127 heures
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Pays:
britannico-américain
Année:
23 février 2011
Thème (s):
Subjectivité
Durée:
1 heures 34 minutes
Directeur:
Danny Boyle
Acteurs:
James Franco
Age minimum:
adultes

127 heures (127 Hours), biopic dramatique britannico-américain de Danny Boyle, 2010. Inspiré par l’autobiographie Plus fort qu’un roc d’Aron Ralston. Avec James Franco.

Thèmes

Subjectivité.

Sous-thèmes

Quatre éléments, gratitude, responsabilité.

Le biopic multirécompensé de Danny Boyle, qui est d’abord un drame émouvant, plus, prenant, est le plus subjectif des films – ce qui ne veut surtout pas dire le plus narcissique, ni le plus subjectiviste. Certes, parce que nous retrouvons la caméra endiablée et créative du réalisateur à succès de Trainspotting et Slumdog Millionaire, mais, beaucoup plus, parce que c’est un film sur le sujet humain, dans sa misère et sa grandeur. Concrètement, ce film exclusivement centré sur Aron le décline de trois manières : par Aron, pour Aron et en Aron. Je précise que je n’ai pas lu le livre, mais que le romancier se trouvait sur les lieux du tournage.

 

Partons du plus évident et du plus vertueux, sinon du plus exemplaire. C’est par lui, c’est-à-dire par sa faute, qu’Aron Ralston a sombré dans ce canyon en fente, c’est par lui-même, c’est-à-dire par sa décision et son exécution, qu’il en sortira. La première affirmation choque : l’ingénieur et alpiniste chevronné n’a en rien voulu sa chute et celle du rocher. Toutefois, si sa faute n’est pas technique (il a testé le rocher du pied), elle est cependant éthique (et donc plus grave, parce qu’elle implique sa volonté) : il fut imprudent de partir seul, sans prévenir qui que ce soit. Même le plus compétent et le plus prévoyant peut fauter par précipitation et ne pas vérifier des yeux la présence de ce couteau-suisse que la main n’a pas retrouvé. L’imprudence d’Aron est aussi attestée par son plongeon dans l’eau, accompagné de la chute incontrôlable de Kristi qui, amerrissant juste à côté de lui, a manqué de peu de percuter sa tête.

Mais si ce « par moi » jusqu’auboutiste conduit à l’indépendance mortifère, souterraine, mais souveraine, et à la toute-puissance amnésique de la grandeur sauvage de la montagne, elle conjure en revanche une autre pathologie de la vertu-reine qu’est la prudence, l’exact contraire de la présomption d’Aron : la passivité ou l’irresponsabilité victimaire. Et tel est le premier enseignement du film-roman-récit : Aron n’a pu s’en sortir que parce qu’il a voulu se sortir. Certes, il appelle un moment à l’aide les deux jeunes filles (belle scène où il s’égosille dans son étroit goulot, jusqu’à s’étrangler de solitude et de désespoir), mais il comprend vite qu’il ne peut pas perdre son énergie limitée à attendre de l’autre un secours qui ne peut venir que de lui. Il ne va pas non plus se faire payer, par autoculpabilisation, son imprudence initiale. Et son rêve hallucinatoire – où il se voit arriver chez Rana (Clémence Poésy), lui quémander, muet, de l’aide alors que celle-ci lui ferme la porte au nez – témoigne de cette tentation plus subtile de victimisation réflexive. Mais Aron refusera le jeu mortifère du « Tu l’as bien mérité, tu finis comme tu as commencé : seul », « C’est bien ce que t’avait prophétisé ta petite amie ».

Or, et c’est un autre enseignement remarquable du film, la prudence n’est décision que parce qu’elle est vision. En l’occurrence, Aron résiste à la victimisation qui naît du fatalisme, en inventant une histoire où la contingence se transforme en occasion, donc en nécessité. « J’ai beaucoup réfléchi. J’ai voulu ce qui m’arrive. La roche m’attendait depuis toujours ». Dans cette intrigue, lui-même devient celui qui bloque le rocher et le rocher un personnage, prédestiné depuis des milliards d’années. Loin de sombrer dans le stoïcisme apathique d’une résolution qui rime avec démission, Ralston peut alors se donner une mission. Paradoxalement, c’est en se recevant d’un autre (anonyme ou du moins innommé) qu’il agit par lui-même. En écoutant – en obéissant (ob-audire) à un autre – il accomplit l’inouï – l’in-entendu qui est inattendu –. En refusant de demander à autrui ce qui est possible pour lui, Aron va trouver l’énergie pour accomplir l’impossible. Et se sauver.

