Secrets et mensonges [scène de film]
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Thème (s):
Triangle dramatique de Karpman, Triangle maléfique
Date de sortie:
18 septembre 1996
Durée:
3 heures 2 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Mike Leigh
Acteurs:
Brenda Blethyn, Marianne Jean-Baptiste, Timothy Spall
Age minimum:
Adolescents et adultes

Secrets et mensonges

Secrets et mensonges, drame britannique de Mike Leigh, 1996. Palme d’Or du Festival de Cannes 1996. Avec Brenda Blethyn, Marianne Jean-Baptiste, Timothy Spall.

Thème

TDK, TM.

 

Certains trouvent qu’on aurait pu amputer le film de Mike Leigh d’au moins une demi heure sur les 2 h 22 de durée totale. Mais cette prétendue lenteur n’est-elle pas elle-même une leçon ? Nos caméras pressées, répondant de manière trop servile, car trop commerciale, à des spectateurs eux-mêmes pressés ne pressent-elles pas d’abord les personnages en leur imposant des tempo qui interdisent de descendre en soi et faire la vérité ?

D’emblée, dans le titre comme dans la première scène, on pressent que ces personnes qui s’entredéchirent cachent un ou des secrets de famille. Tout l’art de Mike Leigh va consister à développer ce thème classique avec une précision de psychologue et un jugement de moraliste, sans pour autant jamais ni psychologiser ni moraliser.

1) Des secrets et des mensonges. Un dysfonctionnement en réseau

Le dysfonctionnement de tous les personnages – Hortense exceptée – est patent, avant même de les entendre, jusque dans leur regard. En un mot, les différents personnages se regardent mais ne se voient pas. De même, ils parlent – et certains beaucoup – mais ils ne communiquent pas. Donc, enfin, ils vivent les uns à côté des autres, mais ils meurent de ne pas échanger d’amour.

a) Des regards qui ne se croisent plus

Cynthia ne regarde pas en face les autres membres de la famille. Ses yeux sont plongés dans le vide, dans un passé infiniment regretté ou vers un avenir désespérant. Si elle observe quelque chose, c’est pour l’utiliser

Roxane, elle, a le regard buté, non seulement triste mais colérique. Se droguant d’images télévisuelles ou de revues creuses, elle ne capte elle aussi que du hors réel. Quand elle fixe ses yeux sur quelqu’un, c’est pour l’accuser – ce qui est vrai en particulier de sa mère. A sa manière, elle

Maurice, tout à l’inverse, n’est que regard. C’est d’ailleurs son métier : photographe, surtout demandé pour les mariages, il observe tout. Il y va même de sa compétence professionnelle : remarquer le détail que les autres ne remarquent pas. Mais cet homme qui guette tout, est-il lui-même vu ? Certes, on sait l’importance habituelle que Mike Leigh accorde à la profession, lui qui souhaite insérer les personnes dans leur milieu (c’est ainsi qu’en quelques plans, on nous montrera le métier de chacun d’entre eux). Il demeure que la caméra s’attardera plus longuement sur le métier de Maurice : sans doute pour nous attendrir, voire nous faire sourire ; plus profondément car ce personnage parle peu ou plutôt prend rarement l’initiative de la parole ; surtout, car le métier nous choisit plus assurément encore que nous le choisissons ; autrement dit, il nous révèle – nos aptitudes qui sont le revers positif de nos blessures.

b) Des paroles qui ne communiquent plus. Quelques notions prérequises :

Ce qui se vérifie de la communication non-verbale se vérifie encore davantage dans la communication verbale. Les personnages tournent en rond dans leur propre parole sans jamais se rejoindre ; pire encore, ils ne cessent de se blesser, voire de se détruire sans, apparemment, pouvoir faire autrement. On peut décrire plus précisément ces mécanismes pervers en faisant appel à ce que l’analyse transactionnelle a popularisé sous le nom de triangle dramatique de Karpman, du nom de son inventeur, un spécialiste d’analyse transactionnelle, S. Karpman [1]. Sans aucun didactisme, Mike Leigh nous offre des cas d’école : un régal pour la psychologie, un enfer pour les protagonistes.

