Joker
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Pays:
Américain
Thème (s):
Conditionnements et choix, Démon, Mal, Personnalité Narcissique, Sociopathie
Date de sortie:
9 octobre 2019
Durée:
2 heures 2 minutes
Évaluation:
**
Directeur:
Todd Phillips
Acteurs:
Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Zazie Beetz
Age minimum:
Adultes

Joker, tragédie américaine de Todd Phillips, 2019. Lion d’or à la Mostra de Venise 2019. Avec Joaquin Phoenix, Robert De Niro, Frances Conroy.

Thèmes

Mal, personnalité narcissique, sociopathie, conditionnements et choix, démon.

Ce film très sombre tente d’entrer, sans concession et non sans empathie, dans la tête – et même dans le cœur – de celui qui va devenir l’ennemi juré de Batman, le Joker. Mais il n’y réussit que partiellement.

 

Écrire la genèse d’un personnage – qui est d’abord une personnalité –, c’est décrire les causes de son apparition. La fine analyse croise trois types de facteurs explicatifs. Du plus évident au plus caché.

 

  1. Le plus patent, qui n’est pas le plus original, réside dans les facteurs individuels, d’ordre psychologique et neurologique, que le film développe longuement et presque cliniquement, sans jamais devenir didactique et substituer l’étude de cas à une intrigue constamment surprenante.

C’est ainsi que l’on découvre que cet être isolé, incompris (« Le pire quand on a une maladie mentale, c’est que les gens veulent que tu te comportes comme si tu n’avais rien »), ignoré (« C’est comme si personne ne me voyait jamais ») et bientôt purement et simplement nié (« Si j’agonisais ce soir sur le trottoir, vous ne me regarderiez pas »), fut d’abord un enfant abandonné, donc orphelin de père et mère, recueilli par une mère adoptive dont le tableau psychopathologique nous est complaisamment offert sur un plateau (comment est-il possible que l’archiviste de l’asile d’Arkham puisse ainsi révéler un dossier médical, même vieux de trente ans, à un inconnu ne possédant aucune autorisation ?) : troubles dissociatifs (donc psychotiques), personnalité narcissique, possible mythomanie (Wayne est-il ou non le père naturel d’Arthur ? Non, prouve le dossier médical ; mais le milliardaire aurait pu fabriquer de faux-papiers d’adoption dans le but de cacher une liaison indigne avec une simple employée. Oui, prouve la ressemblance physique et la violence du déni de Wayne dans les lavabos ; mais il ne s’agit que d’indices sans garantie) et abandonnisme coupable qui a conduit Arthur à subir des sévices physiques de la part de son compagnon. S’ajoute une relation incestuelle à peine voilée où Arthur lave sa mère nue dans sa baignoire et s’allonge auprès d’elle sur le lit pour regarder d’insipides émissions télévisées. La relation fugitive avec Sophie s’avèrera finalement hallucinatoire, la sexualité d’Arthur n’est-elle pas d’ailleurs confisquée par cette carnivore qui l’a intégralement satellisé autour de ses besoins ? Sans compter les multiples double binds et mensonges vérolant les relations au quotidien qui, agressant un psychisme déjà excessivement fragile, ne font qu’aggraver et confirmer le rejet : la figure paternelle de substitution qu’est Murray Franklin qui le traite comme un fils le temps d’un audimat à doper, ou la figure fraternelle du collègue Randall qui, après l’avoir trahi une première fois, lui apporte une bouteille de vin afin de mieux lui extorquer une information. Enfin, le plus blessant réside peut-être encore ailleurs : Arthur est atteint de troubles cérébraux, donc organiques, permanents et très invalidants, dont l’origine provient peut-être des coups reçus pendant son enfance.

Bref, tous les tristes ingrédients sont en place pour que, sans déterminisme, le petit enfant multitraumatisé s’abîme dans une personnalité narcissique, voire sociopathique (c’est-à-dire ajoute la perversion à l’égocentrisme).

