De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) 4/6

5) L’agir communicationnel comme remède (Jürgen Habermas)

a) Brève présentation du philosophe

Jürgen Habermas (1929-) est lui aussi philosophe et spécialiste en sciences sociales. Si, à l’automne 1944, alors qu’il n’a que quinze ans, Habermas est membre des Jeunesses hitlériennes (appartenance qui fera l’objet d’une violente polémique en 2006), en revanche, il rompra vite. Surtout, à partir de 1953, il critiquera avec vigueur les graves compromissions de Heidegger au nazisme, allant jusqu’à dire qu’ils proviennent de déficits déjà présents dans Être et Temps. Lors de ses études de philosophie, il rencontre Karl Otto Apel, qui l’initie au pragmatisme américain. En 1954, il soutient sa thèse de doctorat avec Erich Rothacker et Oskar Becker sur l’écartèlement entre l’Absolu et l’histoire chez Schelling [1].

En 1956, une bourse conduit Habermas à l’Institut de Recherche sociale de Francfort-sur-le-Main où il devient assistant de Max Horkheimer et de Theodor W. Adorno et bientôt rencontrera Herbert Marcuse. En découvrant la Théorie critique d’avant-guerre, il commence à s’intéresser au Marx des années 1840 et à Freud. En même temps, il prend position en faveur de la démocratie directe ; vivement critiqué par Horkheimer, il se distancie avec l’Institut de Recherche sociale et quitte Francfort. Il passe sa thèse d’habilitation à Marbourg en science sociale, est nommé professeur à l’Université de Heidelberg et y découvre la philosophie pragmatique de John Dewey et Charles Sanders Peirce.

Malgré cette prise de distance ou plutôt grâce à elle, Habermas est considéré comme l’un des représentants de la deuxième génération de l’École de Francfort, avec Axel Honneth ou Karlo-Otto Apel. Il enrichit le croisement freudo-marxien typique de la première génération, d’autres apports : le pragmatisme américain, la théorie du développement cognitif de Jean Piaget et celle du développement moral de Lawrence Kohlberg.

Beaucoup moins critique que ses prédécesseurs, Habermas a surtout développé, en plein, une nouvelle approche de l’éthique : l’éthique de la communication ou plutôt l’éthique de l’agir communicationnel à laquelle il a consacré plusieurs gros ouvrages : Theorie des kommunikativen Handelns (2 volumes), 1981 [2] ; Moralbewusstsein und Kommunikatives Handeln, 1983 [3] ; Erläuterungen zur Diskursethik, 1991 [4]. Toutefois, cette éthique s’oppose aux éthiques en vigueur, de sorte que nous rencontrons à nouveau deux volets, critique et propositif. Faute de temps, nous n’avons pas eu le loisir de développer cette nouvelle approche ; nous en resterons à une simple épure.

b) Exposé de l’éthique de la communication

En creux, Jürgen Habermas se positionne d’abord face aux éthiques normatives, derrière lesquelles se profile un purisme de la raison. En effet, avec Emmanuel Kant, Habermas cherche à atteindre non seulement des impératifs éthiques pour normer l’action et la déterminer, mais aussi des normes qui soient universelles. Autrement dit, pour lui, l’éthique est l’œuvre de la raison humaine qui doit déterminer ce qui est juste et injuste. Toutefois, il s’oppose à Kant sur un point fondamental. Pour le penseur de la Critique de la raison pratique, c’est à l’individu de déterminer lui-même la validité morale de son action ; c’est à la conscience d’évaluer son agir et de mettre en œuvre l’impératif catégorique dans telle situation singulière. Ainsi, tout, dans cette perspective kantienne, est centré sur le sujet, donc relève de ce que Habermas appelle la compréhension « monologique » de la morale. Mais la norme éthique doit être déterminée dans un espace de discussion, autrement dit selon un principe « dialogique » mettant en relation des libertés qui renoncent aux comportements « stratégiques ». Pour cela, il se fonde sur les acquis de la pragmatique formelle et la théorie des « énoncés performatifs » d’Austin. Habermas substitue donc à la perspective « monologique » une perspective « dialogique ».

