La soupe au canard
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Pays:
américaine
Année:
1934
Thème (s):
Beau, Célébration, Corps, Dénonciation, Ironie
Durée:
1 heures 10 minutes
Directeur:
Leo McCarey
Acteurs:
Groucho Marx, Harpo Marx, Chico Marx
Age minimum:
Tout public

La soupe au canard, comédie burlesque américaine de Leo McCarey, 1934. Avec Groucho Marx, Harpo Marx, Chico Marx.

Thèmes

Ironie, dénonciation des impostures, célébration du corps de chair, du beau.

On le sait : rien n’échappe à l’ironie corrosive des frères Marx, et cela est surtout vrai de Soupe au canard, leur film le plus fameux et le plus acide avec Une nuit à l’Opéra. Cependant, ne nous offre-t-il pas le contre-exemple même de la rencontre ? Et si l’ironie déblayait le terrain pour permettre la véritable relation à autrui et d’abord à soi-même ?

1) Une ironie décapante

a) La destruction des institutions politiques

C’est sans doute le politique qui est le plus mis à mal par le vitriol des Marx Brothers. Multiples sont les exemples montrant le mépris de Firefly pour la chose publique. Lorsque Mme Teasdale annonce à Rufus que les personnalités du monde entier affluent pour le rencontrer, celui-ci se contente de jouer à la marelle. Une fois chef de gouvernement, Firefly invente un « ministère de la nuisance ». Le conseil des ministres se transforme en occasion de calembours, les relations diplomatiques en occasion d’insultes (Rufus traite Trentino de « babouin ») et les missions d’État en occasion de courtiser (Pinky oublie son ordre de mission à la vue des appâts d’une jolie femme).

L’organe du politique qu’est le pouvoir judiciaire n’est pas épargné. Son plus haut symbole – le tribunal – est l’occasion d’une loufoquerie débridée. La confusion devient maximale lorsque le procureur transformé en avocat lance : « Objection », que le juge refuse : « Pas d’objection », ce à quoi l’accusé (Pinky) rétorque : « Si, objection » et que le président de séance réfute : « Un accusé ne peut pas objecter ». Qui est qui ?

Faut-il s’étonner si, coupant court à ce chaos, on vient annoncer que la guerre est déclarée. Mais n’était-on pas déjà en guerre ? « Nous entrons en guerre, car tout le monde a des armes ». La violence de la relation dégénère spontanément en violence belliqueuse ; entre violence verbale et violence physique, la différence n’est pas de nature, elle n’est parfois même pas de degré. C’est ce que révèle, sur le mode crypté de l’humour, cet échange dont le sens ne laisse pas d’être terrifiant : « Je suis prêt à tout pour empêcher cette guerre. – Trop tard, j’ai trois mois de location pour le champ de bataille ». Mais la guerre n’échappera pas plus à la lame de fond de la bouffonnerie et l’espionnage, qui en est la face cachée, subit le même traitement.

Enfin, ce milieu longtemps intermédiaire entre le privé et le public qu’est l’économique n’est pas mieux loti. Il appartient au couple infernal Pinky et Chicolini de le révéler. En effet, si ils exaspèrent l’autre marchand, ce n’est pas tant en lui subtilisant son chapeau qu’en l’empêchant de gagner de l’argent et, eux, en s’en désintéressant absolument, bref, en refusant d’entrer dans le système de l’échange, fondement de la vie économique.

Au fond, c’est la notion même de communauté humaine qui est mise en question. Lorsque Mme Teasdale dit accueillir Rufus « au nom des hommes, des femmes et des enfants de Freedonie », le comique ajoute : « Et n’oubliez pas les chiens ! »

b) La destruction de l’institution familiale

Si les institutions publiques sont laminées, les Marx Brothers semblent au moins respecter la sphère privée. Rufus ne désire-t-il pas se marier ? Ne fait-il pas une cour éhontée à Gloria ? Certes, ses motivations, qu’il ne cherche nullement à cacher, ne sont guère honorables (« Voulez-vous m’épouser ? Vous a-t-il laissé de l’argent ? Oubliez la première question ».) ; du moins est-il prêt à convoler en justes noces.