 

  1. Plus originaux et plus inattendus sont les multiples facteurs sociologiques, donc interpersonnels, qui sont, eux aussi, longuements exposés, expliqués, exploités : de la travailleuse sociale qui le reçoit avec bonne volonté, mais sans compassion et bientôt sans espérance, et s’avère être, elle aussi, une pièce d’un système de plus en plus dysfonctionnant qui l’utilise en l’employant, avant de la broyer et la rejeter ; à la fracture sociale entre très riches qui ont réussi mais sont voués à se calfeutrer en quelques lieux surprotégés, et très pauvres qui vont d’échec en échec, mais se répandent et bientôt se révoltent ; en passant par un système socio-professionnel où délation rime avec exclusion ; le tout sur fond de crise écologique gravissime (10 000 tonnes d’ordures journalières : « Dis, Papa, les ordures vont-elles manquer ? ») qui enlaidit un environnement urbain déjà hostile. Enfin, nouvelle trouvaille astucieuse, c’est la logique collective qui transforme l’anti-héros en héros malgré lui : le clown en folie, qui est incapable de mener sa vie de manière responsable, devient le guide de la foule des clowns en furie (« Toute la ville brûle à cause de toi. – Je sais »).

 

  1. Demeure la troisième cause, la plus profonde et la plus mystérieuse : la conscience éthique et donc la libre décision d’Arthur Fleck. Paradoxalement, c’est le pseudo-père, Franklin, qui pose le juste diagnostic lors de l’émission télévisée finale. Au clown qui l’accuse violemment : « T’es allé voir comment c’est dehors », l’animateur du talk-show pointe sans sourciller la tentation victimaire à laquelle Arthur a succombé : « Vous vous apitoyez sur vous-même ». D’ailleurs, le futur Joker ne tourne-t-il pas incessamment entre les trois pôles du triangle dramatique : sauveteur de sa mère, puis de la cité ; bourreau-justicier des riches indifférents ; victime-victimaire du système ? Certes, sa mère intensément plaintive l’a depuis toujours figé dans sa vocation salvatrice en lui ayant donné pour mission, depuis son plus jeune âge, « de donner le sourire et de faire rire les gens dans ce monde sombre et froid ». Mais c’est tout de même lui, Arthur, qui scelle sa destinée en abattant trois hommes.

L’objection repondit. Le scénario ne s’ingénie-t-il pas à tellement lisser la progression qu’il efface presque toute rupture dans le processus de perversion conduisant presque inéluctablement d’Arthur au Joker ? Demandons-nous : quand bascule-t-il ? Si la première balle, totalement involontaire, laisse le jeune homme transi, voire traumatisé, si le premier meurtre semble lui aussi presque accidentel (nous ne le voyons ni sortir son arme, ni viser), si le deuxième est à peine plus prémédité (là encore, la caméra s’interdit de montrer toute froide détermination), en revanche, il n’en est plus de même du troisième homicide. Pourtant, ne le commet-il pas pour éliminer tout témoin et se protéger de l’accusation des deux premiers ? Après cette première salve-valse, Arthur s’attaque encore à une personne qui non seulement lui a gravement nui, mais vient l’agresser psychiquement jusque chez lui, en le manipulant ouvertement, et il tue sa mère juste après avoir appris qu’elle couvre la maltraitance dont elle fut la complice d’un mensonge autojustificateur. Voire, le scénario diabolique (mais en un sens tout différent de celui que convoquera le prochain paragraphe) réussit à encore faire planer un doute sur le dernier des six assassinats : l’intention première du chômeur, maintes fois mise en scène, n’était-elle pas, après avoir révélé, à la surprise générale, être l’auteur des trois meurtres, de commettre son propre suicide en direct et ainsi devenir le martyr qui servirait de détonateur à la révolte grondant dans Gotham ? Or, c’est lorsque Murray se moque (« Tu voulais seulement te moquer de moi ») ouvertement de lui face aux spectateurs qu’Arthur lui tire impulsivement une balle dans la tête.