De même, Habermas cherche à dépasser le « défi wébérien » [5]. En effet, selon le sociologue Max Weber, la modernité se caractérise par la montée en puissance de la rationalité instrumentale. Mais, selon Habermas, un autre processus de rationalité, contradictoire de celui-ci, se fait aussi de plus en plus jour : la raison communicationnelle. Dans le discours argumentatif, se rencontre aussi une recherche d’entente, de consensus, une « activité orientée vers l’intercompréhension [6] ».

Enfin, le philosophe allemand s’oppose aux déconstructions auto-référentielles à la Foucault et à la Derrida se réfugiant dans la rhétorique postmoderne de la représentation.

 

En plein, Habermas propose de fonder la morale, et donc l’agir, sur la communication et la discussion. Autrement dit, il incite à revenir aux mondes de la vie qui sont structurés « communicativement ». En effet, la relation humaine tissée entre nous par la parole suppose un code commun et une foi mutuelle d’être entendu. Or, cette présupposition pragmatique a un contenu pragmatique qui permet de fonder l’humanité, l’éthique : nous nous comprenons, donc je suis. Donc la communication peut fonder l’éthique.

La thèse centrale de Habermas est bien résumée par Alain Thomasset :

 

« Pour Habermas la condition langagière et communicative, propre à toute pratique de la vie sociale, est la base fondamentale de la rationalité. La raison est fondamentalement communicationnelle et tout fondement rationnel signifie que la justesse ou la vérité de quelque chose peut être défendue par des arguments au sein d’un dialogue avec tout opposant potentiel. Ainsi, les normes morales se justifient et doivent pouvoir être l’objet d’un consensus rationnel au terme d’un dialogue dans une situation idéale de communication sans entraves ni bornes. L’éthique habermasienne se veut donc universelle, mais cette prétention à l’universalité n’est pas fondée sur une loi naturelle intemporelle ou sur la déduction transcendantale du système kantien mais sur la rationalité inhérente au langage dans sa dimension de communication intersubjective [7] ».

 

Or, l’amour ne se distingue-t-il pas de la raison, en ce qu’il est essentiellement tourné vers l’autre ? Déjà un saint Thomas notait que l’acte de l’intelligence se termine ad intra, alors que l’acte de la volonté se termine ad extra : la perfection de l’esprit se trouve dans l’union immanente et celle de la libre volonté dans l’union transitive avec l’aimé. Ainsi, en ouvrant à nouveau le logos au dialogos, en passant de l’approche monologique à l’approche dialogique, l’éthique de l’agir communicationnel ouvre à l’amour. Comprenons-nous bien. Je ne suis pas en train de dire que, comme les penseurs précédents et bientôt Rosa, Habermas place l’amour au centre de sa philosophie éthique. Mais il en prépare la place en sortant la raison occidentale de son autisme. Autrement dit, la Théorie critique ne fait pas tant le procès de la raison ut sic que celui de la raison autocentrée et finalement égocentrée.

Néanmoins, ne surévaluons pas la portée de cette approche. Le principe de l’entente dialogal ne doit-il pas être doublé d’un horizon objectif de valeurs transcendantes, idéales, même si elles ne sont pas partagées par tous ? La critique que le théologien protestant Éric Fuchs adresse à Habermas va nous servir de transition avec la référence laissée par Habermas au religieux :

 

« Dans l’éthique de la discussion il y a un profond respect d’autrui. Mais elle nous semble affectée d’une grande fragilité […] : celle d’être quasi-condamnée à penser le consensus éthique toujours en termes de prise en compte des intérêts des participants. Ce qui l’empêche de parvenir ou rarement à fixer des limites au-delà desquelles il n’y a plus aucune justification éthique à un acte […]. Plus nous travaillons sur les questions éthiques contemporaines et plus notre conviction grandit qu’il faut réintroduire dans ses problématiques la dimension religieuse, oubliée par une rationalité laïque trop sûre d’elle-même [8] ».

c) Une confirmation par le haut : l’évolution de Habermas à l’égard du religieux

Ne peut-on trouver une confirmation ou plutôt un prolongement de cette approche dans l’évolution de Habermas à l’égard du religieux [9] ?

