La force du préjugé, le passionnant ouvrage de Pierre-André Taguieff qui est devenu un classique, est la première étude détaillée des racismes et de ses doubles, les antiracismes [1]. Le politologue français y propose par exemple une typologie en quatre modèles ou types idéaux [2].
Mais penchons-nous plutôt sur le remède à ce mal qu’est le racisme. Puisque nous sommes embarqués dans cette aventure humaine, les sciences sociales ne peuvent se contenter de décrire, elles doivent prescrire. Et la prescription tient en un mot : l’universel. En son temps, Mauss avait formulé ce principe d’universalité comme fait transculturel :
« Entendu, la sociologie est partie de l’anthropologie et postule l’unité (relative) de l’espèce humaine. Mais, comme la psychologie, elle voit autre chose : des psychologies différentielles de peuples et de races. Seulement, dans toutes ces psychologies collectives différentes, elle voit d’immenses ressemblances. Les musiques, les danses varient avec les peuples, les familles de peuple […]. Notre musique n’est qu’une musique. Et, cependant, il existe quelque chose qui mérite le nom de ‘la musique’. Ce n’est pas celle de notre ‘grammaire musicale’, mais celle-ci y rentre. Il en est de même de tous les grands ordres de faits sociaux [3] ».
Au-delà de telles pratiques, comme les arts, les techniques, les sciences, on trouve un fond commun, l’art, la technique, la science qui ne sont pas que des dénominations purement équivoques. Mauss le nomme « fond humain ».
Sa position tient en deux propositions. D’une part, le seul remède est la redécouverte de l’universalisme, non pas abstrait, mais concret. L’homme est en exigence d’universalité. D’autre part, cet universel, loin d’effacer les particularités, les respecte et les intègre. « Face à la différence et à l’universalité, le commencement de l’erreur est de prendre parti pour l’une, à l’exclusion de l’autre [4] ». Il faut donc éviter une double erreur : le racisme anthropophage qui réduit l’Autre au Même, dévorant les différences humaines au sein de la société, nie la différence ; le racisme mixophobe protège le Même contre l’Autre, en excluant, en privilégiant une soi-disant pureté ethnique, et en se refusant à tout universel. La vérité est dans le mixte valorisé par Platon.
Mais comment fonder l’universel lorsque « nous n’avons plus de certitudes absolues, pas même celle que Dieu est mort [5] » ? D’une part, l’universel est bien plus une tâche qu’un donné, une conquête permanente. Taguieff estime que l’on ne peut surmonter la difficulté « qu’à partir d’un pari sur l’universel, suivi par la détermination des limites de l’exigence universaliste, afin que celle-ci ne puisse se dégrader en une visée d’unification terroriste par uniformisation imposée [6] ». D’autre part, l’auteur a une vive conscience que le danger de l’universalisme est le refus de la modalité particulière, voire singulière au nom de l’égalité absolue. Il y a là un équilibre permanent à reconquérir, mais qui demande que l’on n’ajourne pas indéfiniment la mise en œuvre. Et de citer un mot de Maritain, qui disait en 1943 : « La tragédie des démocraties modernes est qu’elles n’ont pas réussi encore à réaliser la démocratie [7] ».
L’universalité ne peut donc qu’être l’objet d’une « exigence infinie », « première ». Précisons : elle est à la fois l’expression d’un désir, d’une aspiration, le motif d’un enjeu et enfin, la visée d’une espérance à mettre en œuvre. [8]
Mais avançons encore. Quel peut être le fondement ultime de cette reconnaissance de l’universalité ? « La xénophilie impliquée par le monothéisme biblique apparaît comme la fondation exemplaire d’une éthique universaliste, dont le christianisme a reçu et transmis l’héritage, en dépit de bien des avatars : l’obligation infinie à l’égard d’autrui [9] ». En effet, le pari pour l’universel évoque bien évidemment le pari pascalien dont l’objet n’est rien moins que la foi. Taguieff risque cette formule étonnante : il faut « vivre comme si Dieu fondait le sens de notre existence [10] ». Dit autrement, le monothéisme est la seule garantie de la monanthropie. Le raisonnement central du livre se résume en un syllogisme : la seule réponse au particularisme hiérarchisé du racisme est l’universalisme, c’est-à-dire l’affirmation d’une unicité de la nature humaine. Or, cette unicité immanente requiert un fondement transcendant : l’unité divine. Voilà pourquoi notre auteur cite en tête de son dernier chapitre, une phrase d’Abraham Joshua Heschel :
« Le sens du transcendant est le cœur de toute civilisation, l’essence même de l’humanité. Une culture adonnée à la recherche exclusive de l’‘utilisable’ n’est au fond que de la barbarie. Le monde se sustente à ce qui le dépasse [11] ».
Taguieff retrouve ainsi la morale kantienne qui fonde l’universalisme du devoir (l’impératif catégorique) en dernière instance dans le postulat de la raison pratique qu’est l’existence de Dieu. De même, Taguieff fait signe vers l’éthique lévinassienne de la responsabilité qui ne cache pas qu’elle est une concrétisation du cinquième commandement. Lévinas dit d’Abraham, « père des croyants », qu’il est « surtout celui qui a su recevoir et nourrir des hommes : celui dont la tente était ouverte aux quatre vents [12] ». Aussi « tout homme véritablement homme est probablement de la descendance d’Abraham [13] ».
« Il reste vrai cependant qu’il y a des actes auxquels nous devons dire absolument non, quelles que soient les circonstances ; et c’est cela qui constitue la valeur permanente du formalisme kantien [14] ».
Pascal Ide
[1] Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles. coll. « Armillaire », Paris, La Découverte, 1988. Cette brève présentation date de cette époque.
[2] Cf. les tableaux résumés Ibid., p. 408-410.
[3] Marcel Mauss, « Catégories collectives et catégories pures » (1934), repris dans Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Minuit, 1974, p. 152.
[4] Ibid., p. 490.
[5] Ibid., p. 491.
[6] Ibid., p. 489.
[7] Jacques Maritain, Christianisme et démocratie, Paris, Paul Hartmann, 1945, p. 23.
[8] Pierre-André Taguieff, La force du préjugé, p. 492.
[9] Ibid., p. 461.
[10] Ibid., p. 491.
[11] Abraham Joshua Heschel, Les bâtisseurs du temps, Paris, Minuit, 1957, p. 44.
[12] « Judaïsme et révolution », in Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1977, p. 19.
[13] Ibid.
[14] Jean Wahl, Traité de métaphysique, Paris, Payot, 1968, p. 524.