Mais écoutons-le : « Épousez-moi, dit Rufus à la milliardaire éprise de lui, je prendrai des vacances. Je vais en avoir besoin si on se marie ». Car alliance commence comme aliénation : « Le mariage : je me vois déjà dans ma cuisine penché sur mes fourneaux ».

Sans parler des moqueries permanentes et souvent méprisantes contre la femme (« Vous vous battez pour l’honneur de cette femme. C’est ce qu’on appelle un paradoxe ».). Comme par hasard, c’est ici que prolifèrent les jeux de mots, qui font appel au signifiant plus qu’au signifié, trop explicite (pour donner un exemple de calembour français : « C’est un jour inénarrable. – Je garde les nanas et je vous laisse le râble ».)

La dernière image du film regroupe de manière très symbolique dans l’unique jeu de massacres des Marx Brothers, d’abord Trentino, puis Gloria Teasdale, c’est-à-dire la sphère publique et la sphère privée. Décidément, la seule unité du quatuor infernal s’opère contre, et contre la rencontre.

c) Le destruction de l’individu

Enfin, après l’instance universelle de l’État et celle, plus particulière, de la famille, il demeure celle, singulière, de la personne. Le moi n’échappe pas à la moulinette dévastatrice. Il n’y a aucune continuité de sens dans les propos ni d’objectif dans les actions, ainsi qu’on le redira. Mais ici, il y a va de l’unité même, ontologique, de la personne qui s’émiette en de multiples lieux : « Où est-ce que j’étais passé ?, demande un moment Rufus. Il va falloir que je me décide à revenir ».

Davantage encore, qu’y a-t-il de plus personnel que la mort [1] ? Pourtant, Chicolini brocarde la cour martiale que lui promet Vera Mascal (Raquel Torres). Et, lorsque Mme Teasdale informe Rufus que son mari est mort, le cuistre répond : « Je suis sûr que c’est une excuse pour se tirer ».

2) De la métaphysique à la ‘pataphysique’

Derrière le rire aux éclats, c’est la réalité qui est mise en éclats, ce sont les valeurs métaphysiques elles-mêmes qui volent en morceaux.

a) La dissolution du bien

Jamais comme dans ce film les frères Marx n’ont été aussi méchants. « J’étais à ses côtés jusqu’à son dernier souffle, avoue Mme Teasdale. – Pas étonnant qu’il soit mort alors, rétorque Rufus. – Je l’ai longuement tenu contre mon cœur, renchérit la richissime dame. – Oui, c’est bien ce que je dis, c’était un meurtre ».

Les différentes institutions, publiques et privées, sont le support de la relation, donc d’une certaine vie bonne. En les déboulonnant, le film suspecte le bien lui-même et le rend invivable.

Du moins, les Marx Brothers ne demeurent-ils pas indemnes ? Ne réchappent-ils pas de ce naufrage généralisé ? Ces antihéros n’ont pas la naïveté de s’excepter de leurs turlupinades. Dans la scène initiale de présentation, Rufus attend sa propre arrivée, ô paradoxe, non point parmi les nobles invités, mais parmi les soldats composant la garde d’honneur.

Et si le dernier des Marx Brothers, Zeppo, n’est ni ridiculisé ni ridiculisant, son personnage, Bob Roland, est aussi pâle que silencieux.

b) La décomposition du vrai

Ce n’est pas seulement le bien qui est systématiquement mystifié, mais l’horizon même de la relation, sa condition de possibilité, à savoir le vrai. Multiples sont les chemins de cette pulvérisation.