Une telle explication, qui nie par principe toute liberté et donc ampute l’homme de son humanité, ne saurait suffire. Selon un principe souvent répété en ces critiques : dix mille conditionnements ne font pas un déterminisme ; ce qui est sous la ligne de flottaison supporte, mais n’explique pas ce qui est au-dessus. Si progressive soit l’entrée d’Arthur dans la sociopathie, elle demeure discrète (au sens mathématique de discontinue). Pour être discrets (au sens phénoménologique de furtif) et multiples, ces actes, notamment ces crimes, sont autant de choix : Arthur décide d’entrer de manière nullement irréversible dans l’hyperviolence justicière et de se détourner de la voie de la force légitime (dont rien n’indique qu’elle soit compromise).

Le confirment trois allusions à des films mettant en scène des personnages aussi doubles que troubles qui oscillent à la frontière du psychologique et de l’éthique : La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955) – un bref plan montre le futur Joker jouant de ces deux mains transformées en deux poings – ; Shining (Stanley Kubrick, 1980) – l’insistance sur le rire démentiel sur fond de formules obsessionnelles relatives à l’absence de sens : « all work and no play makes Jack a dull boy : travail sans loisir rend Jack triste sire » d’un côté ; « J’espère que ma mort aura plus de cents que ma vie », de l’autre – ; Ça (Andrés Muschietti, 2017 et 2019) – lors d’une des scènes les plus suggestives du film, Arthur se présente en clown inquiet autant qu’inquiétant à celui qu’il croit être son demi-frère, Bruce Wayne (Dante Pereira-Olson), et esquisse sur le visage de celui qui deviendra son pire ennemi un sourire grimaçant, avant que ne survienne l’ombre tutélaire du majordome Alfred Pennyworth (Douglas Hodge) .

 

  1. Mais ces trois facteurs, psychologiques, sociologiques et éthiques, disent-ils tout de cette chute conduisant au Joker qui, très symboliquement, ne cesse de monter et descendre des marches, jusqu’à ce que, après le meurtre le plus sadique, celui de Randall, il ne prenne, dans le sens descendant et en dansant, un interminable escalier ? Comment ne pas se souvenir du début, lui aussi hautement symbolique, d’un autre film qui conte de la manière la plus remarquable, l’ensauvagement d’une âme tourmentée ? Le troisième épisode de la saga Star Wars, pour moi le plus réussi (La Guerre des étoiles. III. La revanche des Siths : George Lucas, 2002), commence par une spectaculaire bataille de vaisseaux spatiaux chutant dans l’abîme : de même que l’ouverture d’un opéra en offre les thèmes principaux, de même cette désescalade initiale signale l’affalement dans le mal qui se critallisera dans une suite de bifurcations de plus en plus décidées et décisives où le céleste Anakin Skywalker, le jeune Chevalier Jedi, se métamorphosera dans l’infernal Darth Vador. Mais là s’arrête la similitude. Car, pour Fleck, la chute est celle de l’ange qui a tant fasciné les romantiques. Si le Joker de Christopher Nolan (Batman. II. The Dark Night, 2008) est si réussi, cela tient à ce que, pour la première fois dans l’histoire des Marvel et peut-être aussi dans celle du cinéma, il incarne un méchant dont la motivation n’est ni la pâle vengeance, ni les surreprésentées concupiscences johanniques, ni même l’anarchie imprévisible et incontrôlable comme on l’a souvent répété, mais rien moins que la perversion de l’âme d’autrui. Autrement dit, la monstration d’un Malin totalement malicieux, malveillant et malfaisant, dont la seule jouissance serait non pas le mal subi par l’autre (quelle piètre satisfaction !), mais le mal autrement jouissif qui est activement commis par cet autre et dispositivement entraîné par lui (le Joker). Bref, un personnage qui, au plus près, est démoniaque – ce qui, d’ailleurs, oblige le héros à enfin quitter ses hardes de sauveteur, pour se métamorphoser en un véritable sauveur, c’est-à-dire une personne qui, loin de détruire le pécheur, se substitue à lui (le Chevalier noir endosse au terme du film le crime du Chevalier blanc).

