Êtes-vous un Rhinocéros ?

Le succès international de Rhinocéros fit connaître le dramaturge roumain. Dans le drame, des personnes, de plus en plus nombreuses, se trouvent transformées en rhinocéros, sauf le « héros », Bérenger, qui résiste à cette métamorphose [1].

1) Une interprétation sociopolitique

L’interprétation la plus classique du drame est de type sociopolitique. Cette lecture fait de Rhinocéros une critique sans concession des totalitarismes, notamment le national-socialisme et le communisme que Ionesco connaît de près [2] :

 

« Le propos de la pièce a bien été de décrire le processus de nazification d’un pays ainsi que le désarroi de celui qui, naturellement allergique à la contagion, assiste à la métamorphose mentale de sa collectivité […]. Le nazisme a été, en grande partie, entre les deux guerres, une invention des intellectuels, idéologues et demi-intellectuels à la page qui l’ont propagé. Ils étaient des rhinocéros. Ils ont, plus que la foule, une mentalité de foule. Ils ne pensent pas, ils récitent des slogans ‘intellectuels’ [3] ».

 

D’ailleurs, on retrouve le mot-même de rhinocéros dans une remarque biographique d’Ionesco à propos de sa solitude qu’il éprouve face à ses anciens amis devenus fascistes ou gardes de Fer :

 

« Retourner en France, c’est mon seul but, désespéré […]. Affreux exil. Seul, seul je suis, entouré de gens qui sont pour moi durs comme pierre, aussi dangereux que les serpents, aussi implacables que les tigres. Comment peut-on communiquer avec un singe, avec un cobra, comment convaincre un loup ou un rhinocéros de vous comprendre, de vous épargner, quelle langue lui parler ? Comment leur faire admettre mes valeurs, le monde intérieur que je porte ? En fait, étant comme le dernier homme dans cette île monstrueuse, je ne représente plus rien, sauf une anomalie, un monstre [4] ».

 

Il est évident que l’on trouve des échos de cette page dans le dernier monologue de Bérenger-Ionesco.

Enfin, la pièce d’Ionesco ne parle pas que de rhinocéros, mais de la transformation régressive de l’homme en rhinocéros. Or, Kafka qu’admire Ionesco, et de qui il apprend que « chacun peut devenir un monstre [5] », a aussi mis en œuvre une métamorphose inexplicable, dans une œuvre éponyme. Or, le héros, Grégoire Samsa, y désespère de « trouver aucun moyen de restaurer la paix et l’ordre dans cette société despotique [6] », autrement dit le roman pose aussi la question de la relation de l’individu au régime totalitaire.

Mais ne faut-il point dépasser cette interprétation qui ne sera jamais caduque, car la leçon est de toutes les époques ? Certains, légitimement, se sont demandés si Ionesco n’occultait pas trop rapidement la complicité que tout homme noue et entretient avec la « rhinocérite » ?

Or, ce soupçon me semble infondé, si l’on prend garde à quelques notations discrètes, mais présentes, qui autorisent à une interprétation plus vaste, plus profonde que le regard : une interprétation anthropologique et même métaphysique.

2) Interprétation métaphysique

Ionesco liquide en fait l’image du sujet humain forgé par l’âge classique que symbolise les différents personnages. Trois signes le montrent, souvent repris en écho par les différents protagonistes du premier acte : la toute-puissance de la volonté ; la maîtrise du sens par l’intelligence ; l’absolue contrôle des passions.

Tout d’abord, Jean, le prétendu ami, ne cesse de répéter à un Bérenger accablé et culpabilisé : « De la volonté, que diable ! » (I, p. 542) Il multiplie, comme un surmoi, les « il faut », « vous devez ». « La vie est une lutte, c’est lâche de ne pas combattre ! » (I, p. 555) Pour Botard aussi, l’essentiel est le « devoir » (II-1, p. 586). Ensuite, l’intelligence est l’instance qui maîtrise le sens : « Lorsqu’un phénomène se produit, il a certainement une raison de se produire », explique Dudard. (III, p. 612) Jean est aussi ce modèle de raison en branchement direct sur la vérité : « Je ne dis jamais de sottises, moi ! » (I, p. 564) Les sens eux-mêmes sont infaillibles chez l’empiriste : « Je n’ai jamais la berlue », clame Botard (II-1, p. 583). « On trouve toujours le temps de s’instruire » et « Cela suffit avec la méthode ». (I, p. 557) Sur quoi le logicien renchérit. Enfin, l’univers classique est celui de l’enkrateia, de la maîtrise sans déchet de l’affectivité. Cela découle du primat accordé à la toute-puissante raison, ainsi que l’explique le logicien : « La peur est irrationnelle. La raison doit la vaincre ». (I, p. 546) Bref, comme le dit très clairement Jean, en voie prochaine de transformation en rhinocéros, l’inconscient n’existe plus en lui, il a « un équilibre parfait » : « Moi, inconsciemment ? Je suis maître de mes pensées, je ne me laisse pas aller à la dérive. Je vais tout droit » (II-2, p. 594 et 595).

a) Autoréfutation du discours classique

Mais une telle conception de l’homme est une « maladie » qui laisse « des traces » (III, p. 609). Elle rend rhinocéros. Elle efface la caractéristique la plus précieuse de l’humanité : l’irréductible, l’irrépétable personnalité. « C’est la moyenne qui compte », dit Dudard (III, p. 608). Reprenons les trois critères, surtout la raison.