Certes, face à Horkheimer, Adorno, Marcuse et Fromm, Habermas s’intéresse peu à la religion et à la théologie [10]. De fait, ses déclarations sur le sujet se trouvent non dans ses grands essais systématiques, mais dans ses essais secondaires. Mais, comparativement à Marcel Gauchet qui identifie la recherche d’un commun dénominateur entre religion et langage séculier dans le phénomène de la religion civile, notamment dans la religion civile américaine [11], Habermas honore nettement plus la spécificité du religieux.

Surtout, son dialogue avec Joseph Ratzinger [12] a attiré l’attention et, déjà auparavant, un certain nombre de théologiens se sont intéressés à Habermas. Arens systématise la relation des théologiens à Habermas sous quatre chefs : 1. Critique négative ; 2. Interprétation théologique de ses positions ; 3. Développement de la théologie à partir de sa théorie ; 4. Application théologique d’une de ses catégories [13]. Illustrons seulement ce dernier point. Les théologiens ont convoqué différents concepts habermassiens, au premier rang desquels la communication ou l’agir communicationnel – à la pneumatologie [14], à l’ecclésiologie (l’Église comme lieu d’une communication réussie) [15], à la théologie pratique [16] –, mais aussi d’autres notions comme la Théorie critique – appliquée à la pratique chrétienne [17] ou à la christologie [18] –, l’approche pragmatique [19] ou l’espace public [20].

Un point central retiendra notre attention.

1’) La sécularisation de la fraternité chrétienne

Dans son analyse plus historique de l’émergence de la raison communicationnelle, Habermas rappelle l’importance de l’éthique fraternelle du point de vue de son rôle social. Il souligne notamment que la tradition religieuse, surtout judéo-chrétienne, a notamment apporté trois éléments théoriques et pratiques décisifs : l’universalité de la fraternité ; l’utopie d’une communauté réconciliée ; l’égale dignité de tous les êtres humains.

Mais ces pratiques peuvent être découplées de la pratique rituelle ; or, celle-ci est au cœur de la religion. Comme la modernité se caractérise par un processus de sécularisation, les fonctions d’intégration sociale, autrefois prises en charge par la praxis religieuse se sont désormais autonomisées, rendant obsolètes leur fondement sacré [21]. De plus, la modernité se notifie par le rôle décisif joué par la rationalité critique ; comme le sacré diffusait surtout par son aura faite de fascination et d’effroi (fascinandum et tremendum de Rudolf Otto), c’est désormais à la raison objective de valider les procédures de l’éthique communicationnelle [22]. En outre, la religion se présente comme une « consolation » face à la détresse et aux situations angoissantes ; or, la conscience moderne se refuse à une interprétation édulcorante qui nie la facticité de ce monde [23], ce qui ne signifie pas qu’elle déserte l’affrontement à la négativité [24]. Enfin, Habermas pousse le fer encore plus loin en estimant les affirmations théologiques « dénuées de sens » (il parle de Sinnlosigkeit). En effet, notre époque se caractérise par la fin de la métaphysique, c’est-à-dire l’effondrement du fondement, de la totalité, de l’unification, et la promotion d’une pensée plurielle, décentralisée, critique. Or, la conception religieuse se caractérise par sa prétention à une explication fondatrice, ultime et totalisante, la soustraction de son principe originaire à la validation, une unification des discours rationnels. Donc, l’avènement de la post-métaphysique conduira inéluctablement à la dissolution historico-critique des contenus dogmatiques [25].

D’ailleurs, de cet effondrement massif de la religion et de ses capacités à rendre raison de la réalité [26], découle, selon notre philosophe, ce phénomène typiquement actuel de l’« athéisme de masse » [27]. Comment ne pas songer à la vision positiviste faisant de la religion un stade archaïque du développement de l’humanité ? Habermas distingue toutefois nettement la pensée mythique qui en demeure à la simple narration ingénue et athématique, des grandes religions qui, dépassant l’imagination et la narration, accèdent à une rationalité argumentative et systématique. Quoi qu’il en soit, la conception de la religion élaborée par Habermas se résume dans ce processus de laïcisation et de privatisation notamment du judéochristianisme en ses dogmes et en ses pratiques [28]. Et nous pouvons conclure dans l’autre sens quelque chose de l’idéal chrétien de fraternité et donc d’amour.