Or, même si Joker souligne l’indifférence anesthésiée de son méchant à la souffrance de ses victimes, il en fait d’abord une victime devenue victimaire qui s’autoproclame grand dératiseur avant d’être elle-même proclamée justicier de Gotham City. Bref, l’histoire en demeure à une des explications très expressément rejetées par ces génies éthico-narratifs que sont les frères Nolan : loin de se ranger du côté des exclus, l’anti-Dark Night cherche à les compromettre et les pervertir eux aussi (ainsi que l’atteste la scène fabuleuse des deux ferryboats).

Un signe le confirme : le rire du véritable Joker, celui de la deuxième franchise Batman qui sert évidemment de matrice principale au scénario, n’apparaît à contre temps que parce qu’il est en phase avec le rire démoniaque ; ainsi, nullement décalé, ce rire aux éclats qui fait éclater toute vertu et toute droite intention, n’est point pathologique, mais théo-logique.

Concluons : à l’instar de tant de critiques, Todd Phillips est passé à côté de l’essence spirituelle de son héros. Dit en d’autres termes, pour rendre compte du profil aux deux facteurs infravolontaires, psychiques et sociologiques et au facteur proprement libre, d’ordre éthique, il fallait en ajouter un quatrième, supravolontaire, c’est-à-dire surnaturel mais dévoyé : le facteur démoniaque. Un acteur hors du commun (la critique autant que les spectateurs ont salué la double prestation de Heath Ledger comme ici de Joaquin Phoenix) et un scénario lui-même très ingénieux ne suffisent pas à assurer une continuité toute trompeuse entre le chef d’œuvre de Christopher Nolan et le film de Phillips. Pourtant, il eut suffi de si peu, par exemple, un réveil final et proactif du Joker brûlant totalement à contre-temps ceux qui venaient de l’adorer…

 

Or, à l’instar de la perspective éthique, cette perspective spirituelle, ici diabolique, inclut la liberté : certes, d’origine supra-humaine, le démon peut entraver non pas l’acte intérieur de notre volonté, mais les conditions matérielles, extérieures, de son exercice ; toutefois, il ne le veut surtout pas, puisque son objectif premier est que l’homme devienne l’acteur de sa propre chute, et donc comme un miroir de lui-même, au double sens de reflet et de retour (conséquence). Par conséquent, une nouvelle fois, l’avènement du Joker n’est pas un événement fatal ni fortuit. Ainsi, en manquant ce quatrième et fondamental facteur, le cinéaste rend opaque son émergence, et encore plus obscure la conscience d’un spectateur qu’il contribue à gravement toubler. Autrement dit, en gonflant le mal-être de son protagoniste principal, il ne pouvait que proportionnellement accroître le malaise du public.

Une confirmation éclairante est fournie par un aveu de Nolan. Il a vite compris que la frénésie anticréative des reboots, l’emballement commercial, mais aussi ce que Michel Foucault appelle « la volonté de savoir » s’emparerait du méchant le plus angoissant et le plus énigmatique de l’univers des comics. Cohérent avec lui-même et son projet initial, il confie au micro d’Empire ce qu’il pense du projet de DC Movies : « Si vous regardez Hannibal Lecter, plus vous expliquez d’où il vient, moins intéressant il devient. Dans le premier film de Michael Mann, où il est juste assis dans sa cellule, à débattre sur la psychologie des tueurs en série, il est terrifiant. Puis, plus la saga avec Lecter s’agrandissait, plus on en découvrait sur les origines du docteur. Pour devenir quelqu’un de normal. Donc de moins intéressant ». Comprenons bien la raison éthico-anthropologique : expliquer le présent du Joker par son passé, ce n’est pas seulement éreinter son mystère, c’est prétendre sonder le fond sans fond de la liberté, auteur du bien comme du mal. Or, au terme du film, en montrant le Joker dessiner un sourire-grimace sur son visage avec son propre sang, le cinéaste répond à la question que Nolan avait surtout laissée sans solution. Dans la deuxième franchise du Batman nolanesque, Joker demandait en s’en jouant : « Wanna know where I got these scars » et se gardait d’apporter une réponse, ou plutôt multipliait celle-ci pour bien en montrer la vanité.

