Borg McEnroe
Loading...
Thème (s):
Amour, Sport
Date de sortie:
8 novembre 2017
Durée:
1 heures 48 minutes
Directeur:
Janus Metz Pedersen
Acteurs:
Shia LaBeouf, Sverrir Gudnason, Stellan Skarsgård

 

 

Borg McEnroe, biopic suédo-finno-danois de Janus Metz Pedersen, 2017. Avec Shia LaBeouf, Sverrir Gudnason, Stellan Skarsgård, Tuva Novotny.

Thèmes

Amour sport.

Bien sûr, ce film réussi joue de l’opposition polaire entre ces deux géants de la raquette, tout en ayant beaucoup plus travaillé l’histoire du Suédois que celle de l’Américain – provenance du cinéaste, mais aussi complexité du personnage obligent. Mais il montre aussi ce par quoi ils se rassemblent et ce qui les rassemble, en le concentrant en un match de légende, un choc de Titans : la finale Wimbledon 1980.

 

Avant de s’opposer sur le terrain, Borg et McEnroe s’opposent de multiples manières. « Le demi-dieu indestructible contre le ‘sale morveux’ », commente la BBC. Certains contrastes sont patents : la différence si souvent soulignée de provenance culturelle (le continental versus le Nouveau Monde; l’habitué du Grand Chelem versus le jeune loup), de comportement social (la gentillesse anesthésiée de Borg qui répond aux interviews et signe les autographes avec un sourire distancié, versus l’implication combative de McEnroe qui s’encolère contre le présentateur télévisé ne parlant que de Borg ou contre les journalistes ne parlant que de son caractère ; celui qui ne cesse d’élever des barrières pour se protéger versus celui qui va au contact), de caractères (la froideur presque insensible de celui qu’on surnommait « Iceborg » versus le volcanisme explosif de celui qu’on surnommait le « Kid de Cincinnati », mais aussi « Big Mac » ou « Johnny le Rouge » ; l’introverti versus l’extraverti ; le type 1 de l’ennéagramme versus le type 8 ), de jeu (le fond de court, voire la défense, versus la volée ou plutôt l’attaque service-volée ; le droitier versus le gaucher ; la régularité versus la créativité), etc.

En revanche, le film fait découvrir une différence d’importance que l’on pourrait nommer à partir de la catégorisation d’Antoine Vergote, catégorisation qui répartit l’humanité sur deux versants ou selon deux axes : la dette et le désir (cf. son maître livre Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Le Seuil, 1978). Par exemple, le fils aîné de la parabole de l’enfant prodigue (cf. Lc 15,11-32) relève du premier et le fils cadet du second. Il est assez évident que McEnroe est sanguin de caractère jusqu’à être caractériel, impulsif jusqu’à être agressif, jouisseur jusqu’à être dévoreur, bref fonctionne au désir. En regard, Borg apparaît psychorigide, jusqu’à la compulsion maladive : le test quotidien, fait avec la plante des pieds, du cordage des cinquante raquettes qu’il emporte systématiquement à tous les tournois, son interdit de toucher la ligne de fond, l’obligation de prendre les mêmes voitures, les mêmes habits, les mêmes chambres d’hôtel, etc., ressemblent fort à des rituels conjuratoires de TOC (troubles obsessionnels compulsifs).

Comment une telle bipolarité ne se traduirait-elle pas, presque nécessairement dans l’inclination sinon l’option du spectateur à l’égard d’un des joueurs lors de cette finale fabuleuse. Et vous, pour qui étiez-vous ? Quoi qu’il en soit, merci au réalisateur pour cette dernière demi-heure de pur suspense, digne du meilleur Hitchcock (je me suis refusé à aller me renseigner sur la fin, afin de goûter ce moment si intense).

