De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) 2/6

3) L’art d’aimer comme remède à l’individualisme (Erich Fromm)

Plus encore que Herbert Marcuse, Erich Fromm (1900-1980), lui aussi américain d’origine allemande, a tenté la greffe de la psychanalyse freudienne sur la Théorie critique. Sa relecture de la société de l’après-guerre (la seconde guerre mondiale) associe elle aussi diagnostic et remède.

a) Diagnostic

Double est le diagnostic de Fromm.

1’) L’individualisme

Fromm voit dans l’individu moderne un sujet isolé : non seulement, il est de fait coupé des autres (individualisme), mais il est replié sur lui (égoïsme). Or, cet isolement conduit au désespoir, ainsi que bien des auteurs contemporains l’ont noté. Fromm résume l’analyse de trois d’entre eux, majeurs, dans un suggestif passage d’un de ses premiers ouvrages :

 

« La position dans laquelle l’individu se trouve à notre époque avait été prédite par des penseurs visionnaires au xixe siècle. Kierkegaard décrit l’individu impuissant, déchiré et tourmenté par les doutes, bouleversé par le sentiment de solitude et d’insignifiance. Nietzsche visualise le nihilisme qui vient, lequel devait devenir manifeste dans le nazisme, et il dépeint l’image d’un ‘surhomme’ comme la négation de l’individu insignifiant et sans direction qu’il voyait en réalité. C’est dans l’œuvre de Kafka que le thème de l’impuissance de l’homme s’exprime de la façon la plus précise. Dans Le Château, il décrit un homme qui veut rester en contact avec les habitants mystérieux d’un château, qui sont supposés lui dire ce qu’il doit faire, lui montrer sa place dans le monde. Toute sa vie se résume à un effort frénétique pour entrer en contact avec eux, mais il ne réussit jamais et il est laissé seul avec un sentiment de futilité et d’impuissance extrêmes [1] ».

 

Cette atomisation est le résultat d’un processus complexe qui ne se présente pas seulement comme une entropie ou une dégénérescence à partir d’un âge d’or, mais aussi comme une nécessaire évolution. En effet, Fromm l’interprète à partir des catégories freudiennes qui expliquent l’histoire de l’individu comme l’arrachement à la fusion primitive. Or, la défusion entraîne la fission, donc l’individualisation.

 

« L’histoire sociale de l’homme a commencé quand, d’un rapport fusionnel avec le monde naturel, il prit conscience de son existence en tant qu’entité distincte de son environnement naturel et social. Pourtant, cette conscience individuelle resta longtemps très diffuse : l’individu maintenait des liens très étroits avec le monde naturel et le monde social desquels il émergeait, partiellemnt conscient de lui-même comme entité distincte et ressentant dans le même temps son appartenance à son environnement. Ce processus d’émergence de l’individu par affranchissement de ses liens originels, processus que nous appellerions ‘individuation’, semble avoir atteint son apogée dans l’histoire moderne, entre la Réforme et nos jours. Le même processus se retrouve tout au long de la vie d’un individu. L’enfant est officiellement ‘né’ lorsqu’il ne forme plus un tout indissociable avec sa mère et qu’il devient une entité biologique à part entière. Alors que cette séparation biologique signe le début de son existence propre, l’enfant reste uni à sa mère de manière fonctionnelle pendant plusieurs années [2] ».

 

Ainsi, il est naturel et bon que l’homme défusionne. Il peut exercer son autonomie. Or, l’indépendance est la condition de l’interdépendance. Il devient ainsi capable d’entrer en relation avec le monde et avec l’autre. Toutefois, et c’est ici que nous passons de la psychanalyse à la Théorie critique, la société capitaliste présuppose l’individualité, mais elle la transforme en individualisme. En effet, elle atomise et n’est pas capable d’assurer des liens entre les personnes. Or, la solitude engendre de l’angoisse :

 

« [La] conscience de lui-même comme entité séparée, la conscience […] du fait que [l’homme] mourra avant ceux qu’il aime ou eux avant lui, la conscience de sa solitude et de sa séparation, de son impuissance devant les forces de la nature et de la société, tout ceci fait de son existence séparée, désunie, une prison insupportable. Il sombrerait dans la folie s’il ne pouvait s’évader de cette prison et tendre vers l’avant, s’unir sous une forme ou sous une autre avec les hommes, avec le monde extérieur. […] L’expérience de la séparation suscite l’angoisse ; elle est, à vrai dire, la source de toute angoisse [3] ».

