » Elle sait d’expérience que cette ire est un sentiment racket qui coupe son époux d’un ressenti plus profond ; c’est une manière pour lui de ne pas connecter avec un ébranlement autre plus profond et secret que Jacques fuit, comme il fuit la souffrance de son ami. Voilà pourquoi l’image suivante il se regarde dans la glace, geste symbolique par excellence du questionnement sur soi-même. Mais cette compassion qui est relayée dans les autres échanges par un constant souci de son bien propre, il ne peut encore la recevoir de celle dont il est pourtant le plus proche.

On pourrait se demander : pourquoi Jacques qui aime tant la vérité extérieure est-il un tel ennemi de la vérité intérieure ? Sa dépendance au journalisme de terrain dangereux est-elle une manière de s’invulnérabiliser et donc de se fuir en permanence ? Une seule réponse : pour atteindre toute la vérité, il faut se laisser atteindre par l’humilité ; la vérité ne se rencontre que par celui qui accepte d’être rencontré par elle. Pascal avait tout dit dans une phrase d’une abyssale profondeur qui ne vaut pas que de Dieu : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé ».

On pourrait aussi s’interroger : pourquoi Jacques qui a tant besoin d’être consolé et dont l’épouse est si attentionnée, se mure-t-il physiquement autant que relationnellement ? De fait, les skype avec Valérie le trouvent toujours « affairé sans rien faire ». La réponse tient dans le même mot : l’humilité. Or, l’humilité, c’est l’amour qui se rend réceptif, c’est l’amour qui ouvre les mains pour recevoir la vérité entière.

Voilà pourquoi la Providence qui a plus d’un tour dans son sac multiplie les chemins pour approcher au plus près les cœurs que la blessure endurcit du dehors (seul le péché endurcit du dedans), va passer par Anna. Quel paradoxe (qui n’est qu’apparent) ! Ces deux êtres si navrés vont se rencontrer au nom même de leur blessure bénie.

Certes, accouchée sous X, Anna a cruellement manqué d’affection et de reconnaissance ; voire, changeant régulièrement de famille d’accueil, elle souffre d’abandons à répétition. Certes, il y a du transfert dans cet attachement d’Anna à la figure paternelle (heureusement sans ambiguïté) du père Borodine, puis à Jacques. La preuve en est l’aveu de son besoin d’être protégée ou la crainte éperdue d’être abandonnée qui la pousse à se jeter en larmes aux pieds de Jacques. D’ailleurs, ce transfert si prégnant s’exerce aussi à l’égard du second pôle manquant, le pôle maternel, en ce désir d’embrasser la vie religieuse dans une communauté de sœurs aimantes qui travaillent à remplir des couettes de plumes duveteuses. Mais, si la motivation d’Anna se réduisait au seul transfert symbolique, l’amour pour Jacques serait abandonnique et bientôt accusateur.

Mais tel n’est pas le cas. En effet, depuis longtemps, Anna s’est construite en se décentrant d’elle-même et en servant autrui avec une authentique miséricorde. Lorsqu’elle découvre l’histoire de Jacques sur la Toile et le croise à une cérémonie, elle pleure de compassion. « Je voudrais vous aider, Jacques ». Cet amour oblatif trouve sa plus haute réalisation humaine dans sa relation à son amie Meriem. Certes, au point de départ, leur amitié est « quasi-fusionnelle », comme le dit la mère d’une des familles d’accueil : elles sont « comme des sœurs ayant perdu leurs parents », et Meriem, si fidèle épistolaire, achève une de ses lettres par un émouvant : « Je t’attendrai tous les jours ». Néanmoins, là encore, la captation a laissé place à l’oblation. On découvre au terme qu’Anna aime son amie au point de se substituer à elle – « Elle s’est sacrifiée pour que je puisse vivre » – et renoncer au mariage – « Rester vierge donne du sens à ma vie ». Certes, ce choix de la virginité relève plus de l’immolation spiritualisante et victimaire que des épousailles mystiques avec le Christ. On objectera que son attitude mêle la pureté de l’idéal à la transgression du mensonge. Voilà pourquoi tout le non-dit de la généreuse supercherie se retourne psychologiquement en une culpabilité démesurée et physiquement en une anorexie suicidaire. Toutefois, répétons-le, réduire l’attitude d’Anna à des mécanismes psychologiques, serait confondre conditionnement et déterminisme, et ainsi sacrifier à l’idole sceptique. Qu’il est significatif qu’à la demande du prêtre sur la première apparition : « Qu’avez-vous ressenti ? », la jeune fille réponde, non par un sentiment, mais par une action : « La rencontre ». Dieu s’est adapté à elle avec douceur, pour tenter de la conduire au-delà d’elle, avec exigence.