Rufus ne craint pas la contradiction. Dans le chant qui clôt la scène de son accueil comme chef de gouvernement de la Freedonie, il affirme : « Je suis très honnête, alors attention », et la phrase d’après, il énonce exactement le contraire : « Si quelqu’un reçoit des pots de vin sans partager avec moi, alors, on l’adosse au mur et pan ! il est mort ».

L’illusion ou plutôt le perspectivisme prime sur l’objectivité du réel : « Je croyais vous avoir vu sortir de mes propres yeux, dit Mme Teasdale confrontée à l’un des trois sosies de Rufus ». Et celui-ci de répondre : « Que croyez-vous : vos propres yeux ou moi ? »

La folie est la disqualification du vrai. La dé-mence s’oppose à la mens, l’esprit. Or, les Marx Brothers ne nous entraînent-ils pas dans un tourbillon fou ? « Il me rendra folle », dit Gloria Teasdale de Rufus. Elle ne croit pas si bien dire.

L’absurde est la sœur cadette de la folie. On ne compte plus le nombre de paradoxes qui dissolvent toutes les catégories permettant de penser de manière cohérente et intelligible la réalité. En voici deux exemples. Le premier concerne la différence fond-apparence : « Il parle comme un idiot, dit Rufus au juge. Mais ne vous fiez pas aux apparences. Il est vraiment idiot ». Le second inverse les relations de cause à effet : « Vous avez reçu une réponse à ce message, demande Rufus ? – Non, mon général, répond le télégraphiste. – Bon, dans ce cas, ne l’envoyez pas ».

Cet effacement du vrai prend aussi la forme plus douce mais tout aussi délétère de l’interprétation projective. Cette interprétation naît de la puissance créative des sentiments projectifs par excellence que sont la peur et la colère. L’obstacle (futur et seulement possible) que l’anxieux imagine finit par devenir pour lui plus réel que le réel lui-même. C’est à cause de cette confusion entre la réalité et le possible que Rufus rendra la guerre inéluctable. Il vaut la peine de noter ce petit chef d’oeuvre de psychologie qu’est l’incroyable tirade où Rufus, partant de l’espoir de paix, en arrive, aveuglé par la peur et de la colère, à s’auto-convaincre de la mauvaise foi de l’ambassadeur de Sylvanie, alors que celui-ci n’est même pas présent et donc ne lui a encore rien dit : « Quel noble geste. Je ne mériterais pas la confiance qui m’est accordée si je ne faisais pas tout ce qui est en mon pouvoir afin de préserver la paix de la Freedonie. J’accepte avec joie de recevoir l’ambassadeur Trentino et au nom de tout mon pays. Je suis prêt à lui tendre la main droite de la paix et de l’amitié. Je suis sûr qu’il appréciera ma poignée de main à sa juste valeur ». Brusquement, le changement de ton signale un changement affectif, à savoir l’apparition de la peur : « Oui, mais si jamais il la refuse ? Ce serait vraiment le bouquet. Je lui tends la main et lui il n’accepte pas. Mon image de marque en prendrait un coup, moi, le chef d’une grande nation, snobé par un ambassadeur ». Il s’échauffe de plus en plus, la crainte alimentant désormais la colère : « Il se prend pour qui celui-là. Il croit peut-être qu’il peut me couvrir de ridicule devant mon peuple ? Ça, c’est trop fort. Je lui tends la main et cet ingrat a le culot de ne pas vouloir la serrer. Je vous jure que cette espèce de babouin ne l’emportera pas au paradis ». Trentino arrive, le sourire avantageux : « Alors, l’accueille Firefly, gonflé à bloc, vous osez refuser ma poignée de main ? » Et sa main, au lieu de se tendre, soufflette l’ambassadeur.

c) L’éclatement de l’un

De même que la décomposition du vrai fonde la dissolution du bien, de même la pulvérisation de l’unité explique, ultimement, la ruine généralisée du vrai.