D’abord, l’intelligence en arrive à nier l’évidence ou plutôt à ne plus la voir. Je ne parle pas d’abord de l’idéalisme grossier de Daisy : « Il y a plusieurs réalités ! Choisis celle qui te convient. Évade-toi dans l’imaginaire ». (III, p. 630) Dudard et Daisy ont tort d’accuser Botard de « mauvaise foi » (II-1, p. 588). Ionesco est plus indulgent que Sartre. Ou plutôt, sa critique porte plus loin : Botard n’a même pas conscience de nier la réalité (« l’évidence rhinocérique ») à quelques instants d’intervalle, tant le réel est ce que sa raison sous contrôle, sous mainmise idéologique, a reconstruit et ne peut plus déchiffrer dans son objectivité extramentale. Ionesco nous décrit ici, très précisément, le processus d’aveuglement terrifiant – qui ne recule pas devant la négation pratique du principe de contradiction – auquel mène nécessairement toute croyance en la toute-puissance de l’entendement.

La raison finit par tourner sur elle-même et dans le vide. Inutile de rappeler les idéologies contraires que personnalisent Jean le fasciste et Botard le communiste : tous deux ne voient que ce qu’ils veulent voir. Certes, les raisonnements du Logicien sont des sophismes liés à la forme : les syllogismes de seconde figure dont les deux prémisses sont affirmatives sont incapables de conclure. Mais au-delà de la facile réfutation, c’est le procès de la raison qui est ici instruit.

 

« – Le Logicien. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats. – Le vieux Monsieur. Mon chien aussi a quatre pattes. – Le Logicien. Alors, c’est un chat. […] – Le vieux Monsieur. C’est très beau, la logique. – Le Logicien. A condition de ne pas en abuser. […] – Le Logicien. Autre syllogisme. ‘Tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.’ – Le vieux Monsieur. Et il a quatre pattes. C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate ». (I, p. 553 et 554)

 

Au point de départ, l’intelligence de Bérenger est aveuglée, par l’alcool autant que par l’influence sociale. Le « seul défaut » qu’il puisse reconnaître à Jean est sa colère (I, p. 567).

Et, finalement, ce sont les rhinocéros qui finissent par s’abuser eux-mêmes dans leurs discours autojustificateurs : « ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros », c’est « la nature » (II-2, p. 599). La « généreuse indulgence » de Dudard qui cherche à maîtriser tout le sens n’est que de « l’aveuglement », donc une intelligence blessée

Ensuite, une volonté qui souscrit à ce discours panrationaliste leibnizien est conduite au « fatalisme », ainsi que répond Bérenger (III, p. 612) ou, à quelques secondes d’intervalle, au scepticisme à coloration nietzschéenne : « Peut-on savoir où est le mal, où est le bien ? » (III, p. 613) De même, l’homme classique vit clôturé sur lui-même et ses évidences. Jean finit par avouer son solipsisme : « L’amitié n’existe pas. Je ne crois pas en votre amitié ». (II-2, p. 597) et sa misanthropie : je ne déteste pas les hommes, ils me sont indifférents » (II-2, p. 598). Les rhinocéros vivent en troupeau, condamnés à la monodie des barissements, c’est-à-dire au mutisme.

Enfin, que penser de la prétendue maîtrise de soi qui conduit ces rhinocéros à foncer sur les autres ? N’oublions pas que, dans la mythologie grecque, le rhinocéros, avec le Minotaure et les cyclopes, représente la force brutale et instinctive qui habite l’homme. Tel est aussi le sens symbolique de l’animal dans la Bible. Une confidence le confirme :

 

« J’ai fait, il y a longtemps déjà, l’expérience du fanatisme […] le fanatisme défigure les gens […]. J’avais l’impression physique que j’avais affaire à des êtres qui n’étaient plus des humains, qu’il n’était plus possible de s’entendre avec eux […]. J’ai eu l’idée de peindre sous les traits d’un animal ces hommes déchus dans l’animalité, ces bonnes fois abusées, ces mauvaises fois qui abusent [7] ».

b) Bérenger dérange

En regard, Bérenger est celui qui se laisse émouvoir : « Ne pleurez pas, madame », dit-il à la ménagère qui se lamente sur son chat mort. (I, p. 561) Vulnérable, il est atteint par les événements avant de les rationaliser et de faire de son intelligence une protection qui lui empêche d’en sentir la réalité et la souffrance, : « Que voulez-vous, madame », répond le logicien, « tous les chats sont mortels ! Il faut se résigner ». (I, p. 562) De même, il trouve l’attitude de Madame Bœuf « touchante », car « elle a du cœur » (I, p. 587). Or, avoir le cœur serré (III, p. 611), c’est prendre chaque personne à cœur, c’est refuse l’idéologie uniformisante.