 

Il faut dire plus. En perdant l’altérité, l’homme perd aussi son ipséité. En effet, l’homme accède à cette dernière non pas seulement par son autonomie, mais aussi par l’expérience d’exercer une influence sur le monde. Continuons la lecture : « Être séparé signifie être coupé de, sans être du tout en mesure d’exercer mes facultés humaines. Dès lors, être séparé signifie être démuni, incapable de saisir le monde – objets et personnes – activement ; cela signifie que le monde peut m’envahir sans qu’il soit en mon pouvoir de réagir [4] ». Dans les termes de la psychologie comportementale qui n’est pas encore née quand Fromm écrit : l’homme nourrit l’estime de soi par ses réussites personnelles, qui lui sont ici refusées. Dans le lexique marxiste, on parlera d’aliénation :

 

« Une personne en état d’aliénation s’expérimente elle-même comme une étrangère, car elle s’est en quelque sorte coupée d’elle-même. […] La personne aliénée ne peut plus établir de contact réel avec autrui ni avec elle-même. Toute relation productive lui est interdite, bien qu’elle continue à expérimenter les choses avec les sens et avec son jugement [5] ».

 

Fromm observe donc avec beaucoup de finesse que la société capitaliste conduit à une grande souffrance de l’homme lui-même. Voire à sa mort psychique : l’individu de la société moderne capitaliste est « mort émotionnellement et mentalement. Alors qu’il exécute les gestes de la vie, sa vie coule entre ses mains comme du sable [6] ». Il propose même un foudroyant raccourci ente Nietzsche et notre monde : « Le problème central du xixe siècle se résumait ainsi : Dieu est mort. Au xxe siècle, le problème est le suivant l’homme est mort [7] ».

2’) La dictature

L’histoire le montre, l’individualisme peut se renverser dans son contraire. En effet, le sujet souffre doublement : de son isolement et de son impuissance à en sortir. Aussi cherche-t-il à tout prix un monde où il puisse à nouveau nouer des relations. Voire, il est prêt à sacrifier sa liberté pour se soumettre à un régime autoritaire pour peu qu’il promette du lien. Or, tel est le cas des dictatures et des totalitarismes (stalinisme, fascisme). Mais le remède est pire que le mal, car ces régimes politiques détruisent directement notre volonté et notre moi. Aussi Fromm en parle-t-il comme « la forme la plus poussée de l’aliénation [8] ».

b) Remède : l’art d’aimer

Erich Fromm n’est pas pessimiste. Il croit même possible pour l’homme de sortir de ces deux formes d’aliénation, individualiste et collectiviste. En effet, dans les régimes capitaliste et totalitaire, l’homme éprouve et son absence de liberté et son absence de relations. Sa souffrance, nous le disions, le conduit à s’ébrouer de ces situations :

 

« Une fois que les liens primaires qui donnaient la sécurité à l’individu sont coupés, une fois que l’individu affronte le monde extérieur en tant qu’entité complètement distincte, deux chemins s’ouvrent devant lui pour vaincre l’insupportable état d’impuissance et de solitude. Le premier chemin lui permettra d’aller vers la ‘liberté positive’ ; il peut se relier spontanément au monde grâce à l’amour et au travail, grâce à l’expression franche de ses capacités émotionnelles, sensuelles et intellectuelles ; il peut encore ne faire qu’un avec l’homme, la nature et lui-même sans abandonner l’indépendance et l’intégrité de son Moi individuel. L’autre chemin est celui du retour en arrière, de l’abandon de sa liberté et de la tentative de vaincre sa solitude en éliminant l’écart qui s’est creusé entre son Moi individuel et le monde. En empruntant ce second chemin, jamais il ne sera rattaché au monde de la même manière qu’il l’était avant d’émerger en tant qu’‘individu’, car sa séparation ne peut pas être inversée [9] ».

 

En effet, Fromm part de la situation du sujet capitaliste qui vit une expérience de liberté, mais de liberté que, par contraste, on pourrait qualifier de « négative ». Désormais, le choix n’est plus entre l’individualisme isolant et le totalitarisme dissolvant, mais entre la « liberté positive » comme condition de possibilité de la relation (« premier chemin ») et la négation de la liberté qu’est l’aliénation tyrannique.