Dans une relation compulsive, autrement dit dans un scénario, une personne adopte l’une des trois positions suivantes : sauveteur, victime et persécuteur.

– le sauveteur (S) veut donner, faire le bien de l’autre, mais sans son avis.

– la victime (V) veut recevoir, donc que l’autre lui fasse du bien sans son avis.

– le persécuteur (P) ou accusateur agresse l’autre parce qu’il ne reçoit pas ou ne donne pas le bien qu’il veut donner ou recevoir.

Tel un saint-Bernard, le sauveteur cherche constamment à porter secours aux autres, mais sans demande de sa part et avec un désir implicite, ja­mais avoué, de retour. Inversement, la victime fait constamment appel à la sollicitude de l’autre qu’elle trans­forme de ce fait en sauveteur ; de plus, elle se vit toujours comme coupable et se com­plaît dans l’échec. Sauveteur et victime sont les deux protagonistes d’une fausse relation de don (donner-recevoir). A cette double attitude qui relève plus de l’affectivité concupiscible répond une réaction irascible, agressive : le persécuteur.

Ces trois positions sont vécues « par la personne en tant que sentiment ou rôle de substi­tution [2]. » Si, dans la situation réelle, le besoin, donc le rôle et le sentiment l’étaient aussi, il n’y aurait plus de triangle. Par exemple, prendre en charge quelqu’un qui en a réellement besoin, qui le demande n’est pas être sauveteur.

Les rôles sont complémentaires et permutent. Une mère de famille, par exemple, peut s’occuper exagéré­ment de ses enfants (S), se sacrifier pour eux (V) et leur reprocher leur ingratitude (P). Cela signifie que si je rentre dans le jeu, il y a de bonnes chances pour que je joue l’un des rôles complémentaires.

 

Un jeune couple part en vacances en voiture. Il conduit, elle tient la carte.

« Lui (P) : Fais un peu attention quand tu regardes la carte et que tu me donnes les indications.

Elle (V) : Mais ce n’est pas de ma faute, c’est très mal indiqué.

Lui (V) : Rends-toi compte, après, il faut que je revienne constamment en arrière.

Elle (S) : Ce n’est pas grave, nous avons le temps, nous sommes en vacances.

Lui (S) : Bon, ne t’inquiète pas, j’ai été un peu vif, je sais que tu fais de ton mieux.

et (V) : Je suis encore énervé des embouteillages du départ.

Elle (P) : Tu devrais te détendre un petit peu, tu es toujours en train de te faire du souci.

Lui (V) : J’essaie de faire de mon mieux, mais c’est pas facile avec la vie que j’ai menée ces derniers temps. »

 

Enfin, même si nous pouvons jouer les trois rôles, nous avons souvent une entrée favorite : par exemple, entrer en P et terminer en V, comme dans l’exemple précédent.

c) Des paroles qui ne communiquent plus. Application

Il est hors de question de rentrer dans tout le détail, tant les relations sont complexes et le réalisateur respectueux de cette complexité. Je me contenterais de montrer les principaux scénarios, les entrées privilégiées et je donnerai trois exemples de la personne la plus emblématique, Cynthia. Là encore, répétons-le, Roxane est exceptée.

Manifestement, Cynthia nourrit une prédilection pour la posture de sauveteur. En réalité, elle adopte un rôle différent avec les trois personnages de la famille : Saint-Bernard avec Roxane ; victime avec son frère Maurice ; bourreau avec sa belle-sœur. Cynthia est la grande pourvoyeuse de scénarios, mais les autres héros se sont aussi bloqués dans des fonctions erronées, sans recourir à son aide ! Avec sa mère, Roxane entre plutôt dans le triangle du côté de l’accusation ; avec ses petits amis, en revanche, elle est parfois victimaire. Maurice, lui, adopte presque exclusivement la position de sauveteur. Enfin, son épouse alterne les rôles de victime et d’accusatrice.