Grandeur de l’humanité qui fait ce qu’aucun animal n’a jamais fait – et, il faut ajouter aujourd’hui à la parole de Guillaumet-Saint-Exupéry : aucune machine ne fera jamais – ! Admirable témoignage de l’esprit dans un corps, de l’esprit qui est plus que le corps, mais qui, sur cette terre, ne passe jamais que par lui.

 

Le plus exemplaire n’est pas le plus émouvant ni peut-être le plus édifiant. Aron qui vit par lui vit, au point de départ, pour lui. Avec une efficace économie de moyen, le cinéaste et coscénariste n’a besoin que de quelques plans pour nous faire comprendre que son héros se moque (des appels téléphoniques) de ceux qui l’aiment et s’inquiètent de lui, ou qu’il goûte, plus que de la beauté époustouflante des grands espaces de Canyonlands (je les ai visités !), de sa liberté sans frein dont il jouit à fond de train. Les deux jeunes filles ont vite compris que ce garçon séduisant est si peu tourné vers elles que, loin de les séduire ou de les éblouir, il cherche, après un bref contact dont il garde toute la maîtrise, à s’échapper au plus vite. Tel ce corbeau qui passe quotidiennement à 8 heures 17 du matin, mais qui, un jour, va-t-on savoir pourquoi, ne passera pas, Aron est (et se veut) insaisissable, dans tous les sens du mot.

Au terme, avec la même économie de moyens et la même efficacité narrative, Danny Boyle nous montrera un Aron qui, tel le héros de Into the Wild (Sean Penn, 2007), mais avec plus de contrition (et peut-être plus de chance ?), a enfin compris que la vie ne vaut d’être vécue que pour les autres. Son narcissisme, avant de tuer son corps, a assassiné son âme.

Toutefois, ne nous trompons pas : son issue hors de l’égocentrisme passera sans doute par des prises de conscience tardives, mais lucides (« Tu n’as dit à personne où tu allais pour jouer au super-héros ? ») et leur transformation en demandes de pardon pour sa procrastination à répondre, dont la concrétude et la justesse disent la sincérité : « Je regrette de ne pas vous avoir aimés autant que j’aurais dû. Et j’aurais dû appeler à chaque fois que vous m’avez appelé ». Mais un tel regret ne saurait suffire, voire pourrait conduire à un redoublement du repli sur soi. En effet, l’aveu authentique tourne vers l’autre, au lieu d’être détourné dans une subtile manière de s’apitoyer, donc de se surcentrer sur son ego (« Si je ne suis pas le meilleur des hommes que vous admiriez, regardez, je suis le pire de tous. Reconnaissez-le », et ainsi je susciterais encore votre attention…). Ce qui nous assure du contraire, c’est qu’Aron va puiser dans cette contrition l’énergie pour agir ; c’est que, loin de l’enfoncer dans le passé, elle va lui ouvrir l’avenir, loin de l’inviter à répéter les mêmes erreurs, elle va inventer du nouveau. Le chemin somatique par lequel Aron passera du superficiel (j’entame à peine la chair) au plus profond (je brise l’os) épouse et effectue la trajectoire spirituelle qui le fait passer des pseudo-résolutions qui n’engagent pas au vraies révolutions dont on revient définitivement changé.

C’est ce qu’atteste l’humble aveu final Aron qui continue à pratiquer l’escalade et l’alpinisme, indique désormais toujours à ses proches où il se rend ; et cette entrée dans la prudence – accepter de vivre parfois par l’autre, c’est-à-dire avec son aide –, ne doit surtout pas être séparée de la généreuse décision, elle aussi terminale, qui est l’entrée dans l’amour – vivre d’abord pour l’autre.

D’ailleurs, la preuve qu’Aron ne s’illusionne pas de son regret passé, réside dans le fait que, paradoxalement, il va faire naître une illusion féconde tournée vers l’à-venir : ce fils qui en advient. Mais au fait, ne s’agit-il pas d’un fait ? Hallucination ou prémonition ? Répondre à cette question introduit à la troisième et dernière perspective sur le sujet.