Or, et voilà le point qui nous intéresse, la relation dont parle Fromm n’est pas le lien neutre et général, mais rien moins que le lien d’amour. Il parle d’abord de « l’amour » et du « travail », qui sont les deux critères freudiens de la santé mentale. Ensuite, il n’entend plus l’amour de manière psychanalytique (pessimiste) comme une fusion [10] ; il le conçoit comme un Art of Loving, un art d’aimer. Le titre de son ouvrage fait bien entendu allusion à celui d’Ovide, mais le contenu est tout autre. Aimer, pour Fromm, ne relève pas de l’éros, c’est-à-dire de l’inclination vers le bien attirant, mais plus de l’agapè ou plutôt de sa forme sécularisée qu’est le care. L’art d’aimer conjugue un moment affectif, être touché par l’autre, et un moment effectif, prendre soin de lui [11].

On pourrait s’étonner que Fromm valorise une forme aussi crypto-chrétienne d’amour. En fait, le théoricien de l’École de Francfort n’oublie pas la critique de la raison développée par ses collègues : la modernité a introduit une « réification » et une objectivation des choses et des personnes. Or, l’amour-passion est encore une forme de mainmise du sujet aimant sur l’objet aimé. Voilà pourquoi Fromm s’est tourné vers un amour réellement désintéressé qui veut activement le bien au lieu d’être passivement attiré par lui.

Une objection pourrait naître. Comment l’homme moderne qui vit entre rancœur mercatique et langueur romantique pourrait-il ne serait-ce que deviner ce qu’est cet art d’aimer ? Fromm répond astucieusement en conjurant la réponse, typique des Lumières, qu’est l’éducation (enseigner l’humanité, c’est l’éveiller à sa liberté), et en convoquant l’expérience du moderne. Tout homme a éprouvé ce qu’il appelle la « spontanéité », c’est-à-dire des moments où il est entré en résonance avec autrui et fut heureux, bref, des moments d’amitié et d’amour :

 

« La plupart d’entre nous pouvons observer au moins quelques moments de notre propre spontanéité, qui sont en même temps des moments de bonheur véritable. C’est parfois la vue nouvelle et inattendue d’un paysage, le début de quelques vérités comme résultat de notre pensée, un plaisir sensuel non stéréotypé ou encore une vague d’amour pour une autre personne – dans ces moments, nous savons tous ce qu’est un acte spontané et nous pouvons avoir une certaine vision de ce que la vie humaine pourrait être si ces expériences n’étaient pas si rares. […] L’activité spontanée est le seul chemin que peut emprunter l’homme pour vaincre la terreur de la solitude sans sacrifier l’intégrité de son Moi [12] ».

 

Et, fidèle au projet social de la Théorie critique, Fromm se refuse à confiner (sic !) cette confiance dans l’amour à la seule sphère personnelle. Voici la phrase, toute programmatique, achevant son moderne Ars amandi : « La foi dans la possibilité de l’amour comme phénomène social, et non comme phénomène individuel d’exception, est une foi rationnelle qui se fonde sur l’intuition de la véritable nature de l’homme [13] ».

Pascal Ide

[1] Erich Fromm, 1942, La peur de la liberté, trad. Lucie Erhardt et Séverine Mayol, Lyon, Parangon/Vs, 2010, p. 129-130.

[2] Ibid., p. 31-32.

[3] Erich Fromm, 1956, L’art d’aimer, trad. Jean-Louis Laroche et Françoise Tcheng, Paris, Belfond, 2015, p. 24.

[4] Ibid., p. 24-25.

[5] Erich Fromm, Société aliénée et société saine. Du capitalisme au socialisme humaniste. Psychanalyse de la société, trad. Janie Claude, Paris, Le Courrier du Livre, 1971, p. 124.

[6] Erich Fromm, La peur de la liberté, p. 240.

[7] Erich Fromm, Société aliénée et société saine, p. 337.

[8] Erich Fromm, Société aliénée et société saine, p. 228.

[9] Erich Fromm, La peur de la liberté, p. 136-137.

[10] Sur la critique de la psychanalyse freudienne, cf. Erich Fromm, L’art d’aimer, p. 53-56.

[11] Cf. Erich Fromm, L’art d’aimer, p. 42 s. La théorie frommienne de l’amour méritera que nous nous penchions en détail sur elle. Nous n’évoquons ici que les grandes lignes en lien avec la Théorie critique.

[12] Erich Fromm, La peur de la liberté, p. 245.

[13] Erich Fromm, L’art d’aimer, p. 153. Souligné par moi.

23.6.2020
 

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