2’) Le nécessaire discours religieux sur la consolation

En fait, la pensée d’Habermas a évolué et permet de tirer un autre enseignement à l’égard de notre problématique [29]. Dans Digression, Habermas affirmait encore que le discours religieux ne trouvait sa place qu’étroitement circonscrit à la communauté de foi :

 

« Sous les conditions de la pensée postmétaphysique, c’est plutôt une autre différence qui se manifeste clairement, qui, jusqu’à Hegel, fut marquée par des ambivalences : l’athéisme méthodique dans la manière philosophique d’établir une relation aux contenus des expériences religieuses. La philosophie ne peut pas faire sienne ce dont il est question dans le discours religieux en tant qu’expériences religieuses [30] ».

 

Toutefois, à partir de La pensée postmétaphysique, la pensée habermassienne effectue un tournant en matière de religion : « Le langage religieux comporte des contenus sémantiques qui nous inspirent ou même nous sont indispensables, et qui (jusqu’à nouvel ordre ?) se dérobent à la force expressive d’un langage philosophique [31] ». Habermas se refuse à une réduction du religieux au philosophique, sans pour autant réduire le premier à la sphère du privé et menacer l’autonomie du second.

Mais il y a plus et antérieurement. Dans un entretien de 1974, Habermas a reconnu de manière inattendue que, dans ce programme d’une « vie bonne » qui est au cœur de la Théorie critique, on ne peut se passer du service des théologiens ! Il précise même trois domaines. Le premier est langagier. En effet, nous, philosophes et sociologues, sommes aujourd’hui (que l’on songe à l’emprise du marxisme à l’époque où il parle) en prise à des discours interprétatifs auto-objectivants ; or, la religion dispose d’un langage doué de qualités interpellatives et métacommunicationnelles qui lui sont propres et ne sont pas minées par ces risques. Le deuxième, encore plus étonnant, reconduit à la grande critique marxienne de la religion comme opium du peuple, mais pour l’inverser : elle est au contraire capable d’apporter une véritable consolation aux personnes. Le troisième est politique ou civil : un engagement public éthiquement exemplaire [32].

Certes, et nous retrouvons la précédente thèse sur le processus de sécularisation, les premier et troisième domaines peuvent être pris en charge par la sphère éthico-politique moderne car ils ne requièrent pas d’être religieusement motivés. Toutefois, il n’en est pas de même de la « consolation individuelle ». Et voici le cœur de l’argument : celle-ci provient de l’espoir qui lui-même se fonde sur la promesse du salut [33] ; or, l’éthique communicationnelle ne propose aucun salut et donc nulle forme de consolation. Habermas a donc modifié en profondeur son regard sur la place du religieux dans nos sociétés sécularisées. Loin d’être ponctuelle, cette affirmation se retrouve dans l’ouvrage susdit sur la pensée post-métaphysique, en 1988 : Habermas y reconnaît la « légitimité » irremplaçable de la religion et son droit à la « coexistence » avec la pensée postmétaphysique hier promue comme vitriol de la religion [34]. Au point que, s’affrontant à la pensée métaphysique antireligieuse de Henrich, Habermas lui refuse son dessein de supplanter la religion en ses fonctions essentielles [35]. Là encore, ne faisons pas dire à notre philosophe ce qu’il ne dit pas. Par exemple, dans la série de dialogues avec Jacques Derrida, réalisés à New York entre octobre et décembre 2001, à la suite des attentats contre le World Trade Center, Habermas dira combien le doute l’étreint : « Depuis le 11 septembre, je ne cesse de me demander si, au regard d’événements d’une telle violence, toute ma conception de l’activité orientée vers l’entente – celle que je développe depuis la Théorie de l’agir communicationnel – n’est pas en train de sombrer dans le ridicule [36] ». Le fondateur de l’éthique communicationnelle ne défend pas la véridicité du discours religieux. Mais, de manière très pragmatique, il constate que le langage de la philosophie post-métaphysique ne possède pas la même puissance performative que le langage religieux. Donc, tant que les contenus sémantiques promus par le discours théologique ne seront pas efficacement remplacés par un discours mondain, la religion consolatrice a toute sa place dans nos sociétés ; et celles-ci l’accueilleront, sans la soutenir, mais aussi sans la combattre [37].

