Un simple accident, drame franco-luxo-iranien, écrit, réalisé et coproduit par Jafar Panahi, 2025. Lauréat de la Palme d’or au Festival de Cannes 2025. Avec Vahid Mobasseri Mariam Afshari Ebrahim Azizi Hadis Pakbaten Majid Panahi.
Thèmes
Pardon, vengeance.
Bien qu’il présente de nombreuses faiblesses, le onzième film de Jafar Panahi inverse la débâcle des précédentes Palmes d’Or (je parle des trois dernières années…).
- Multiples sont, selon moi, les limites de ce film.
J’ose répéter ce que je disais tout récemment de ce long-métrage qui est toujours sur les écrans, Rembrandt (de Pierre Schoeller, 2025), le militantisme trahit, selon moi, l’essence de l’œuvre d’art. Selon une contradiction performative qui, par ignorance de l’ignorance, est presque souvent voilée à son sujet, une propagande se substitue à une autre propagande. L’expression film engagé est un oxymore. Bien entendu, il est nécessaire de dénoncer la tyrannie honteusement camouflée par la dénomination même de république islamique iranienne ; mais ce ne saurait être le thème ou l’intention d’une œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art. Maritain avait déjà montré ce point à propos de la visée de l’art dans son livre inégalé, L’intuition créatrice dans l’art et la poésie [1].
Problématique, voire très peu plausible, est le retournement d’Eghbal sur le temps très court de ce drame (une journée et une nuit). Comment expliquer l’aveu et sa ratification finale par le renoncement à la vengeance ? Certes, comme tout retournement, il y va du secret des cœurs. Mais tout l’art du septième art est de rendre visible l’invisible, de traduire le plus intérieur par le plus extérieur. Or, rien dans le silence de ce visage au regard voilé ne permet de présager l’irruption de la conscience morale. Certes, il serait touchant qu’un bourreau se reconnaisse coupable. Mais, quand on sait la profondeur de l’endoctrinement idéologique, a fortiori religieux, on ne saurait rendre compte d’une soudaine prise de conscience sans une illumination tout aussi soudaine. C’est ce que l’exemple de Vahid montre par contraste : son changement est explicitement mis en mots (il est passé de l’impulsion à la raison) et crédibilisé par le délai comparativement long permettant la méditation et l’issue hors de la vendetta pulsionnelle.
Une autre rupture inexpliquée rend la métanoïa d’Eghbal encore moins crédible. Que le film décide de s’ouvrir sur une longue scène le montrant en mari affectueux et en père attentionné atteste qu’il s’est donc structuré de manière schizoïde : il peut vivre conjointement ce présent de bonté et ce passé (seulement passé ?) de perversité seulement parce qu’il a élevé en lui des murailles aussi étanches qu’impénétrables. Comment pourraient-elles donc si vite et si radicalement devenir poreuses ?
Une autre erreur de scénario réside dans l’attitude de Vahid : alors qu’il vient d’entendre que le téléphone court le risque d’être tracé, comment peut-il commettre l’acte très intentionnel de décrocher le portable d’Eghbal et d’ainsi courir le risque de mettre tous les siens en danger ? Derechef joue la rétorsion : un acte altruiste engendre son contraire.
L’on pourrait continuer, par exemple, en interrogeant ces multiples plans rapprochés claustrophobes dont on ne sait s’ils s’expliquent par les contraintes pesant sur un cinéaste qui a filmé sans l’autorisation officielle des autorités iraniennes, ou bien pour des raisons proprement cinématographiques, le spectateur se sentant alors aussi étouffé que les protagonistes.
- Mais venons-en aux mérites principaux de ce film qui, pour moi, n’est pas d’abord politique, mais éthique, sinon spirituel.
Tout d’abord, la question est très précocément posée, pédagogiquement répétée et clairement exposée (par exemple, par le sage ami libraire) : se faire immédiatement justice, c’est médiatement devenir injuste ; plus radicalement, faire violence au violent, c’est se confondre avec celui-ci. Cette interrogation prend la forme d’un trilemme fondamental : soit remettre le tortionnaire entre les mains de la justice, mais l’autorité n’est ni juste ni légitime ; soit s’auto-instituer justicier, mais comment ne pas confondre le coupable avec l’innocent, ne pas dépasser la mesure en devenant vengeur et ne pas s’automissionner comme juge ; soit accéder à une forme de miséricorde, de réconciliation et de rédemption.