Toute la philosophie des Marx Brothers se trouve résumée dans l’impressionnante paire de ciseaux que Pinky emploie avec dextérité pour sectionner tout ce qui dépasse. Quelle qu’en soit la nature, quel que soit le propriétaire de la chose amputée, de la cravate à la queue de pie, de la plume d’oie au plumet de casque : il faut découper l’unité, sectionner le continu, fragmenter la totalité. Cette compulsion de la section est d’abord une pulsion pour l’intersection.

Cette apologie du multiple contre l’un trouve peut-être son sommet dans la scène du procès où chaque rôle devient interchangeable – le juge devient avocat, le témoin se métamorphose en accusateur, l’accusation se change en défense – et où les personnages se remplacent à une vitesse de plus en plus folle. Seul demeure non plus les êtres en différenciation, mais le différentiel. L’unique valeur stable devient cet écart qui engendre la folie autant que le fou rire. Or, la combinatoire est le triomphe du pluriel et de l’interchangeable contre la singularité inaliénable et incommunicable de la personne. On retrouve la même logique d’innovation par auto-différenciation dans l’échange des chapeaux entre Pinky, Chicolini et l’autre marchand ou dans la scène fameuse où Pinky imite Rufus afin de lui faire croire à un miroir : à chaque fois, l’individu s’efface au profit d’une circulation sans fin et infiniment variée. C’est enfin ce que symbolise la multiplication des sosies de Rufus : à nouveau, la personne du vrai Firefly et sa continuité dans le temps importent moins que ses multiples identités qui durent ce que dure sa fonction d’un moment donné.

d) La dissémination du scénario

L’anarchie de la réalisation redouble et confirme celle du contenu. Il ne s’agit pas de dire que le film n’est pas maîtrisé, mais que le jeu des acteurs vaut justement de ce qu’il n’est pas filtré – ce qui accroît le mérite de Leo McCarey dont tout le travail s’est effectué au moment du découpage. En effet, on le sait, il revient au réalisateur de diriger les acteurs : leur jeu est au scénario et à la réalisation ce que la matière est à la forme. Or, ici, le quatuor infernal a dominé du début à la fin. À la seule vision du film, on pressent combien cette folie fut impossible à canaliser : le débordement fantasque des Brothers gicle littéralement hors de l’écran. Le cinéaste n’a pas voulu réguler ce jaillissement, parce qu’il ne l’a pas pu. McCarey avoue avoir gardé un souvenir éprouvant du tournage : « Je préfère payer pour les voir au cinéma plutôt que les diriger moi-même [2] » ! On le devine à tel ou tel décalage, telle ou telle incohérence dans la suite des scènes.

Au fait, réaliser un montage, n’est-ce pas tailler dans une bobine continue et recoller les morceaux, selon un ordre qui aurait pu être tout autre ? Vérité du multiple, arbitraire de l’un. Tout, en définitive, est histoire de ciseaux !

3) Un humour revigorant

Les Marx Brothers ne sont-ils que des anarchistes survoltés incontrôlables ? Rien ne résiste-t-il donc au rouleur compresseur de leur ironie débridée ? Toute institution et toute valeur se réduisent-elles à des mascarades ? Une culpabilité pourrait nous miner : en restant assis et en riant de leur réjouissant spectacle, ne sommes-nous pas secrètement complices de leurs mensonges, de leurs folies, de leurs méchancetés ?

Mais la ‘pataphysique inventée par Alfred Jarry – le double à peine sérieux des frères Marx – nous a appris que le versant ubuesque n’est jamais loin du côté faustrollien, c’est-à-dire doctoral.