La logique du triangle est systémique : le triangle n’existerait pas si l’autre ne nous y faisait pas entrer et ne nous y maintenait pas, involontairement. La meilleure démonstration sera l’illustration. Je désignerai la posture adoptée par son initiale en début de ligne : P (persécuteur) ; S (sauveteur) ; V (victime). Pour déterminer la fonction, il convient de prêter attention autant au contenu de l’échange qu’au ton de la voix ou à l’attitude du corps (le non-verbal).

Les deux premiers exemples font dialoguer Cynthia et Roxane, le troisième Cynthia et son frère.

1’) Premier exemple [3] :

Mère : « Au fait, tes copains, qu’est-ce qu’ils font ce soir ? »

Fille : « J’en sais rien, je leur ai pas demandé. »

(S) Mère : « Tu veux que je te dises ? Tu devrais te trouver un mec. Oui, voilà ce qu’il te faut. »

(P) Fille : « Je veux rien trouver. Je suis heureuse comme cela. Merci beaucoup. »

(P) Mère : « A ton âge, si j’avais voulu, je n’aurais eu que l’embarras du choix. »

(P) Fille : « Pourquoi tu l’as pas fait ? »

(V) Mère : « Parce que j’ai perdu ma pauvre mère, voilà pourquoi. »

(P) Fille : « Ça recommence. »

(V) Mère : « J’étais coincée à la maison depuis l’âge de dix ans à m’occuper de Maurice et de ton grand-père. »

(P) Fille : « Ouais, on le sait. »

(P) Mère : « Ensuite, c’est toi que j’ai eu sur les bras. Ça a été ma ruine, ma chérie. » Notez le double bind de la seconde phrase : elle commence en accusant-se plaignant (« Ça a été ma ruine ») et finit en caressant (« ma chérie »).

(V) Fille : « J’ai pas demandé à venir au monde. »

(V) Mère : « Non, mais ensuite, moi j’ai pas demandé à t’avoir non plus. »

(P) Fille : « Ouais, eh bien, il aurait fallu y penser avant de retirer ton slip, ma vieille. »

La caméra montre les deux femmes côte à côte, ne se regardant pas, le visage fermé.

2’) Second exemple [4] :

La scène se déroule dehors, dans leur jardin dont on devinera qu’il est minuscule, parce que tout le monde peut entendre les paroles échangées. La mère est assise dans un fauteuil de jardin ; la fille, assise à côté, lit le journal, ou plutôt essaie de le lire. Le ton ne cessera de monter pour atteindre un niveau d’exaspération extrême chez la fille.

Mère : « Ton copain, tu le vois pas ce soir ? » Elle commence comme dans le premier exemple, apparemment seulement informative, mais déjà intrusive. En effet, il ne s’agit pas d’une vraie demande d’information ; il y a déjà un double-message.

Fille : « J’ai l’intention de me coucher tôt. »

(V) Mère : « Tiens-moi compagnie. »

(V) Fille : « J’ai la gueule de bois. »

(S) Mère : « Tu devrais rester plus souvent à la maison. (silence) Tu fais attention avec le garçon, hein, ma chérie ? »

On notera que la mère, inconsciemment, fait appel à l’interjection « ma chérie », quand elle devient interventionniste, preuve que quelque chose en elle sait qu’elle change de registre. Dit autrement, nous sommes face à un double bind et un double message : la gentillesse apparente de la demande cache en fait une secrète accusation. Le message apparent est : « Reste avec moi ». Le message réelle : « Tu ne fais pas attention avec les garçons ».

(P) Fille : « Comment ça ? »

(S) Mère : « Oui, tu prends tes précautions ? »

Fille (silence).

(S) Mère : « Tu vas dire que ça ne me regarde pas. Mais, chérie, tu prends la pilule ? »

(P) Fille : « T’as raison. Ça te regarde pas. »

(P) Mère : « Pourquoi tu l’emmènes pas chez nous ? » Malgré le ton geignard, mais anodin, il s’agit bien d’une posture de bourreau car, au fond de la remarque, se terre un reproche qui va peu à peu prendre forme.