 

Mais le plus intéressant, comme toujours, ne réside pas dans la synchronie, c’est-à-dire ici la typologie binaire ci-dessus évoquée, mais dans la diachronie, c’est-à-dire ce qui fait entrer le tennis dans le temps (le suspense absolu de chaque partie, ainsi que le rappelle Borg avec humeur à Mariana qui veut le rassurer à bon compte en lui certifiant sa victoire au nom de son palmarès passé) et peut-être même dans l’histoire (le film commence en affirmant que cette rencontre Borg McEnroe a fait basculer la petite balle, encore blanche à l’époque : est-ce, sociologiquement, en le popularisant ou, psychologiquement, en soulignant l’importance de la composante intérieure ?).

Or, ce qui transforme le tennis en événement réside dans les ressources présentes chez les protagonistes. Et celles-ci appartiennent à trois ordres, voire à quatre.

 

Le premier, le plus immédiat, est bien sûr le talent physique – ce à quoi, encore aujourd’hui, on réduit encore trop le sport, comme si l’homme n’était pas « un de corps et d’âme. » De fait, l’on rappellera la création par Borg du fameux revers à deux mains, l’on verra l’entraînement intensif, voire héroïque, que s’imposent les deux hommes. Un passionnant mouvement de plongée nous donnera même à contempler l’incroyable jeu de jambes requis par les déplacements latéraux en fond de court.

Toutefois, cette approche technique, corporelle, n’est pas ce qui a le plus passionné le cinéaste qui, heureusement, n’a pas trop multiplié les ralentis, ni cherché à nous étourdir par des regards caméras accompagnant par exemple les spectaculaires services de McEnroe dos à son adversaire ou ses montées au filet. D’ailleurs, la considérable accélération du jeu ces dernières décennies aurait peut-être rendu décevants le rythme et la puissance des coups des tennismen d’antan. Surtout, jamais le film ne nous montre, je ne dis pas un jeu (par exemple le tie-break surréel du quatrième set qui dura pas moins d’un quart d’heure), mais simplement un échange entier. L’intérêt est ailleurs.

 

Le deuxième ordre de ressources est psychique. Le scénario atteste combien le tennis (comme tout sport de compétition de haut niveau), c’est d’abord, selon une catégorie aujourd’hui prisée, du mental. Par le jeu des visages des adversaires, mais aussi, astucieusement, par les commentaires des journalistes en direct (notamment du suédois).

En effet, il montre l’importance non seulement de la volonté de vaincre à tout prix sur toute l’étendue du match, mais celle d’assumer, dans l’instant, l’échec. Et, en celui-ci, pas seulement, d’intégrer le crève-cœur d’avoir manqué le coup gagnant, donc d’avoir été dominé par l’autre (parfois non sans une part de hasard), mais la déception bien plus amère qui vient de soi-même. Par exemple, surhumain fut le sursaut de Borg retrouvant son énergie au cinquième set, alors qu’il vient de laisser passer pas moins de cinq balles de match. Certes, il est admirable, côté McEnroe de ne pas céder à la pression de la défaite imminente, de ne rien abandonner et de se battre sur chaque point ; mais il est encore plus héroïque et moins banal de prendre conscience que la plus grande victoire ne se remporte pas sur l’autre, mais sur soi-même, sur ce propre ennemi intérieur qu’est le désappointement, mère de défiance et d’autoflagellation.

Dès lors, l’on comprend l’importance du conseil de Lennart à son poulain : « Chaque coup compte ». Autrement dit, fractionne le temps. Ou plutôt, sépare-toi du moment passé et de sa charge fataliste, afin de t’ouvrir au présent qui est prégnant d’une possible réussite. Peu de sports comme le tennis reconfigurent ainsi la temporalité et obligent à être aussi présents au présent. Alors que les autres disciplines s’inscrivent dans une temporalité continue (football, etc.) ou, inversement, ponctuelle (par exemple, le saut à la perche ou le lancer de poids), le tennis (même parmi les autres sports de raquette) pulvérise et relance au maximum la durée (de manière fractale : une partie se réfracte en sets, un set en jeux, un jeu en points). En cela, il ressemble au plus près à la vie qui est une succession, plus ordonnée qu’il ne paraît, d’événements. Voilà pourquoi le début du film rappelait le mot d’André Agassi dans son autobiographie, Open, selon lequel le tennis emploie le même vocabulaire que la vie : avantage, service, faute, break, etc.