Prolongeons le propos d’Habermas. La compétence pratico-politique de la religion que, par pragmatisme, le philosophe réduit à son effet subjectif et affectif, la consolation, nous nous devons, au nom de la vérité non seulement de la religion, mais de l’efficace de ce fruit, de le connecter à sa face objective : le sens, c’est-à-dire la capacité à proposer une interprétation de la signification du monde et de l’histoire. Implicitement, Habermas concède tout au divorce kantien de la raison pure théorique et de la raison pure pratique, c’est-à-dire du vrai et du bien. Il demeure le fils de cette modernité et post-modernité profondément sceptique. Mais nous avons le droit de prolonger son propos ; or, pour le judéochristianisme, la consolation provient de Celui qui s’est lui-même présenté comme consolateur de son peuple (cf. Is 40,1), voire comme le « Consolateur » en personne (cf. Jn 14,16). Or, étymologiquement, consoler, c’est être avec le seul, s’unir au seul dans une communion qui est l’amour échangé. Donc, une nouvelle fois, Habermas ouvre une place à l’amour…

d) Une confirmation latérale : Karl Otto Apel

L’autre grand représentant contemporain de l’éthique de la discussion est Karl Otto Apel (1922-2017), philosophe allemand qui fut professeur à l’université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main [38].

Apel a d’abord joué un rôle historique. On sait combien les traditions philosophiques anglo-saxonne et continentale sont peu perméables. Or, Apel a commenté Wittgenstein et Heidegger ; et, dans ses cours et dans ses ouvrages, il a diffusé en Allemagne les pensées des philosophes américains du courant pragmatiste, Charles Sanders Peirce [39], William James, John Dewey, ou le sociologue de la socialisation par l’interaction George Herbert Mead. Donc, Apel fut un médiateur ou un « passeur » entre philosophie analytique et herméneutique.

Il a ensuite (logiquement et chronologiquement !) contribué à élaborer la Diskursethik.

1’) L’invention de l’éthique de la discussion

En un premier temps, dans un essai de 1967 [40], Karl Otto Apel s’est affronté à frais nouveaux au problème typiquement kantien du fondement de l’éthique. Pour cela, il écarte trois hypothèses. La première est l’irrationalisme. Celui-ci fait dépendre les normes pratiques ultimement d’une décision subjective arbitraire de l’individu isolé ; mais, avec Kant, Apel affirme la nécessité d’élaborer une éthique universelle. La deuxième est l’éthique déontologique élaborée par Kant. Or, elle présuppose la thèse caractéristique de l’idéalisme transcendantal qui consiste à hypostasier le sujet ou la conscience. Mais, contre Kant, Apel refuse le recours à la thèse métaphysique d’une telle instance. La troisième est la compréhension scientiste de l’idée de validité intersubjective, dont nous allons voir qu’elle est au centre de l’intuition d’Apel. Si Kant pèche par excès de métaphysique, le positivisme, lui, est en défaut d’intelligibilité.

Où trouver dès lors un nouvel horizon pour la philosophie pratique ? Autrement dit, comment fonder rationnellement une éthique de la responsabilité aujourd’hui ? En repartant de sa double tradition, continentale avec l’herméneutique et anglo-saxonne avec la philosophie analytique du langage et la philosophie des sciences élaborée par Popper. Apel s’interroge sur les présupposés de la communication. Agir, c’est se fixer une norme. Or, celle-ci provient réflexivement non pas du seul sujet, mais des pré-décisions implicites qu’aura déjà nécessairement prises tout participant d’une communication rationnelle. Autrement dit, en deça de l’impératif catégorique intimé au sujet, Karl Otto Apel affirme l’existence d’une précompréhension intersubjective de l’éthique, c’est-à-dire une éthique de la communauté. Dès lors, il développe une théorie de l’éthique qui se veut universelle (au sens kantien), ouverte à tous les locuteurs et dont le devoir est d’éliminer les obstacles à la communication.