(P) Fille : « Lâche-moi. »

(P) Mère : « J’aimerais que tu me le présentes. Je ne saurais même pas que c’est lui si je l’avais en face de moi. »

(P) Fille : « Ne compte pas sur moi là-dessus. »

(S) Mère : « Ne le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous pareils. »

On notera à nouveau le « ma chérie ».

(P) Fille (ton très agacé et menaçant) : « Maman ! »

(S) Mère : « J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ? »

(P) Fille : « Mêle-toi de ce qui te regarde. »

(S) Mère : « Des fois, ça fuit, il faut faire attention. »

(P) Fille : « T’es jalouse, c’est çà ? »

La fille regarde maintenant sa mère en face, mais celle-ci fuit son regard direct, insupportable d’accusation.

(P) Mère : « Où il est ce soir, d’abord ? »

Fille : « J’en sais rien. »

(S) Mère : « Il doit être en train de s’en taper une autre dans un coin. Moi, c’est comme cela que je t’ai eue. J’avais plus de pilule. T’as qu’à te faire poser un stérilet. »

Cet échange, capital, montre combien la mère confond les postures, combien sa projection brouille les frontières entre générations.

(P) Fille : « Change de disque. »

(S) Mère : « Tu prends rendez-vous avec le Dr. MacCollins et, après, tu n’y penses plus. »

Fille : « Parle-moins fort. » Ici, elle sort du triangle, simplement en faisant une demande normale.

(S) Mère : « J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du talc. C’est pas difficile. »

La fille, folle de rage, plie son journal, se lève et fuit le « jardin » pour trouver refuge dans la maison, précisément dans sa chambre.

(V) Mère, désemparée : « Mais où tu vas ? »

(P) Fille : « J’en ai marre de t’entendre. »

(V et S) Mère qui fait irruption dans la chambre de sa fille : « Ma chérie ! Roxane, si je te dis cela, c’est pour ton bien. » Cynthia est sauveteuse dans sa parole, mais terriblement persécutrice par son intrusion, physiquement manifestée par l’invasion du lieu d’intimité par excellence qu’est la chambre de sa fille.

(P) Fille : « Laisse-moi tranquille. »

(V) Mère : « Je suis ta mère, enfin. »

(P) Fille : « Sors de ma chambre. »

(S) Mère : « C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperais. »

(P) Fille : « Je tomberai pas enceinte. »

(S) Mère : « Je lâcherais mon boulot. »

(P) Fille : « Ça te regarde pas, enfin. »

(P) Mère : « Si, ça me regarde. Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non ! »

A noter le brusque changement de posture.

(P) Fille, se levant, en rage : « Fais chier ! »

(V) Mère, qui cherche à embrasser sa fille et la retient par le bras : « Pardon, chérie. »

(P) Fille, rejetant brutalement sa mère : « Va te faire foutre. J’te déteste, pauvre conne ! »

La porte claque. Le corps secoué de pleurs, la mère est allongée sur le lit de sa fille : lieu qui en dit long sur les confusions psychologiquement incestueuses dans lesquelles Cynthia est enfermée et enferme l’autre. De son côté, Roxane se donne ou plutôt utilise son petit ami, dans une fièvre des corps qui veut exorciser l’insupportable intrusion de la parole maternelle. La violence de la passion est à la mesure de la violence de la haine ressentie. En même temps, secrètement, la fille se venge de la parole de sa mère et, par réaction, congédie toute prudence.

On s’étonnera peut-être que je qualifie d’intrusive les paroles de Cynthia. Cela tient à ce qu’elle répond dans le même registre et donc entretient la posture déshumanisante de la mère.