 

Mais le film témoigne de la présence d’une troisième ressource quand, lors de la reprise au cinquième set, les journalistes affirment que, en plus des talents sportifs, physiques et mentaux, les joueurs font appel à leur cœur. Et ici, Borg McEnroe devient touchant, voire édifiant. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est au moment où le jeu se fait le plus personnel parce qu’il engage le plus intime de la liberté, que les protagonistes vont converger le plus et donc que le singulier confine à l’universel.

En effet, ces deux surdoués font comprendre que le don n’est pas principalement de la transpiration, selon le mot fameux de Benjamin Franklin, mais aussi de l’inspiration (s’incarnant dans la vertu). Pour gagner, chacun doit lutter contre ses démons intérieurs, et ceux-ci, comme par hasard, mettent en jeu leur connexion avec l’autre : le dia-bole n’est-il pas celui qui divise ?

Pour John Patrick McEnroe, il s’agit de passer du mépris de l’autre, en particulier de son public, au respect, voire à la reconquête. Telle est la belle leçon que lui offre, dans les vestiaires, après avoir été battu lors des quarts de finale du même match, son compatriote et complice de double, Peter Fleming. Non sans rappeler la leçon que Proximo (Oliver Reed), le maître des gladiateurs enseigne au Gladiator (Russel Crowe) : battre son adversaire en perdant son public est en réalité une défaite. Déjà les journalistes lui avaient montré que le public ne s’intéressera à son jeu, si génial soit-il, que si lui accepte de s’intéresser à son public, c’est-à-dire se fait aimer. Le Kid entendra la leçon. Et les spectateurs, ce gros animal beaucoup plus sensible à l’humanité que le joueur ne sait, le remercieront de la plus belle manière lorsque, face à sa remarquable maîtrise de lui-même lors du match contre Borg, ils l’applaudiront longuement et chaleureusement au moment de la remise de la coupe.

Pour Björn Borg, de manière plus cachée, mais tout aussi réelle, il s’agit, là encore de sortir de son égocentrisme pour s’ouvrir à l’autre. L’insensibilité du jeune garçon irascible, plus, blessé, n’est pas seulement ni d’abord un trait de caractère, mais une défense. Loin d’être privé de passion, il s’est privé de leur expression, afin de poursuivre la carrière rêvée. La violence qui surgit les jours précédant le match ultime n’est donc que le retour, toujours sauvage et démesuré du refoulé. Or, de même qu’il s’est coupé de son affectivité, de même s’est-il coupé de son entourage (à commencer par ses parents, mais aussi son coach et même sa fiancée), de sorte que, la veille de la finale, il demeure seul au milieu d’une hécatombe symbolique. Son cheminement intérieur consistera à accueillir de nouveau ceux qu’il a si durement exclus, puis à se réconcilier avec eux : avec Lennart, par un sourire complice (on ne peut demander plus à cette personnalité si peu expansive), avec sa fiancée Mariana (en prenant l’initiative de quitter cette ennuyeuse soirée avec elle). Le fruit inattendu de cette réunification intérieure sera la capacité d’aller à la rencontre, émouvante, dans l’aéroport, de cet autre sous-doué de la relation qu’est son rival-ami McEnroe. Sans que le film fasse naïvement croire à une guérison totale : Borg ne cessera-t-il pas de jouer au tennis dès l’année suivante, à l’âge plein de promesses de 26 ans, lorsque l’Américain l’emportera sur lui ?