De son côté, Jacques aime trop la vérité pour ne pas percevoir le manque de cohérence d’Anna et, plus encore, les failles du dossier réuni par la commission canonique. Il offrira ainsi une belle leçon de vérité à ses membres qui, trop obnubilés par la seule réponse à la question relative à la surnaturalité des faits, en arrivent à oublier les faits eux-mêmes et ce qu’ils révèlent. La révélation (de la grâce) n’est pas jalouse de la vérité (historique).

La coïncidence si troublante de l’icône pouvait fissurer l’intelligence de Jacques, elle ne pouvait pas ouvrir son cœur. Il lui faudra la vulnérabilité désarmée et surtout aimante d’Anna pour qu’il se laisse toucher au plus intime, au point d’être touché corporellement. En une superbe scène, l’homme fort est terrassé par la souffrance incontrôlable des acouphènes qui vrillent ses tympans. La jeune fille se retourne vers lui, s’approche, enveloppe son oreille de sa main, puis l’enserre dans ses bras. La jeune fille que la vie abandonne peu à peu lui redonne alors vie.

La forme suprême de l’amour est le salut, c’est-à-dire le pardon offert à celui qui est aux antipodes de l’amabilité : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8). Et la forme suprême du salut est la substitution par laquelle le sauveur subit le sort du sauvé, au point de s’identifier à lui : « Dieu l’a fait péché pour nous » (2 Co 5,21). C’est en prenant notre place que Jésus – qui « nous a aimés jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1) – meurt sur la croix – croix que, de manière bouleversante, le pompier portant, plus, berçant, le corps exsangue d’Anna, dessine dans un ciel lumineux, sous le regard protecteur de Marie à qui le sauveteur emprunte la figure de la Pietà.

Comment la jeune fille pouvait-elle résoudre l’impossible dilemme : continuer à dissimuler en se faisant passer pour la voyante, elle qui affirme avec force à Jacques « Je ne suis pas une menteuse » et dont son entourage témoigne qu’elle ne supporte pas de tromper (« Elle m’a promis que c’est la vérité. Jamais elle ne m’a menti ») ; ou dé-missionner et ainsi interdire la diffusion du message de la Vierge réellement apparue à son amie, décevant non seulement les pèlerins, mais Dieu même qui a fait confiance à son humble médiatrice ? Bref, comment choisir entre trahir la vérité sur la médiatrice ou trahir la vérité sur le message ? Ainsi, loin de s’expliquer par la seule culpabilité morbide ou une spiritualité excessivement victimale, la mort d’Anna se présente comme une solution qui sauve la vérité en prenant la forme d’un amour s’immolant jusqu’au bout. C’est tout en blanc, pieds nus, qu’elle traverse le Cédron et se rend sur le lieu même où toute sa vie a basculé dans un cri : non pas seulement celui de son amie se dérobant à plus grand qu’elle, mais celui de sa liberté consentant d’un coup de s’offrir sans retour et sans reste. Et cet amour n’est pas vain ni stérile : le reporter y puise la force de s’ouvrir à nouveau, de retourner au Proche Orient et, en y retrouvant Meriem, d’achever la quête.

Demeurent deux questions lancinantes.

Marie est-elle apparue à Meriem ? À sa question « Vous me croyez ? », Jacques répond : « Je ne sais pas ». Ce que sa parole ne peut certifier, sa vie l’atteste avec probabilité : elle pardonne à l’assassin de sa mère qui l’a laissée orpheline, et dédie sa vie, loin de la sécurité et du confort offerts par la France, à aider les réfugiés – tout cela en cohérence profonde avec le message supposé de la Vierge qui entend « les cris du monde » et demande de « redécouvrir le don de soi aux pauvres, à ceux qui souffrent ».