Or, telle est la fonction de la discussion. Celle-ci suppose la présence non seulement d’un sujet pensant, mais d’une communauté de sujets avec lesquels le sujet pensant communique par le biais de la parole. Plus encore, cette communauté est régie par des règles pour une part inexplicitées mais nécessaires : présupposé de sincérité, de dignité. Notamment, dès lors que plusieurs personnes sont en discussion, les interlocuteurs admettent que l’on ne peut traiter l’autre seulement comme un moyen, mais qu’on doit le considérer comme une fin. « On admet tacitement un principe moral et éthique qui nous invite à soumettre tout conflit, tout différend à des arguments destinés à réaliser un consensus [41] ». Sinon, l’on entre dans ce qu’Apel qualifie de « contradiction performative » [42].

Cette thèse, Apel l’établit aussi à partir d’une relecture de l’histoire de la philosophie (occidentale). Il y distingue trois grands moments ou paradigmes fondamentaux : l’objectivité (en relation avec l’ontologie grecque) ; la subjectivité (inaugurée par la philosophie moderne de la conscience) ; l’intersubjectivité (liée à la philosophie du langage, plus précisément, celle-ci reconnaissant la fonction pragmatique du langage vis-à-vis de sa fonction seulement sémantique ou syntaxique).

2’) En… discussion avec Habermas

Avec ce premier ouvrage de grande portée et de grande influence, Apel a ouvert le champ de l’éthique du discours. Celle-ci va bientôt croiser l’éthique communicationnelle développée par Jürgen Habermans. Si les deux penseurs convergent sur bien des points, notamment sur le caractère dialogique de la rationalité éthique et sur l’inscription dans la tradition optimiste et progressiste de l’Aufklärung, ils diffèrent toutefois quant à leur perspective [43] : transcendantale et formelle (l’on pourrait la qualifier de catégoriale au sens rahnérien du terme, si ce terme n’avait pas été élaboré dans un cadre théologique) :

 

« La différence entre la pragmatique transcendantale d’Apel et la pragmatique universelle de Habermas – explique Jean-Marc Ferry – se noue ici : tandis qu’Apel s’engage dans la démarche transcendantale consistant à dégager les présuppositions théoriques ultimes de supposées idéalisations nécessaires à la pratique, Habermas s’engage sur une voie plus phénoménologique consistant à repérer les présuppositions normatives qui accompagnent les pratiques d’entente. Apel vise une fondation, tandis que Habermas entreprend une reconstruction [44] ».

 

Découlant de cette première différence, s’en profile une autre : la pragmatique d’Habermas et se pose comme révisable par la discussion, alors que la pragmatique transcendantale d’Apel ne l’est pas. En effet, elle est constitutive de toute communication de sens. Tel sera le fond des débats entre les deux philosophes, non sans lien avec la thèse poppérienne de la réfutabilité (falsifiability).

3’) Une relecture à la lumière de l’amour-don

Il n’est pas utile de prolonger davantage. Apel ne développe assurément pas une philosophie de l’amour. Pourtant, à l’instar d’Habermas, l’importance accordée au caractère dialogique de la norme éthique arrache enfin le sujet transcendantal à son isolement autistique et l’oblige non seulement à se recevoir, mais à se recevoir d’une autre personne (peu importe ici le cadre communautaire). Autrement dit, le « je » se constitue à partir de sa discussion avec un « tu ». Or, c’est en accueillant cette hétéronomie fondatrice que l’ipséité s’inscrit dans la dynamique ternaire de l’amour-don et peut s’élancer sans épuisement, mais non sans risque vers autrui.

Plus encore, la relecture historique proposée par Apel de l’intersubjectivité marque un progrès à l’égard de l’éthique solipsiste du sujet et une étape intermédiaire vers la philosophie de l’amour. Élargissant à la raison théorique et à toute l’évolution de la pensée occidentale, on pourrait dire que l’on est passé d’une épistémologie anticomédiévale centrée sur l’objet (via cosmologica) à une épistémologie moderne centrée sur le sujet solitaire et réflexif (via anthropologica), et que l’éthique de la discussion, de concert avec l’éthique de la communication, ouvre à un sujet engagé dans une communion dialogique avec d’autres sujets ; il reste à penser cette connexion comme amour-don réciproque, et l’ouvrir au sens reçu du monde, qui serait pensé non plus comme objet (disponible à la domination technoscientifique) ou comme phénomène (réduit au flux de conscience), mais comme donation, voire comme autocommunication (l’être naturel se dit).

Pascal Ide

[1] Cf. Jürgen Habermas, Das Absolute und die Geschichte. Von der Zwiespältigkeit in Schellings Denken, Thèse, Bonn, H. Bouvier, 1954.