Ensuite, cette problématique de haute tenue et de grande vérité, qui nous sort ou de la vengeance trop magnifiée au cinéma ou du dépit amer et ironique à l’égard de la justice authentique qui affectait les précédents couronnements cannois, se visibilise dans la pluralité des personnages : les deux extrêmes que sont la brutalité destructrice de Hamid et la lâcheté indifférente d’Ali – et la posture complexe, évolutive et mesurée des deux protagonistes sur lesquels se resserre le script et la tension dramatique : Vahid et Shiva qui, tous deux, furent emprisonnés et torturés par Eghbal.
Enfin, non plus systémiquement, mais scénaristiquement, insistons derechef sur la belle évolution des héros : les victimes qui, après avoir décrit les ravages opérés par l’abuseur, hurlé leur souffrance et demandé un aveu explicite (dont, répétons-le, l’expérience montre qu’il est très improbable, sinon inexistant, sauf escroquerie manipulatoire). Ce changement en profondeur est souligné par un thème qui traverse le film autant que la filmographie du vidéaste : voir ou ne pas voir, avoir ou non les yeux bandés, réellement ou symboliquement. Telle fut la violence passée qu’ont subi les victimes dont on impossibilise anticipativement l’accusation de leurs bourreaux ; telle est la tentation de la victime au présent (ne plus voir le passé pour tourner la page, mais aussi ne pas voir le présent par crainte des représailles) ; du côté des bourreaux : nier ou reconnaître le mal subi par les persécutés, et, concomitamment, le mal commis par soi, persécuteur.
Assurément, bien d’autres films, plus riches d’espérance et plus crédibles dans leur descriptif de la métamorphose auraient mérité cette Palme d’or (je renvoie à la liste des quatre étoiles de l’année 2025…). Du moins, Un simple accident montre-t-il, et c’est assez rare pour mériter d’être souligné, que courage et espérance ont parfois le dernier mot. Voire, un petit accident de parcours – qui ne serait pas étranger à un concours de la Providence (« C’est un signe », affirme l’épouse d’Eghbal à propos du chien écrasé) – peut exercer une grande incidence sur le cours d’une vie.
Pascal Ide
[1] Paris, DDB, 1966, chap. 5. Maritain souligne « le désintéressement essentiel de l’activité poétique » (p. 132) et son assujettissement contre nature à une fin autre que poétique.
En rejoignant de nuit, avec sa femme enceinte (Afssaneh Najmabadi) et sa petite fille (Delnaz Najafi), sa maison à la campagne, Eghbal (Ebrahim Azizi) écrase un chien. La voiture tombe en panne et Eghbal s’arrête devant un garage. Là, Vahid (Vahid Mobasseri), un mécanicien automobile, croit reconnaître au son de la prothèse de jambe qui grince l’un de ses anciens tortionnaires lorsqu’il a été détenu par les autorités iraniennes voici cinq ans. Il s’appelait Eghbal et portait une prothèse de sa jambe gauche, depuis qu’il l’avait perdue à la guerre en Syrie.
Le lendemain, Vahid assomme et enlève l’homme et l’emmène dans le désert avec le projet de l’enterrer vivant. En l’entendant expliquer qu’il n’a jamais travaillé dans une prison et a été opéré l’an dernier, il commence à douter de la culpabilité d’Eghbal, d’autant que, pendant sa détention, Vahid a toujours été interrogé les yeux bandés. Il sort Eghbal de son tombeau, le charge dans sa camionnette et retourne à Téhéran pour prendre l’avis de Salar (Georges Hashemzadeh), un ami libraire. Celui-ci renvoie Vahid à Shiva (Maryam Afshari) qui, ayant aussi été emprisonnée et torturée, pourra reconnaître son bourreau. Elle est en train de faire les photographies de mariage pour son amie Golrokh (Hadis Pakbaten) et son fiancé, Ali (Majid Panahi). Vahid découvre que Golrokh fut aussi la victime d’Eghbal « la Guibole ».
Le jeune couple et la photographe montent dans la camionnette et vont chercher Hamid (Mohamad Ali Elyasmehr). Ex compagnon de Shiva, il a également incarcéré et supplicé par le militaire. Le reconnaissant sans hésiter, il veut en finir avec lui, violemment et tout de suite. Les quatre anciennes victimes et Ali retournent avec le van de Vahid dans le désert, mais ils sont partagées sur le sort qui doit lui être réservé. De son côté, Eghdal continue à clamer son innocence. Est-il coupable ? Que feront les vengeurs ?