Pour Jacques, la sortie du positivisme est-elle une entrée dans la foi ? La belle parole du prêtre qui semble se faire le porte-parole du réalisateur : « La foi voyage incognito » pourrait le suggérer. Mais ce serait outrepasser, et les paroles de l’enquêteur devenu quêteur, et l’intention du cinéaste. En revanche, en rentrant en lui-même (cf. Lc 15,17), Jacques a au minimum effectué un saut du premier ordre pascalien (celui du corps, donc des sens) au deuxième (celui de l’esprit). Voire, dans cette obéissance stricte – j’allais dire « religieuse » – au fait qui caractérise Jacques, il se dit un agenouillement face à la réalité, qui non seulement fait toute la fiabilité professionnelle du journaliste, et rend hommage à sa probité, mais comme une prédisposition à un accueil à autre que lui, voire une prophétie de sa rencontre.

 

L’apparition est toujours l’irruption de l’Inconnu dans le connu. La réaction, imprévisible, peut être le refus sceptique qui mesure la vérité à l’homme, voire à ses cinq sens. Inversement, elle peut être un débordement qui fait vaciller la raison et jaillir « un cri que je ne suis pas prêt d’oublier ». Ou bien, l’apparition met à la question jusqu’à remettre en question et conduire à une foi qui, en respectant l’homme, passe l’homme. « Le cœur vide » diagnostiqué par Borodine chez Jacques est devenu un cœur avide de cette vérité qu’est l’Amour. Enquête, quête et requête, la vérité serait-elle, enfin, conquête ?

Pascal Ide

Dans une chambre d’hôtel, en Syrie, Jacques Mayano (Vincent Lindon), reporter pour le grand quotidien régional français Sud-Ouest, est assis sans réaction, alors que la télévision montre des images terrifiantes d’attentat. Puis, il nettoie lentement sa caméra maculée de terre et de sang, et distille des gouttes dans ses oreilles souffrant d’acouphènes. Puis, silencieux, il rejoint l’avion cargo qui l’attend pour le reconduire en France, avec pour seul compagnon, le cercueil de son ami le plus proche, tué dans les attentats.

Alors qu’il demeure reclus à l’écart de sa femme, Valérie (Candice Bouchet), il reçoit un mystérieux coup de fil l’avertissant que Mgr Vassilis, évêque travaillant à la Congrégation pour la Doctrine de la foi, souhaite sa venue sans tarder au Vatican. Intrigué, il accepte. L’évêque qui l’accueille avec affabilité lui demande si, au nom de sa rigueur, de son talent et de son impartialité, il consent à faire partie du comité chargé d’une enquête canonique sur un « fait surnaturel » supposé : voici 2 ans, une jeune fille, Anna (Galatéa Bellugi), désormais âgée de 18 ans, dit avoir eu plusieurs apparitions de la Vierge Marie dans une petite ville des Hautes-Alpes, dans la région de Gap. Elle est devenue la protégée du père Borodine (Patrick d’Assumçao), franciscain se refusant à travailler en obéissance avec l’évêque du lieu, et d’un laïc allemand, Anton (Anatole Taubman), organisant les réunions de prière avec la prétendue voyante et la diffusion internationale du message.

Arrivant sur place, avec des milliers de pèlerins qui viennent se recueillir sur le lieu des apparitions présumées, Jacques est accueilli par l’équipe composée, notamment, d’un psychiatre, le Dr de Villeneuve (Elina Löwensohn), d’un théologien sceptique, Stéphane Mornay (Gérard Dessalles), et deux prêtres, le Père Gallois (Claude Lévèque), curé de la paroisse, et le Père Ezéradot (Bruno Georis), délégué de l’évêque. Commence alors la plus surprenante et la plus imprévisible des recherches. Surtout lorsque Jacques découvre l’existence de Mériem (Alicia Hava), la grande amie d’Anna.

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