[2] Cf. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel. 2 vol. Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, trad. Jean-Marc Ferry ; 2, Critique de la raison fonctionnaliste, trad. Jean-Louis Schlegel, coll. « L’Espace du politique », Paris, Fayard, 1987.

[3] Cf. Jürgen Habermas, Morale et communication. Conscience morale et activité communicationnelle, trad. Christian Bouchindhomme, Paris, Le Cerf, 1986, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1999.

[4] Cf. Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, trad. Marc Hunyadi, Paris, Le Cerf, 1992, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 2013.

[5] Cf. Yves Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999, 1ère partie, p. 16-133.

[6] Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. Jean-Marc Ferry (t. I) et Jean-Louis Schegel (t. II), Paris, Fayard, 1987, 2 vol., tome 1, p. 41.

[7] Alain Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale. Aux fondements d’une éthique herméneutique et narrative dans une perspective chrétienne, coll. « Bibliotheca ephemeridum theologicarum Lovaniensum » n° 124, Leuven, University Press Peeters, 1996, p. 25.

[8] Éric Fuchs, La morale selon Jean-Paul II. Réponse protestante à une Encyclique, coll. « Entrée libre » n° 31, Genève, Labor et Fides, 1994, p. 62-63.

[9] Sur l’évolution de la pensée de Habermas, cf. Jean-Marc Durand-Gasselin, Le puzzle postmétaphysique de Habermas. La trajectoire philosophique de la théorie de l’agir communicationnel, coll. « Essais », Bruxelles, La Lettre volée, 2016.

[10] Cf. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, trad. Christian Bouchindhomme et Alexandre Dupeyrix, coll. « NRF Essais », Paris, Gallimard, 2008.

[11] Cf. Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, coll. « Le débat », Paris, Gallimard, 1998, p. 69, note 1.

[12] Cf. Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, Raison et Religion. La dialectique de la sécularisation, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Salvator, 2010.

[13] Cf. Edmund Arens, « La théologie après Habermas », Id. (éd.), Habermas et la théologie, trad. Denis Trierweiler, coll. « Cogitatio fidei » n° 178, Paris, Cerf, 1993, p. 9-43, ici p. 10-11, 20.

[14] Cf. Norbert Copray, Kommunikations und Offenbarung, Düsseldorf, Patmos-Verlag, 1983.

[15] Cf. Barbara Kappenberg, Kommunikationstheorie und Kirche, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1981.

[16] Cf. Norbert Mette, Theorie der Praxis, Düsseldorf, Patmos-Verlag, 1978.

[17] Envisagée comme dimension émancipative de la théologie herméneutique (cf. Edward Schillebeeckx, Glaubensinterpretation. Beiträge zu einer hermeneutischen und kritischen Theologie, Mainz, Matthias-Griinewald-Verlag, 1971, p. 114-171).

[18] Cf. Elisabeth Schüssler Fiorenza, « Critical Theory and Christology », Proceedings of the Catholic Theological Society of America, 30 (1975), p. 63-110.

[19] Cf. la théorie pragmatique des paraboles dans la perspective d’une théologie fondamentale biblique qu’élabore Edmund Arens, « Gleichnisse als kommunikative Handlungen Jesu », Théologie und Philosophie, 56 (1981), p. 47-69.

[20] Cf. Guy Jobin, « La traduction salvatrice ? Penser les communautés de foi dans l’espace public avec Habermas », Revue d’éthique et de théologie morale, 238 (mars 2006), p. 85-112. À la suite de Habermas, l’auteur propose de penser la place du discours religieux au sein de l’espace public contemporain dans nos sociétés pluralistes et sécularisées à partir du concept de traduction.

[21] Cf. Jürgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1981, 2 vol., tome 1, p. 331.

[22] Cf. Ibid., tome 2, p. 118.

[23] Cf. Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1971, p. 25 et 35.

[24] Cf. Jürgen Habermas, Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1973, p. 163-165. Cf. Anne Fortin-Melkevik, Essais philosophiques, trad. Rainer Rochlitz, coll. « Théories », Paris, Armand Colin, 1993, p. 417-436.

[25] Cf. Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, p. 27-28 ; 1973, p. 166 s ; 1976, p. 19 s.