 

Le plus original, en effet, est que nous visionnions le film avec Aron, ou plutôt en lui. Le risque, évident, d’un biopic où le spectateur se retrouve coincé pendant 127 heures (même condensées) au fond d’un ravin sans lumière ni présent, est le statisme et, avec lui, l’ennui mortel (sic !). La solution trop facile est l’injection multipliée de flashbacks. La seule réponse convaincante est la caméra subjective. Pas tant au sens technique (voir ce qu’Aron voit) ni au sens narratif (les compte-rendus filmés du caméscope qui permettent de mettre en mots les maux dont il n’est pas maître…). Mais plutôt au sens d’un regard phénoménologique, une caméra qui nous fait entrer dans les modifications intimes que cette situation hors du commun fait vivre à son corps, donc à ses sens, donc à sa conscience – par exemple en rendant de prime abord indiscernables le réel et l’illusion.

Et puisque le corps en est la source, il peut être fructueux de les relire à travers les quatre éléments qui, intériorisés par Aron, deviennent beaucoup plus qu’une symbolique poétique (Bachelard).

Cet indépendant égocentriste qui n’existe que par et pour lui, est d’abord et avant tout un fils du vent qui envie et ne vit que de sa liberté imprenable. Lors de son angoissante solitude, un souvenir afflue et affleure où Aron s’offre en plein vent lors d’une tempête de neige, avec un groupe d’autant moins engageant qu’il est plus nombreux. Même s’il parcourt des paysages féeriques aux chromies somptueuses qui étincellent au soleil, Aron n’est pas un être solaire. Même s’il ne cesse d’explorer cette Amérique sauvage week-end après week-end, et de s’enfoncer avec délice dans ses ravins, Aron est encore moins enfant de la terre de laquelle tous ses actes montrent qu’il voudrait comme se détacher : il vole, caracole et, lorsqu’il chute, c’est pour mieux se relever en riant aux éclats, sans égratignure et sans gratitude. L’élément chtonien n’est que la plateforme d’envol vers l’élément ouranien, en rien un lieu d’appartenance à embrasser, chérir, voire posséder, pour l’offrir à un compagnon ou une compagne, même de glisse. Enfin, Aron n’est surtout pas un descendant de l’eau, cette eau dont il n’a guère de provision et dont l’épisode du lac souterrain est un ajout au biopic, afin d’en souligner la rareté.

La chute d’Aron sera d’abord un retour brutal à ces éléments si longtemps déniés qui pourtant le composent et lui donnent de se poser comme de se reposer. Son accident est une chute (la terre obéit avant tout à la gravitation universelle) et le danger, une pierre (le minéral est le tellurique par excellence) qui l’encastre et l’incarcère dans ce ravin. Les deux autres éléments oubliés, eux, vont douloureusement se rappeler à son amnésie ingrate en lui manquant cruellement : le soleil par le froid (plus que par l’obscurité) et l’eau, surtout, par le dessèchement qui prélude à la dévitalisation et décide du pronostic. Le besoin hydrique deviendra d’ailleurs si obsessionnel qu’il conduira à un délire très réaliste d’orage torrentiel, et la caméra subjective deviendra si subjectiviste que le spectateur ne comprendra l’hallucination qu’au petit matin en découvrant la gourde vide…

Le salut d’Aron résidera, à l’envers, dans la réconciliation intérieure avec ce que lui, l’homme-nature, a si injustement refoulé depuis tant d’années : non pas seulement autour de lui, mais en lui ; non pas ce là-haut pneumatique qui ne lui apporte aucun secours, voire se zèbre de lignes d’avions inexistants, mais les trois autres éléments qui le tissent et le rédimeront.

Le rachat viendra d’abord de cette eau vitale, dont chaque goutte devient infiniment précieuse, au point qu’il en vient à s’auto-nourrir, certes de la secrétion ambrée extérieure dont, horresco referens, nous devinons l’identité, mais même du liquide intérieur (Aron assoiffé ne peut s’empêcher d’humecter un bref moment ses lèvres desséchées au sang qui coule de la plaie faite à son bras).