3’) Troisième exemple [5] :

Il s’agit maintenant des relations entre Cynthia et Maurice. Le frère et la sœur se retrouvent dans la chambre de leur mère. Cynthia est en larmes ; comme souvent, Maurice se tait, dans la neutralité ou plutôt l’inapparence affective :

(V) Cynthia : « Fais-moi un câlin, Maurice. Je t’en prie, mon chéri. »

(S) Maurice s’approche et la prend, à contre-cœur, après bien des hésitations, dans ses bras. Si je qualifie ce geste de sauveteur, c’est parce qu’il est extorqué et que, tout dans son corps, que Maurice est divisé, donc que son corps n’exprime pas ce qu’il veut, en profondeur. Or, il est responsable de cette unité.

(P) Cynthia : « Pourquoi t’es resté si longtemps sans me donner de nouvelles ?

(V) Maurice : « Il y a le boulot, tu comprends ? »

(P) Cynthia : « T’as quand même un doigt pour faire le numéro ? »

(P) Maurice : « Toi aussi tu peux m’appeler. »

(V) Cynthia : « Tu es toujours tellement occupé. »

(S) Maurice : « Ecoute, viens t’asseoir. »

(V) Cynthia : « Je n’ai que toi au monde, Maurice. »

Maurice se tait.

(V) Cynthia : « Sers-moi fort, Maurice, je t’en prie. Chéri. » Maurice l’embrasse plus fortement. Progressivement, les sanglots se calment.

(P) Cynthia, qui se met à regarder Maurice et ajoute sur un ton de reproche maternel, tout en lui pinçant le gras du ventre : « Mon petit frère, regarde-toi. Ça va bien la vie pour toi. »

Maurice ébauche un sourire.

(S) Cynthia : « Quand est-ce que tu vas te raser ? Tu mérites une fessée. » Et le geste accompagne la parole. De plus en plus rassurée, la sœur adopte sa posture favorite, la plus rassurante pour elle, celle de la mère maternante.

(P) Maurice, jetant un regard sur la commode encombrée d’objets : « Pourquoi ne jettes-tu pas tout cela ? Personne n’y a touché depuis que Maman est morte. »

(S) Cynthia : « Tu n’as besoin de rien, Maurice, dans ta nouvelle maison, pour remplir un vide ? »

Maurice, la voix blanche : « Non, merci. »

d) Des amours qui n’échangent plus

Dans la scène où Cynthia demande à sa fille si elle utilise un moyen de contraception, au-delà du caractère inquisitorial de la mère, on ne peut pas ne pas être choqué par son impudeur. Or, la pudeur est le sentiment – voire la vertu – qui naît lorsque notre intimité menace d’être violée. Comment une mère peut-elle à ce point être intrusive et ne pas entendre les demandes répétées de respect ? Une seule réponse : Cynthia elle-même ignore les frontières entre le dedans et le dehors. Personne ne les lui a enseignées. Comme le respect de l’autre est le premier degré de l’amour, cela en dit long sur le déficit en estime d’elle. Autrement dit, Cynthia aime si mal l’autre parce qu’elle s’est sentie d’abord une enfant mal aimée.

J’illustrerai cette loi capitale par le propos d’une personne : « Quand j’étais petite, mon père rentrait toujours dans ma chambre sans prévenir, sans frapper à la porte. Ce n’est que récemment que j’ai mis en relation ce brouillage des frontières avec le fait que, moi aussi, je faisais intrusion, sans scrupule, dans la vie de mon mari et de mes enfants. Je croyais en effet que c’était un droit du conjoint et du parent. »

Et, si paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas Maurice – qui cajole sa sœur comme une mère son enfant, à qui Cynthia peut dire : « Mon chou, mon chéri » – qui comble la solitude affective de sa sœur. Car, en fusionnant avec elle, il la soulage un instant pour creuser encore davantage le manque l’instant d’après. Voilà pourquoi Cynthia dira vrai, sans ingratitude, lorsqu’elle remerciera Hortense : « C’est bon d’avoir quelqu’un qui vous écoute. »

2) Un monde de souffrances et de mensonges

Tous ces scénarios entretenus de manière interactive sont source de gratification, puisque les protagonistes n’en sortent pas. Pourtant, ils ne sont employés que pour camoufler de grandes souffrances. Un mal-entendu est toujours un mal qui n’est pas entendu. On ne se fait mal que parce qu’on a mal.