 

Ainsi, le tennis mobilise la totalité des ressources parce qu’il est un sport total. Existe-t-il un autre sport où la personne soit obligée d’autant repousser ses limites ? Significativement, nul règlement ne peut imposer de limite absolue au temps (le match le plus long de l’histoire, qui opposa John Isner et Nicolas Mahut au premier tour de Wimbledon en 2010, a duré 11 heures et 5 minutes, avec un cinquième set à 70/68 !).

 

Mais cette illimitation est-elle la plus haute forme d’infinité ? La ressource la plus belle et la plus celée ne réside peut-être point dans celles que nous avons passées en revue. Il y a, en effet, un talent secret, encore plus admirable que ceux qui furent décrits, un talent sans lequel nulle victoire ne pourrait jamais être emportée. D’un mot, le génie n’existerait pas sans un faiseur de génie. Or, autant le premier apparaît dans la lumière, autant le second demeure dans l’ombre ; autant le premier peut demeurer égoïste, autant le second est altruiste. Le spectacle étourdissant qu’offre le premier ne pourrait nous être offert sans l’anti-spectacle bouleversant de celui qui s’est offert pour promouvoir le premier. C’est là une loi générale de la nature (le haut de la chaîne trophique suppose le sacrifice des autres maillons) dont le Christ a vécu et la Tradition nommé la logique interne : la loi de l’amour authentique est l’humilité ; autrement dit, aimer, c’est s’abaisser, extasis rime avec kénôsis. Une passionnante analyse psycho-sociologique s’est penchée sur la fréquence des personnalités narcissiques chez les génies et l’a comparée à celle, considérablement moindre, des « faiseurs de génie ».

Pour exploiter son talent jusqu’à l’extrême, faut-il exploiter l’autre (son entourage pour Borg, son public pour McEnroe) jusqu’à l’égoïsme ? Les types 1 et 8 partagent en commun le même centre instinctif, particulièrement riche en énergie, mais, non intégrés, se moquent du lien (dont, au contraire, le type médian, le 9, prend singulièrement soin). McEnroe tance vertement les journalistes parce qu’ils ne comprennent pas que, pour lui, « jouer, c’est tout donner ». Ils ont sans doute tort de ne pas relever cette réflexion et d’ignorer le dévouement du tennisman à un sport qu’il élève au statut d’art. Toutefois ils ont raison sur un point plus radical : le sportif donne tout de lui-même, pour lui-même, pour la jouissance (qu’il croit suprême, alors qu’elle est aussi fragile qu’éphémère) du triomphe et de l’exploit. En regard, le manager met tout son talent à servir et pousse le dévouement jusqu’à revenir vers celui qui l’a humilié ; de même, la fiancée s’enfouit pour que Borg ne s’enfuie pas, elle demeure fidèle à son héros pour que celui-ci le demeure à sa mission. Bref, Lennart et Mariana donnent aussi tout d’eux-mêmes, mais pour le bien de l’autre. Et tel est le cœur pulsatile de l’amour – cet amour qui est éternel, donc infini.

Pascal Ide

Le film commence et s’achève par la finale mythique du simple messieurs du tournoi de Wimbledon, le 5 juillet 1980, entre les deux tennismen Björn Borg (Sverrir Gudnason), et John Patrick McEnroe (Shia LaBeouf). À l’époque, le Suédois, numéro un mondial, 24 ans, est une superstar et une coqueluche appréciée pour sa modestie discrète, alors que l’Américain, 21 ans, numéro deux, est fortement critiqué pour son agressivité à l’égard du public et des arbitres sur les courts. Pourtant, alors que tous le donnent déjà gagnant, nous découvrons, par de nombreux flashbacks, un Borg fragile, au passé blessé, travaillé par le doute, et au comportement dur sinon ingrat, se séparant avec fracas de son entraîneur si dévoué, Lennart Bergelin (Stellan Skarsgård), et mettant à distance sa fiancée d’un soutien indéfectible, Mariana Simionescu (Tuva Novotny). Remportera-t-il une cinquième fois consécutive le prestigieux tournoi ?

[/vc_c

Les commentaires sont fermés.