a) Le dévoilement de l’imposture

Le nihilisme de la Soupe aux canards s’alimente d’abord de la vacuité, c’est-à-dire de la vanité, des relations humaines. En effet, n’est-ce pas Mme Teasdale qui s’est entichée de cet original de Rufus et qui supporte à longueur de conversations son incroyable muflerie ? Dans le dialogue (rapporté ci-dessus) portant sur le défunt M. Teasdale, ce n’est que lorsque Rufus l’accuse explicitement de « meurtre » que, enfin, son épouse a un hoquet d’indignation. Plus profondément, l’outrecuidance de Firefly n’a de prise sur Trentino que parce que celui-ci est un vaniteux qui tient plus à l’amour-propre qu’à l’amour. Dans ce même échange sur la mort de l’époux de Mme Teasdale, Rufus se contente-t-il de multiplier les cuistreries ou ne vise-t-il pas parfois juste ? Lorsqu’il ose demander dans un même souffle si la milliardaire veut l’épouser et si elle est riche, n’exprime-t-il pas tout haut ce que tant de personnes pensent tout bas ? Bref, les Marx Brothers ne font que dénoncer cette vanité dont La Rochefoucauld disait qu’elle anime (et mine) secrètement toutes nos relations. Ce film ne corrompt tant les institutions que parce qu’elles sont elles-mêmes corrompues : le rire témoigne de leur perversion, il ne la crée pas.

L’humour ou, sa forme corrosive, l’ironie [3], n’est comique, voire ludique, que parce qu’il est éthique ; les moralistes l’ont observé depuis longtemps : les animaux, par exemple, sont aussi dénués de moralité (ils sont amoraux, non pas immoraux) que d’humour. Mais en quoi celui-ci est-il indice de sens éthique ? En ce qu’il permet de prendre du recul, plus précisément de ne pas absolutiser le relatif, à commencer par ses biens et son propre moi. Si l’humour est proportionnel à la capacité de détachement, la blessure qu’il inflige est proportionnelle à la vaine gloire. Nous avons déjà noté que Rufus se considère comme un personnage lambda ; voilà pourquoi il n’accorde nulle importance à l’horaire du rendez-vous. Un bon exemple est fourni en sens inverse par les scènes avec le vendeur de cacahouètes. Celui-ci est agacé au dernier point par les facéties de ses éprouvants voisins. Sa colère cessera un moment lorsqu’il acceptera d’en rire avec eux. Mais il sombrera à nouveau dans la violence quand il verra le sort fait à son chapeau et le manque d’essor de son commerce. Ayant absolutisé son travail, se crispant sur ses affaires, il ne peut entrer dans cette ironie détachée de toute réussite humaine où le je devient jeu. Pourtant, il avait décodé le seul mode possible de relation avec ces frères pas comme les autres : l’humour. Les Marx Brothers ne dénonce qu’une chose : la fausse rencontre ; et n’annonce qu’une chose : la condition de la relation véritable à inventer, à savoir le détachement.

b) La créativité

Le rire n’est pas seulement un témoin privilégié de la moralité. Il atteste aussi la belle créativité de l’homme. On oublie souvent quel tour de force constitue un film qui, de bout en bout, sait délasser sans lasser. Il est plus facile de tenir en haleine que de maintenir hors d’haleine [4].

Lorsque Vera Mascal demande le silence, Harpo accepte d’obéir. Mais, rencontrant soudain un piano à queue ouvert, Harpo le bien nommé est pris d’une irrésistible envie de transformer les cordes de l’instrument en harpe. On comprend dès lors que la transgression n’est que la face ombrée de la création, que le bouleversement des normes et des institutions n’est que le revers négatif du jaillissement inventif.

Dès lors la phrase de Rufus : « Où est-ce que j’étais passé ? Il va falloir que je me décide à revenir » signifie non plus la dispersion mais l’évasion, hors de la prison de ce monde étroit. Certes, les ciseaux de Harpo taille tout ce qui dépasse ; mais, à partir des fragments, ils inventent : par exemple, à partir de la poche découpée du marchand à chapeau, Pinky se fabrique un cornet à cacahouètes.