Quelles sont donc ces souffrances ? Pour les reconnaître, il faut passer des positions (dont le jeu mutuel, presque structural, peut fasciner) à leur contenu. Au fait, de quoi parlent donc les protagonistes ? C’est ici que nous rejoignons le thème du film : les silences se taisent sur l’essentiel ; mais les disputes aussi.

a) Le mensonge de Cynthia

Cynthia souffre d’abord et avant tout de son échec sentimental, de cet homme dont elle a eu un enfant à l’âge de dix-sept ans et qui l’a plaquée par la suite. Au moins trois faits l’attestent : la profondeur du déni qui lui a fait enfouir l’événement et, par culpabilité, le cacher à toute la famille (« J’ai tellement honte. Je ne peux plus vous regarder », dit-elle, lorsqu’elle rencontre Hortense) ; l’intensité de sa colère à l’égard du père qui l’a laissé avec son enfant ; la thématique si répétitive de ses scénarios, qu’il s’agisse de ses disputes avec Roxane ou de son chantage avec Maurice et son épouse : tout tourne autour de l’enfance, de la grossesse inattendue. Ou plutôt tout vient d’un paradoxe qui pourrait bien expliquer pourquoi Cynthia ne sort pas de sa blessure : la crainte de l’arrivée non désirée d’un enfant pourtant très désirable.

Pourtant, cette souffrance n’est que révélatrice d’une autre, plus enfouie : c’est la mort prématurée de la mère et la froideur du père qui ont renforcer la tendance maternante de Cynthia, donc sa tendance sauveteuse.

Mais le secret de Cynthia n’est qu’emblématique des autres secrets soigneusement entretenus. Chacun se tait, car chacun se ment à lui-même.

b) Le mensonge de Roxane

Roxane a beau jeu d’accuser sa mère ou de se résigner dans la fatalité : job minable qui lui interdit de quitter le domicile parental, etc. Mais a-t-elle vraiment nommé la cause de son mal-être profond ? Est-elle sortie du mensonge à elle-même ? Plusieurs signes permettent d’en douter : elle souffre d’abandonnite (révélatrice est sa réflexion à son ami Paul : « Tu m’as manqué. Je devenais dingue ») ; elle se choisit, comme par hasard, des petits amis dénués de virilité ; elle manque de modèle d’engagement durable et heureux. Trop enfermée dans son scénario colérique, elle ne p(v)eut entendre son besoin fondamental : mal-aimée, elle ne peut se fixer hors de chez soi parce que d’abord elle ne peut se reposer en elle. Bref, elle se trouve enfermée dans un double bind : elle ne demande qu’à quitter chez elle et, pourtant, elle est la première à en avoir une crainte panique. D’où une ambivalence à l’égard de sa mère dont elle voudrait, dans le même temps, être aimée et enfin débarrassée. Ambivalence dont son corps porte le stigmate sous la forme de ce blue-jean unisexe qu’elle porte même le jour de son anniversaire, de ses 21 ans. Or, ambivalence rime avec violence. Dans la conversation rapportée ci-dessus, ce double bind est admirablement résumé par une contradiction très suggestive entre sa parole – « Je suis heureuse comme cela. » répondant au conseil de sa mère : « Tu devrais te trouver un mec » – et son corps contracté de colère, plus encore son visage, crispé de rage contenue.