Il viendra ensuite de cet ardent soleil qui, en son cœur, devient la chaleur d’une présence lui manquant encore plus que breuvage et nourriture. En effet, si le jeune solo se repasse en boucle les scènes enregistrées sur son caméscope, c’est pour rencontrer l’autre et découvrir ce qu’il avait nié : la vie est beaucoup plus solidaire que solitaire ; « l’homme est un nœud de relations » (encore Saint-Exupéry, mais ici cité par un autre, Merleau-Ponty). Si Aron se cache son visage sur le retour de la caméra, ce n’est pas d’abord pour ne point défaillir à la vision de sa déchéance physique, mais parce que la vie ne provient que de l’autre aimé et aimant. Quand il verra littéralement fondre sur lui l’astre du jour qui vient le visiter au fond de sa crevasse quinze minutes par jour et qu’il goûtera à pleine peau le don de sa présence, il reconnaîtra (sous un jour nouveau !) enfin le don du Soleil : c’est par le vide qu’il découvrira ce plein gratuitement offert et pourtant toujours manqué. Voilà pourquoi l’énergie viendra de ce soleil intérieur qu’est l’autre à venir : son fils futur. Osons dire : si l’aliment est du soleil condensé reçu, selon Bergson, le surcroît de l’aliment qu’est la semence de vie est du soleil projeté… Dès lors, peu importe que la vision de son fils soit une construction ou non de son cerveau éprouvé ; elle demeure un don. Voire, cette chaleur qui médiatise l’amour, Aron l’exerce aussi à l’égard de lui-même : non seulement parce qu’il se parle à lui-même, s’exhorte, s’encourage, mais parce que son caméscope lui permet d’extérioriser cette médiation. Soi-même comme (et par) un autre. D’ailleurs, le soleil ne s’intériorise-t-il pas enfin organiquement dans le réseau électrique qu’est le système nerveux ? Or, de toutes les ruptures, ce sera la coupure électrique qui sera la plus douloureuse…

Enfin et surtout, Aron devra doublement se réconcilier avec la terre. Il lui faudra comprendre que son salut requiert de passer du fluide au solide ; autrement dit, s’attaquer non plus seulement au mou, mais au dur. Or, et c’est la deuxième reconnaissance de la terre, le randonneur ne pourra s’affronter au plus dur en lui qu’en s’aidant du plus dur à l’extérieur de lui : le rocher. C’est en transformant celui-ci en levier qu’il recevra du dehors la force pour se rompre du dedans. Par là même, celui qu’il croyait être son pire ennemi se métamorphosera en son plus précieux ami. La reconnaissance du bien-fait est tellement décisive qu’elle se transforme en reconnaissance-gratitude : avant de s’éloigner de ce canyon létal, Aron se retournera vers le rocher si peu mouvant pour le saluer d’un « merci » émouvant.

Alors, de cette reconnaissance à l’égard de la terre se lèveront les deux autres reconnaissances : d’abord, au soleil, dans l’éblouissement (qui aveugle le regard subjectif et qui émerveille le cœur redécouvrant ce plein jour qui lui avait tant manqué) ; puis à l’eau, lorsqu’il plonge dans la flaque boueuse, plus délicieuse que le plus enivrant des nectars ; enfin, à l’air lorsque, non plus par soi-même, mais par l’autre qu’est l’hélicoptère, il s’élèvera vers son salut.

 

Ainsi, 127 heures devient la durée – preuve et épreuve – dramatiquement vécue par laquelle un homme qui vivait seulement par et pour lui, renaît à une vie (aussi) par l’autre et (résolument, patiemment) pour l’autre.

 

Pascal Ide

Un vendredi soir d’avril 2003, Aron Ralston (James Franco), vingt-sept ans, prépare un week-end d’exploration du Blue John Canyon dans le Parc national de Canyonlands, en Utah, sans avoir prévenu son entourage de son projet. Après une nuit de repos sur place, il prend son vélo et s’élance sur les pistes désertes des Canyonlands. Délaissant sa bicyclette, il continue sa route à pied et rencontre deux jeunes femmes égarées, Kristi (Kate Mara) et Megan (Amber Tamblyn) qu’il décide d’aider. Mais, après quelques heures passées avec elles, il reprend son excursion solitaire. C’est alors que, descendant un canyon en fente, le randonneur s’appuie sur une roche instable qui bascule sous son poids et tombe avec lui en bas de la faille, coinçant son bras droit contre la paroi.

Aron tente d’abord de tirer de toutes ses forces sur son bras. Rien n’y fait. Puis il essaie de bouger le lourd rocher. Cette nouvelle tentative se solde aussi par un échec. Progressivement, il comprend qu’il est seul au milieu de nulle part, que personne ne viendra le secourir et qu’il doit donc compter sur lui et seulement sur lui (et un matériel dérisoire, notamment un couteau multifonction tout usé) pour se sauver. Plus encore, l’eau est rationnée, les nuits sont froides, donc le temps est compté, avant qu’il n’épuise toutes ses forces. Comment faire ?

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