Au fond, les deux valeurs clés prônées par les Marx Brothers sont celles qu’ils attribuent ironiquement à la Freedonie : « libres et braves ». Or, la liberté est invention permanente ; et sans courage, comment s’arracher à la convention qui englue dans le mensonge ?

c) Le signifiant rendu à lui-même

La langue présente deux pôles : le signifiant qu’est le mot (par exemple, « tire-bouchon »), le signifié qu’est le sens de ce mot (en l’occurrence un instrument qui sert à extraire les bouchons). Or, notre civilisation a survalorisé l’idée (le signifié) et a oublié le mot (le signifiant) [5]. En sens inverse, autant le persiflage des Marx Brothers affole les idées et fait déraisonner les argumentations, autant les mots, inentamés, sont l’occasion d’un déferlement de calembours et de traits d’esprit ; ainsi, c’est grâce à la stabilité des signifiants que les signifiés peuvent être désarticulés.

d) Le corps rendu à lui-même

Le signifiant est la chair du signifié. De même que la civilisation moderne a trop loué l’idée contre le mot, de même a-t-elle trop souligné la pensée contre le corps.

La conspiratrice Vera Mascal est, nous dit-on, une danseuse. Pourtant, on ne la verra jamais danser. En revanche, Rufus, un rien histrion, nous charmera d’un gracieux pas de danse. Or, comme le montrera Fred Astaire, « le but de la danse est de nous soustraire non pas à la vie mais à la mort [6] ». En esquissant cette danse, Firefly témoigne donc de la victoire de la vie sur toutes les momifications imposées au corps. Alors que les autres protagonistes ne sont que parole, et une parole convenue surmontant un corps dressé (aux deux sens du terme), les Marx Brothers sont avant tout des corps, corps qui jouent et jouissent, dansent et chantent. Non pas des corps guindés et verticaux, mais des corps s’essayant à toutes les postures, allongée, à quatre pattes, etc.

Certes, les frères Marx parlent, mais leurs propos sont incohérents, dénonçant, en la manifestant, l’apparente logique des propos d’autrui. Ce qui dit vrai, chez eux, ce n’est pas le langage, c’est la jubilation de leurs gestes, de leurs mimiques. N’est-il pas hautement éloquent que le seul dialogue sensé, de surcroît entre les deux personnages les plus chaotiques, Rufus et Pinky, se déroule par la médiation des tatouages du corps de ce dernier ? D’ailleurs, le jeu en miroir de Pinky et Rufus peut durer indéfiniment car ils refusent d’employer le seul sens qui pourrait les convaincre d’erreur : le toucher ; or, celui-ci est le sens corporel, incarné par excellence [7]. Foin d’une pensée qui trompe en se trompant. Place au corps infiniment riche et signifiant. Place au corps qui conduit la pensée à ce qu’elle a toujours tendance à oublier, la vie [8].

e) La beauté

Grâce au corps, du chaos émerge un cosmos, c’est-à-dire ordre et beauté [9]. En effet, une chose demeure inentamée dans un film des Marx Brothers : l’art, qui est service de la beauté. On voit, non sans raison, dans les numéros de comédie musicale voulus par le scénario des moments de pause bienvenus. Mais il y a beaucoup plus. La déconstruction ne peut entamer la beauté. À l’instar de Pinky s’acharnant sur une radio qu’il a d’abord pris pour un coffre et qui, même détruit, continue à émettre de la musique. Seul le beau, singulièrement la musique résiste à l’universelle dislocation. De même, à côté des morceaux réunissant les quatre frères, il est significatif que ce soit Pinky et Rufus, les dévastateurs les plus efficaces et les plus persévérants, qui nous réjouissent de morceaux de musique sans défaillance. Et si la poésie était le signe et la condition de la véritable rencontre ? Comment deux êtres si différents peuvent-ils s’approcher l’un de l’autre sans sé-duire ? Et si, en hébergeant le beau, les Marx Brothers avaient, sans le savoir, déjà invité le bien et, son inséparable compagnon, le vrai ?