c) Le mensonge de Monika

Ce n’est pas assez dire que l’épouse de Maurice est aigrie de sa stérilité ; elle meurt de ne pas donner la vie. Depuis quinze ans, elle a multiplié tous les examens, en vain. Il demeure que cette immense souffrance n’est jamais nommée, elle est interdite. Si elle a mal au ventre, n’est-ce pas qu’elle souffre de ne pas avoir digéré tant de choses ? Ce sentiment est interdit avant tout parce qu’il est culpabilisé : c’est elle qui ne peut avoir d’enfants. De plus, cette culpabilité vient frustrer le désir inconscient de Cynthia d’avoir des enfants sur qui reporter son affection : « Tu vas me donner des neveux et des nièces, un jour ? » Or, la belle-mère a l’extrême maladresse d’appuyer en permanence sur ce qui fait mal. Mais, en retour, à ne rien dire sur cette incapacité qu’elle croit honteuse, Monika laisse se multiplier les interprétations malheureuses comme celle d’égoïsme.

d) Le mensonge de Maurice

A la fin, Maurice finit par avouer : « Je t’adore, Monika. Mais cela a presque détruit notre amour. » En quoi consiste ce « cela » ? Sans doute n’est-il pas totalement explicitable. Il englobe sans doute la stérilité, mais aussi bien d’autres choses, si on en croit la réflexion d’après : « Voilà, je l’ai dit. Où sont la foudre et les éclairs ? » Ainsi, c’était la culpabilité qui interdisait de dire la vérité, donc la honte.

Mais Maurice fait silence sur un secret encore plus caché : non pas la haine des siens mais l’inefficacité de son amour à permettre aux siens d’en sortir. Blessure narcissique profonde qui ne pourra se dire que dans l’élan de vérité portant la scène finale. La colère trop longtemps contenue éclate : « On a tous mal. Pourquoi on ne partage pas notre douleur ? J’ai passé ma vie à donner du bonheur autour de moi et les trois personnes que j’aime le plus au monde se détestent toutes. Je suis au milieu, je n’en peux plus. J’en ai assez. »

Au fond, Maurice voudrait être aimé pour lui-même, mais, de crainte de ne le mériter, il joue au sauveteur. Photographe à une célébration matrimoniale, dans une église, on le surprend à rêver sur le consentement échangé par Karen et Zoé. On apprend la raison de cette surdemande au détour d’une conversation avec Cynthia : « Papa n’a plus jamais parlé de maman quand elle est morte. Je lui en ai beaucoup voulu. » Nouveau silence qui interdit le travail de deuil et transforme tout refus futur en occasion de rejouer ce rejet. Sans compter, nous allons y revenir, sur la liberté qui se complaît dans ces situations apparemment sans issue. Un moment, une femme qu’il photographie présente, après avoir offert à l’objectif un impeccable profil angélique, un second profil affreusement défiguré, coûturé. Prévenant toute interrogation, la femme se justifie : « Ce n’était pas de ma faute » et Maurice répond : « La vie est injuste. Il y en a qui tirent le mauvais numéro. » En excusant quelqu’un qui ne lui a fait aucune demande de rassurement, Maurice ne s’excuse-t-il pas lui-même et ne justifie-t-il pas son attitude attentiste par laquelle il se protège de tout conflit comme de tout changement, jusqu’en s’enrobant physiquement ?

3) Un monde en attente d’amour

« Des secrets et des mensonges ». C’est Maurice qui donne le titre au film, à son thème, à cette méditation.

Cette logique est infinie pour au moins trois raisons : d’abord, car elle porteuse de gratifications (elle permet de ne jamais se remettre en question, donc de ne pas perdre la bonne image de soi) ; ensuite, car les rôles tournent ; enfin, car elle force – sans jamais les contraindre totalement – les autres à prendre les positions complémentaires qui nous entretiennent dans nos convictions. Le bouclage cybernétique est presque parfait.

Pourtant, cette logique létale n’est pas vouée à la fatalité de la répétition. Comment ? Le bouclage est tellement fermé que, le plus souvent, seul un étranger au système permet de briser le triangle dramatique. Encore faut-il qu’il soit lui-même suffisamment construit, pour que ses blessures n’entrent pas en résonance et ne le happent pas dans la logique triangulaire.

a) Une personne de lumière

A bien des points de vue, Hortense est une personne construite. L’atteste sa triple capacité à voir, parler, aimer, dont on a vu qu’elle était si déjantée dans la famille Purley.