 

  1. Enfin, et d’aveuglé, le film devient aveuglant, sinon idéologique, il réduit l’espérance jusqu’à l’annhiler. Lors de son unique rencontre avec le futur Joker qui dessine-déforme sa bouche en un rictus, le futur Batman voit la seule part de son visage que son masque ne dissimulera pas, réduit à la part faciale la plus reconnaissable, la plus blessée (la double cicatrice) et la plus fautive (le sourire cynico-sardonique qui se transforme en rire aux éclats) de celui qui voudrait bien le transformer en son double. Demeure toutefois une coïncidence riche de sens, mais trop allusive : c’est au moment où le Joker est à la cime sub-lime de sa gloire, élevé physiquement par ses suiveurs, que Batman, lui, plonge dans l’abîme inf-ime de sa vie : la mort de ses parents. Toutefois, le réalisateur de la trilogie très inégale Very Bad Trip (2009-2013) jette encore la confusion en dévoilant une fusion inattendue entre Bruce et son futur adversaire : les parents Wayne meurent sous les balles d’un des doubles (certes, involontaires) du Joker que sont les clowns ; par vengeance interposée, Batman ne devrait-il pas sa vocation de justicier à celui-là même qui l’avait autrefois lésé et que maintenant il combat ? Dès lors, la généreuse mission du super-héros se trouve reconduite à une douloureuse répétition ?

En faisant surgir la lumière du bien de la noirceur du mal, le film contribue une nouvelle et dernière fois à troubler le public. Si, selon l’adage fameux d’Hitchcock, un bon film requiert un « bon » méchant, un film bon requiert d’intégrer (selon l’axiome « bonum ex integra causa : le bien requiert une cause intègre », c’est-à-dire totale, non amputée) un salut : autrement dit, joindre au temps dramatique de la décréation, celui, riche d’espérance, de la recréation. Sinon, le drame se mue en tragédie qui, pour se justifier, n’a plus d’autre solution que de s’inverser en comédie auto-justifiée.

Voilà pourquoi, outre que je ne souhaite pas inciter le lecteur à aller voir le film, je n’ai apposé que 2 * à un film dont l’originalité du scénario, la finesse de l’analyse et le génie de l’interprétation auraient largement mérité d’être salués par le ternaire stellaire.

 

  1. Pour finir, interrogeons des faits aussi frappants qu’affolants : la réception du film par le public. Non seulement il fait salle comble (plus de 544,8 millions de dollars de recettes mondiales en moins d’une semaine dans le monde, ce qui est le record absolu pour un film de « super-vilain»), mais les spectateurs ont, dans la salle, ébauché un applaudissement lors du générique. D’ailleurs, il est coté 4,6/5 sur Allociné (et 8,9 sur IMDb, pour 310 261 votants). Pourtant, plusieurs m’ont dit avoir ressenti un profond malaise après son visionnement et ma nuit fut elle-même peuplée de cauchemars – tant le film, en plus d’être gratuitement violent, est ambivalent et, plus encore, désespérant. La vie de Joker n’est ni la comédie à laquelle il prétend désormais, ni même le drame où la critique le classe, mais, redisons-le, une tragédie, c’est-à-dire une histoire qui commence mal et finit mal. Comment dès lors comprendre le triomphe remporté par Joker ? Le public plébisciterait-il les sociopathes à la Hannibal Lecter ? Sans doute. Mais pourquoi ?

