D’une morale à l’autre

Marie et Flore sont colocataires d’un petit appartement. Un jour, Marie étant partie suivre ses cours à la Faculté de droit, Flore qui est restée dans l’appartement se rend compte qu’elle n’a plus de stabylo pour souligner ses cours. Elle se souvient que sa colocataire en a un, pénètre dans sa chambre et lui prend le sien, se promettant bien de lui en acheter un. À ce moment, Marie, qui a oublié un livre, revient dans l’appartement et tombe sur Flore qui sort de sa chambre. « Qu’est-ce que tu fais dans ma chambre, s’insurge-t-elle ? – Ben, répond Flore, gênée, je t’emprunte ton stabylo. Mais ne t’inquiète pas, je prévoyais de t’en acheter un neuf avant ton retour ! – Ce n’est pas le problème, rétorque Marie, manifestement en colère. Tu n’as pas à rentrer dans ma chambre, que je sois là ou non ! Jamais, je ne le ferai pour ta chambre. Je ne me permets pas non plus de regarder à l’intérieur. – Bon, tu ne vas pas en faire tout un plat ! J’étais pressée et je t’ai dit que je t’achèterai un feutre tout neuf. – Je te répète que ce n’est pas la question. Et ta réaction, en plus, ne me semble pas juste : tu ne comprends pas qu’il y va pour moi du respect de mon intimité. Ma confiance en toi est touchée ». À ces derniers mots, les yeux de Flore se remplissent de larmes : « Je suis bien triste et inquiète que tu me dises que tu perds confiance en moi. Pardon, je ne recommencerai plus ! »

Cette scène de la vie courante illustre une importante mutation que notre société est en train de vivre : nous sommes en train de changer de morale.

Autrefois, l’homme avait le choix entre deux systèmes d’évaluation de ce qui est bien et mal : la loi et la finalité (le bonheur). J’ajoute que cette finalité n’est pas purement subjectiviste, il s’agit de la fin de la nature humaine qui vaut donc pour tous les hommes. Par exemple, c’est parce que l’homme est fait pour la vérité que le mensonge est déshumanisant, donc mauvais. Dans le premier cadre, un acte est bon s’il est conforme à la loi et mauvais s’il la transgresse. C’est à cette morale que Marie fait appel en disant : « Tu n’as pas à rentrer dans ma chambre, que je sois là ou non ! » Et elle rappelle qu’une loi ne se transgresse pas en fonction des circonstances : « Jamais, je ne le ferai pour ta chambre » Dans le second cadre, un acte est bon s’il est conforme à la fin de l’homme et mauvais s’il en dévie. C’est aussi cette morale que Marie convoque, lorsqu’elle affirme : « Il y va pour moi du respect de mon intimité ». Ce besoin de respect est inscrit dans notre nature.

Aujourd’hui, nous voyons se mettre en place un troisième type de morale. Désormais le critère est l’utilité : un acte est bon (ou mauvais) s’il m’est utile (ou nuisible). En fait, ce critère se double d’un autre qui s’inscrit dans le prolongement de l’utilité, la conséquence : un acte est bon (ou mauvais) si ses conséquences sont bonnes (ou mauvaises). Flore adopte cette double logique. D’abord, l’utilité : j’ai besoin de ce feutre ; emprunter celui de Marie ne lui nuira en rien, puisque « je prévoyais de t’en acheter un neuf avant ton retour ». Ensuite, les conséquences : Flore s’attriste, s’inquiète et demande pardon seulement lorsque Marie lui dit : « Ma confiance en toi est touchée ». Pour Flore, l’acte n’est pas mauvais pour lui-même (à savoir le manque de respect, que Marie le sache ou non), mais seulement parce qu’il entraîne une mauvaise conséquence : la perte de confiance.

Ces différents types de morale portent un nom : morale de la loi ou morale déontologique (de déontos, « devoir ») : morale de la finalité ou morale téléologique (de téléos, « fin ») ; morale de l’utilité ou morale utilitariste ; morale de la conséquence ou morale conséquentialiste.

Morale de la loi et morale de la finalité coexistent dans l’évangile, par exemple dans l’épisode du jeune homme riche (Mt 19,16-22). Celui-ci demande : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? ». Cette formulation qui fait appel au « pour » et cherche le bon chemin du bonheur (« la vie éternelle »), caractérise la morale de la finalité. Jésus, lui, répond en rappelant la morale de la loi : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. » Ces deux types de morale se développeront les siècles suivants, avec une insistance différente selon les époques, la morale de la finalité ayant plus de poids jusqu’au 13e siècle et la morale de la loi prenant toujours plus d’importance depuis le 14e siècle.  Peu importe ici le détail.

L’utilitarisme et le conséquentialisme sont d’apparition très récente, sous l’influence d’un courant anglosaxon (marqué par des noms comme John Stuart Mill). Si ces morales exercent une telle influence, c’est qu’elles consonnent en profondeur avec la logique d’hyperconsommation caractéristique de notre temps : une chose, mais aussi une personne, et même la relation à Dieu, se mesurent au plaisir et à l’utilité qu’elles me procurent.

Ce changement radical de points de repère entraîne trois graves conséquences (!) :

  1. Un acte n’est plus bon ou mauvais en lui-même, mais en fonction de ses avantages ou de ses inconvénients. L’avortement sera bon ou mauvais seulement selon les effets, néfastes ou bénéfiques, par exemple psychologiques, qui auront été observés.
  2. Loi et finalité sont universelles, alors que les conséquences et l’utilité varient en fonction des actes. La morale utilitariste sombre donc dans le subjectivisme.
  3. L’utilité et la conséquence sont extérieures à l’acte qui devient neutre. L’éducation morale se résume à un calcul utilitaire des avantages et des désavantages de mes actions. Tout est affaire de recettes et de calcul. Inversement, la loi et la finalité touchent l’acte lui-même : dire la vérité ou respecter l’autre, me fait grandir. La morale (qui est une éducation aux vertus) devient alors un lieu de croissance et d’humanisation.

Ce changement de vision de la morale est l’une des principales raisons de la crise que traverse l’Occident. Vivant dans notre monde, nous sommes tous tentés par les morales de l’utilité et de la conséquence.  En prendre conscience, changer de critères de moralité et les transmettre est une urgence.

Morales traditionnelles

Morales actuelles

Morale de la finalité Morale de la loi Morale de l’utilité Morale de la conséquence

« Je respecte la limitation de vitesse, parce que…

… je veille au bien commun, ici à la bonne circulation » … je me conforme à ce que demande le code de la route » … il y a des radars, mais je roule à la vitesse qui m’est utile, quand il n’y en a pas » … je ne veux pas payer d’amendes »

Pascal Ide

29.1.2016
 

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