En outre, Bérenger n’est pas maître de lui : il est soumis à « des angoisses difficiles à définir » (I, p. 552). Elles se préciseront lorsqu’il prendra conscience du comportement panurgique des « gens ». Bérenger peut sembler veule, dépressif, indécis, mais il se refuse au grégarisme. Il est aussi celui qui n’a pas « soif » que d’eau… ni d’alcool (I, p. 540). Il est l’homme pour qui tout n’est pas rationnel, pour qui « la vie est un rêve » (I, p. 549). D’ailleurs, les colères de Jean, loin d’être des manifestations d’un homme maîtrisé sont démesurées, surmotivées (par exemple I, p. 551).

Enfin, face aux habiles logiciens, Bérenger ne sait pas argumenter (« Tu n’as plus d’arguments » : III, p. 635), il ne sait qu’opposer l’évidence : « L’homme est supérieur au rhinocéros ! » (III, p. 625) Et vivre selon son intime conviction de sa conscience, sans céder à la pression du groupe. « Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » (III, p. 638) Surtout, ce qui sauve Bérenger, c’est son amour, cet amour passionné qui le libère de ses complexes (III, p. 629). Il n’a pas, comme Dudard, opter pour « la grande famille universelle », contre la petite, le mariage (III, p. 625). Daisy, elle, a lâchement préféré la loi du groupe à la singularité hors-la-loi l’amour et s’est mise à suspecter celui-ci, renonçant à la seule évidence qui lui reste : vivant sous le regard des autres, elle se surprend à avoir « honte » d’aimer (III, p. 635). Jusqu’à la fin, Bérenger demeure cet être faible, blessé par la culpabilité (« Encore quelqu’un sur la conscience » : III, p. 637) ; mais il le sait et il l’accepte. Avec lucidité et courage.

Autrement dit, Bérenger est le personnage dérangeant qui refuse non seulement la veulerie hypocrite des autres, mais la déshumanisation née d’une survalorisation de la raison législatrice et de la réduction de la sensibilité a quia. Ce théâtre de l’absurde et de l’insolite serait donc d’abord celui de la déconstruction du sujet omniscient et omnipotent de l’âge classique. Il montrerait aussi que ce modèle d’humanité accouche du totalitarisme – sans que pour autant soit effacée la responsabilité personnelle, l’engagement libre de chaque conscience : « Jean était très orgueilleux », constate Bérenger qui se dit dénué d’« ambition » (III, p. 608). En ce sens, le rhinocéros dont parle Ionesco est l’homme, héritier de la raison critique, l’« être pensant » à l’esprit prétendu ouvert pour qui « comprendre, c’est justifier » (III, p. 616). Mais tout expliquer, c’est identiquement sombrer dans la « folie », comme le pressent obscurément Bérenger (III, p. 617). L’homme meurt tout autant de la maladie que de ce prétendu « excès de santé » (II-2, p. 594) qui le fait « devenir un autre » (III, p. 607). Mais Bérenger veut demeurer « le dernier homme », « jusqu’au bout » : « Je ne capitule pas ! » (III, p. 638)

3) Conclusion : ouverture vers une autre lecture

L’analyse qui précède invite donc à voir dans l’œuvre de Ionesco un pamphlet postmoderne. En effet, la condition postmoderne, nous dit Lyotard, est marquée par la discontinuité, la polysémie, l’hétérogénéité, la fragmentation, la multiplicité des solutions, l’indécidabilité et le paradoxe des problèmes [8].

Mais Ionesco dont nous savons le retour final vers l’orthodoxie ne saurait être purement et simplement réduit à être un représentant de plus du théâtre engagé ou de la déconstruction. En effet, ses pièces sont parsemées de pierres d’attente. Ici, Bérenger pratique l’humilité et la douceur qui l’opposent à ces pachydermes indélicats que sont les rhinocéros. Or, ces vertus caractérisent le cœur du Christ (cf. Mt 11,39) parce qu’elles résument l’entièrement de la dynamique du don : l’humilité qui reçoit tout est à la réception ce que la douceur qui supporte tout est à la donation.

Pascal Ide

[1] Eugène Ionesco, Rhinocéros, in Théâtre complet, éd. Emmanuel Jacquart, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1991, p. 537-638.

[2] Ionesco a quitté la Roumanie en 1938 et y est revenu de 1940 à 1942.

[3] Eugène Ionesco, Notes et contre-notes, Paris, Gallimard, 1986, p. 286-287. « Rhinocéros est sans doute une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais qui n’en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que les alibis ». (p. 278)

[4] Id., Présent passé. Passé présent, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1968, p. 168-169.

[5] Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, p. 45.

[6] Franz Kafka, La métamorphose, trad. Alexandre Vialatte, coll. « Livre de poche », Paris, Gallimard, 1955, p. 55.

[7] Eugène Ionesco, Le Figaro Littéraire, 23 janvier 1960, p. 9. Cf. de manière générale Marie-Ange Daveluy, Métaphorphoses et monstruosités dans l’œuvre d’Eugène Ionesco, Thèse de troisième cycle, Bordeaux, 1987.

[8] Cf. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

10.5.2021
 

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