4) Conclusion

Il ne s’agit pas de cautionner tout ce qu’il peut y avoir d’immature, de narcissique et d’hédoniste dans l’attitude des frères Marx pour qui la vie semble souvent se réduire à la jouissance ou à la conquête amoureuse (« Je vais vous présenter une femme délicieuse. – Enfin une bonne nouvelle ».). Mais le film dit autre chose et plus.

Et si, plus que de Marx, ces Brothers étaient proches de Nietzsche ? Depuis que Paul Ricœur a regroupé sous un titre commun ceux qu’il appelle « les maîtres du soupçon » – Marx, Nietzsche et Freud – [10], on a peut-être trop oublié qu’ils n’occupent pas tous trois la même place. Avec finesse, le nietzschéen Gilles Deleuze donnait à l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra sa juste primauté [11]. Mais, justement, la dé(con)struction opérée par ces soupçonneurs ne trouve pas sa fin en elle-même ; son but est de dégager l’horizon pour une parole moins ingénue et plus authentique, de guérir en quelque sorte la conscience pour qu’elle puisse mieux discerner le vrai du faux [12]. Il y a quelque chose de nietzschéen non seulement dans cette entreprise de démolition, mais dans cet apologue du jeu, du corps, de la danse, du rire, de l’enfant. À ce sujet, je ne résiste pas à l’envie de citer une dernière saillie drolatique, non dénuée de profondeur : « Même un enfant de quatre ans pourrait comprendre ce rapport, dit Rufus au Conseil des ministres. Allez me chercher un enfant de quatre ans ». [13]

Pascal Ide

[1] « La mort est la possibilité la plus propre » de l’homme, dit le philosophe Martin Heidegger dans un passage célèbre de Être et temps (1927, § 53, p. 263, cité et traduit par Jean Greisch, Ontologie et temporalité, p. 281).

[2] L’anecdote est racontée par Marc Cerisuelo dans Bernard Rapp et Jean-Claude Lamy, Dictionnaire mondial des films. 11 000 films du monde entier, Paris, Larousse, 1996, p. 699.

[3] Cf. Pascal Ide, Eh bien dites : don !, p. 328-333.

[4] On peut mourir de rire, c’est-à-dire de ne plus respirer (tel Fernandel, dans François Ier de Christian-Jaque (1937), dont la plante des pieds est lèchée par la langue rapeuse d’une chèvre).

[5] De sorte que, par réaction pendulaire, depuis plus d’un siècle, à la suite de Stéphane Malarmé, c’est le signifiant qui se retrouve aux premières loges (cf. les travaux de George Steiner, notamment Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991 et la belle conférence : Le Sens du sens. Présences réelles, coll. « Problèmes et controverses », Paris, Vrin, 1988). A noter que la contemporanéité de Mallarmé et de Nietzsche dont traitera la conclusion n’est pas un hasard : la différence, écrit Maurice Blanchot, « est, comme le découvre à peu près à la même époque Mallarmé, l’espace en tant qu’«il s’espace et se dissémine» et le temps : non pas l’homogénéité orientée du devenir, mais le devenir, lorsqu’«il se scande, s’intime», s’interrompt » (« Réflexions sur le nihilisme », L’expérience limite, dans L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 242).

[6] Stanley Cavell, Le cinéma nous rend-il meilleurs ?, p. 52.

[7] Cf. Aristote, De l’âme, L. III, ch. 13, 435 b 17s ; L. II, ch. 8, 420 b 17s. Cf. aussi Charles de Koninck, « Prolégomènes à la dixième catégorie », Philosophia Perennis, 3/1 (1996), p. 20.