[26] Cf. Jürgen Habermas, Zur Reconstruktion des historishen Materialismus, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp Verlag, 1976, p. 18-19.

[27] Cf. Jürgen Habermas, Philosophisch-politische Profile, p. 35.

[28] Cf. Gerardo Cunico, « La religione oltra i limiti della ragione comunicativa », Giorgio Penzo & Rosino Gibellini (éds.), Dio nella filosofia del Novecento, Brescia, Queriniana, 1993, p. 439-448, ici p. 440-441.

[29] Cf. William J. Meyer, « Private faith – Public religion ? An assessment of Habermas’changing view of religion », The Journal of Religion, 75 (1995) n° 3, p. 371-391.

[30] Jürgen Habermas, « Digression : transcendance de l’intérieur, transcendance de l’ici-bas », 1988, Textes et contextes. Essais de reconnaissance théorique, trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Le Cerf, 1994, p. 85-110, ici p. 93. Souligné par l’auteur.

[31] Jürgen Habermas, La pensée postmétaphysique, p. 60-61. On notera l’ironie de la différence de publication française entre le premier texte paru chez un éditeur religieux (Le Cerf) et le second, chez un éditeur profane (Armand Collin)…

[32] Cf. Jürgen Habermas, « Legitimationsprobleme der Religion », Buhr (éd.), Religionsgespräche. Über die gesellschaftliche Rolle der Religion, Darmstadt – Neuwied, Luchterhand, 1975, p. 9-30, ici p. 29 s.

[33] Cf. Jürgen Habermas, La pensée postmétaphysique, p. 23.

[34] Cf. Ibid., p. 34, 60, 185.

[35] Cf. Ibid., p. 274 s.

[36] Jacques Derrida & Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New-york, octobre-décembre 2001 avec Giovanna Borradori, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et trad. de l’anglais par Sylvette Gleize, Paris, Galilée, 2004, p. 67.

[37] Cf. Ibid., p. 185.

[38] En ce domaine, les deux ouvrages les plus importants d’Apel sont : Diskurs und Verantwortung. Das Problem des Übergangs zur postkonventionellen Moral, 1988 : Discussion et responsabilité. 2 tomes. I. L’éthique après Kant, trad. Christian Bouchindhomme, Marianne Charrière et Rainer Rochlitz. II. Contribution à une éthique de la responsabilité, trad. Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, coll. « Passages », Paris, Le Cerf, 1996 et 1998 ; Éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, coll. « Humanités », Paris, Le Cerf, 1994.

[39] Cf. Karl Otto Apel, Der Denkweg von Charles S. Peirce. Eine Einführung in den amerikanischen Pragmatismus, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1975.

[40] Cf. notamment le deuxième tome de son premier grand ouvrage : Karl Otto Apel, Transformation der Philosophie. 2 tomes. I. Sprachanalytik, Semiotik, Hermeneutik. II. Das Apriori der Kommunikationsgesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1973. Le second tome a été traduit dans : Sur le problème d’une fondation rationnelle de l’éthique à l’âge de la science. L’a priori de la communauté communicationnelle et les fondements de l’éthique, trad. Raphaël Lellouche et Inga Mittmann, coll. « Opuscule », Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1987.

[41] Jean-Marie Besnier, Histoire de la philosophie moderne et contemporaine. Figure et œuvres, Paris, Grasset, 1993, p. 616.

[42] L’on peut d’ailleurs en distinguer deux formes (cf. Sylvie Mesure et Alain Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Paris, Grasset, 1996, p. 223 et s).

[43] Cf. Karl Otto Apel, Normative Begründung der « Kritischen Theorie » durch Rekurs auf lebensweltliche Sittlichkeit ? Ein transzendental pragmatisch orientierter Versuch, mit Habermas gegen Havermas zu denken, 1989 : Penser avec Habermas contre Habermas, trad. Marianne Charrière, coll. « Tiré à part », Montpellier, Éd. de l’Éclat, 1990, p. 15 s.

[44] Jean-Marc Ferry, Philosophie de la communication. 1. De l’antinomie de la vérité à la fondation ultime de la raison, coll. « Humanités », Paris, Le Cerf, 1994, p. 55.

6.7.2020
 

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