Rapprochons ce fait d’un autre : l’attraction exercée par les personnalités narcissiques qu’atteste la multiplication des conférences, forums, articles et ouvrages sur le sujet (par exemple, plus de cent livres ont paru en langue française ces deux dernières décennies). Là encore, pourquoi ? La fascination pour le mal ? Peut-être. Le besoin de comprendre cette terra incognita alarmante ? Sans doute. La tentation de la reductio ad Hitlerum ? C’est encore plus vraisemblable. Être rassuré sur ma différence (« Moi au moins, je ne suis pas comme ce Fleck »), c’est-à-dire expulser hors de soi le mal de manière victimaire ? Nous y voilà. Mais, au fait, n’est-ce pas justement l’attitude du Joker ?…

Pascal Ide

Dans les années 1980, Gotham City est une mégapole envahie par les ordures, en proie au chômage, à la criminalité et à la crise sociale et financière. Arthur Fleck (Joaquin Phoenix) y travaille en tant que clown.

Un jour, il est agressé par un groupe de jeunes qui lui volent sa pancarte avant de le tabasser sans raison. Mais son employeur l’accuse tout aussi injustement d’avoir inventé cet épisode pour ne pas travailler. Il rentre le soir, profondément déprimé, dans le petit appartement sordide où il vit avec sa mère Penny (Frances Conroy). Avec elle, il regarde et admire les spectacles humoristiques d’un animateur de talk-show à succès, Murray Franklin (Robert De Niro) dont on apprend, dans un flashback, qu’il lui a dit l’aimer comme son fils ; mais contre l’avis d’Arthur, Penny ne cesse d’écrire à Thomas Wayne (Brett Cullen), qui est candidat à la mairie de Gotham City et dont elle fut autrefois une employée, afin de l’alerter sur leurs conditions de vie précaires. L’on découvre alors qu’Arthur souffre de graves troubles mentaux le poussant, notamment, à rire de manière fréquente, intempestive et incongrue, lui faisant éprouver une tristesse permanente, et l’obligeant à une polymédicamentation et un suivi par une travailleuse sociale. Néanmoins, il rêve de devenir humoriste. Dans le même temps, Arthur fait la connaissance de Sophie Dumond (Zazie Beetz), une mère célibataire habitant dans le même immeuble, qu’il suit furtivement jusqu’à son travail avant de l’inviter à son prochain spectacle.

Pour qu’il puisse se défendre, un de ses collègues, Randall (Glenn Fleshler), lui donne un pistolet, au corps défendant d’Arthur expliquant que sa pathologie lui interdit de posséder une arme. Lors d’un spectacle dans un hôpital pour enfants, Fleck fait tomber accidentellement par terre le pistolet qu’il portait inconsidérément sur lui. Suite, de surcroît, à une dénonciation calomnieuse de Randall affirmant qu’Arthur a voulu lui acheter une arme, son employeur le renvoie aussitôt. Le soir même, revenant chez lui encore grimé en clown, il est témoin dans le métro du harcèlement d’une jeune femme par trois hommes ivres, dont on apprendra qu’ils travaillent pour Wayne Enterprises. Il est alors pris d’un de ses fou-rire incontrôlables. Croyant qu’il se moque d’eux, les hommes s’en prennent à lui et se mettent à le frapper. Sans réfléchir, Fleck sort son pistolet, tue deux d’entre eux, blesse le troisième, le poursuit hors de la rame, avant de l’abattre froidement sur le quai de la station. Est-ce le début d’une escalade qui est plutôt une très inquiétante dégringolade ? L’amour de Penny et de Sophie pourront-elles enrayer la course à l’abîme ?

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