[8] « Donnez-moi donc un corps, c’est la formule du renversement philosophique. Le corps n’est plus l’obstacle qui sépare la pensée d’elle-même, ce qu’elle doit surmonter pour arriver à penser. C’est au contraire ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre à l’impensé, c’est-à-dire à la vie. Non pas que le corps pense, mais, obstiné, têtu, il force à penser ce qui se dérobe à la pensée, la vie. On ne fera plus comparaître la vie devant les catégories de la pensée, on jettera la pensée dans les catégories de la vie. Les catégories de la vie, ce sont précisément les attitudes du corps, ses postures. ‘Nous ne savons même pas ce que peut un corps’ : dans son sommeil, dans son ivresse, dans ses efforts et ses résistances. Penser, c’est apprendre ce que peut un corps non-pensant, sa capacité, ses attitudes ou postures » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1985, p. 246).

[9] Le terme cosmos, rappelons-le, a donné le mot cosmétique.

[10] « Il n’est guère douteux que l’œuvre de Freud ne soit aussi importante pour la prise de conscience de l’homme moderne que celle de Marx et de celle de Nietzsche ». En effet, ces trois pensées sont des « mises en question des évidences de la conscience de soi » ; ce sont des « exercices du soupçon » (Paul Ricœur, « La psychanalyse et la culture contemporaine », Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1969, p. 122-159, ici p. 148. Souligné dans le texte).

[11] « Danger d’une abominable synthèse. On prend comme aube de notre culture moderne la trinité : Nietzsche, Freud, Marx. Peu importe que tout le monde y soit désamorcé d’avance. Marx et Freud sont peut-être l’aube de notre culture, mais Nietzsche, c’est tout à fait autre chose, l’aube d’une contre-culture ». En effet, continue Deleuze, le marxisme et le freudisme (plus encore que Marx et Freud) ont condamné une aliénation pour nous enfermer dans une autre : celle de l’Etat ou la bureaucratie publique (« « Vous êtes malade par l’Etat, et vous guérirez par l’Etat », ce ne sera pas le même Etat »), celle de la famille ou la bureaucratie privée (être malade de la famille et guérir par la famille, pas la même famille) ». En regard, pour Nietzsche, il s’agit, au-delà de toute norme, « de faire passer quelque chose qui ne se laisse et ne se laissera pas coder », la vie (« Pensée nomade », texte d’un colloque à Cerisy-la-Salle, repris dans Gilles Deleuze, L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, éd. David Lapoujade, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2002, p. 351-364, p. 353).

[12] Ici, contre Deleuze et avec Ricœur, le bon usage du soupçon ne remplace pas la puissance du vrai par celle de l’errance, mais instaure un nouveau chemin, plus modeste, vers le sens.

[13] La folie des Marx Brothers n’est pas la folie de la Croix dont parle saint Paul (cf. Première épître aux Corinthiens, chapitre 1, versets 17 à 31) et que certains artistes chrétiens ont su mettre en scène (par exemple, l’Idiot de Fedor Dostoïevski, certaines peintures de Georges Rouault) ; mais, en humiliant une raison trop sûre d’elle-même, elle pourrait la préparer à plus grand qu’elle. « La perte des illusions de la conscience est la condition de toute réappropriation du sujet vrai » (Paul Ricœur, « La question du sujet : le défi de la sémiologie », Le conflit des interprétations, p. 233-262, ici p. 241).

La milliardaire Mme Gloria Teasdale (Margaret Dumont) est prête à renflouer les finances de la Freedonie si Rufus T. Firefly (Groucho Marx) est nommé chef du gouvernement. Il accepte, accompagné de son secrétaire, le distingué Bob Roland (Zeppo Marx). Mais le puissant pays voisin, la Sylvanie, accepte mal cette nomination. Aussi, pour l’empêcher, délègue-t-elle son ambassadeur, Trentino (Louis Calhern). Afin de l’aider dans cette entreprise, Trentino engage deux espions, Pinky (Harpo Marx) et Chicolini (Chico Marx), qui installent un stand de cacahouètes sous les fenêtres du Premier ministre afin de le narguer. Conséquence inattendue : interpellé par Rufus, Chicolini est nommé Ministre de la guerre. Lors d’une réception, Firefly provoque Trentino. La guerre pourra-t-elle être évitée ?

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