Sa manière de regarder ne consister pas à fuir le regard de l’autre (comme Cynthia), ni à observer (comme Maurice) ni à jeter des éclairs (comme Roxane). Hortense regarde ses patients pour les traiter ; plus encore, par son métier d’orthoptiste, elle leur apprend à voir, sans pour autant, comme le sauveteur, se substituer à leur liberté.

Hortense n’impose pas, autrement dit elle n’infantilise pas l’autre (comme Cynthia), elle n’attend pas non plus indéfiniment la demande de l’autre (comme Maurice), enfin elle n’intente pas de procès à l’autre ou ne se mure pas dans un silence accusateur (comme Roxane et Monika). Au contraire, sa manière de parler est adulte. Elle interroge tout en énonçant clairement son désir. Comme dans cette demande merveilleuse d’équilibre adressée à Cynthia : « Me permettez-vous de vous voir ? »

Enfin, dans la relation affective Hortense se refuse tant à fusionner (comme Maurice et Cynthia) qu’à fuir ou à agresser (comme Roxane et Monika). Elle aime à la juste distance, ni trop proche (que ce soit celle de l’indifférenciation ou celle, toute opposée et donc toute semblable, du corps à corps) ni trop lointaine. Elle sait écouter, prendre son temps. Elle sait refuser la consolation que Maurice veut lui apporter : « Je vais bien. » Elle sait aussi que le sentiment ne suffit pas, il demande à être interprété : « Le chagrin est irrationnel. On ne sais pas si on pleure sur soi. »

Surtout elle fonde son amour sur la vérité et le courage de la vérité. Certes, tout ne relève pas du mérite de la jeune fille (« Tu t’en est mieux sortie que moi », lui dit Cynthia). Bien qu’adoptée et aujourd’hui orpheline de père et mère, Hortense a eu la chance de ne pas être enfermée dans les secrets de famille. Elle sait en effet depuis l’âge de sept ans qu’elle est adoptée.

Il demeure qu’Hortense vit du courage de la vérité. Maurice lui rend ce bel hommage : « Vous êtes quelqu’un de très courageux. Vous vouliez connaître la vérité. Je vous admire pour cela. Je suis sincère. » En effet, la jeune fille a regardé en face la motivation qui la pousse à clarifier ses origines. Certes, elle ne se met en marche que parce que sa mère adoptive est décédée. Pour autant, il ne s’agit pas d’un transfert : « Je ne veux pas remplacer Maman, elle est irremplaçable. J’ai envie de savoir, c’est tout. » Elle a trop reçu de ses parents adoptifs pour avoir besoin de combler un manque. On est même en droit de penser que l’ajournement de la démarche est plutôt l’indice d’une véritable délicatesse de cœur. Surtout, Hortense sait qu’en s’affrontant à son passé, elle devra regarder en face une vérité à laquelle rien ne peut totalement la préparer. L’assistance le lui dit clairement : « Vous avez le droit de rechercher votre mère naturelle [au point que les originaux du dossier lui appartiennent]. Mais le hic, c’est qu’elle ne veut peut-être pas. » Et plus tard : « C’est un voyage très traumatisant. » De fait, les épreuves, successives, ne manqueront pas : la découverte de son nom d’origine – Elisabeth Purley, mais, malheureusement, Mike Leigh ne dit rien sur la manière d’assumer cette double identité – ; la découverte de la race de sa mère – blanche, alors qu’elle est noire ; la rencontre de Cynthia ; enfin, la découverte de sa famille, d’un milieu tellement différent. Mais jamais Hortense ne reculera. Or, la simple réaction à l’égard du passé ne saurait donner une telle force d’âme.

b) Le choix de changer

Mais la seule présence d’une personne extérieure ne suffira pas si ceux qui subissent le mensonge ne décident pas eux-mêmes de révéler la vérité. Hortense révèle, en refusant d’entrer dans les scénarios de mort, donc en déplaçant les relations entre les personnes de manière inattendue, en brisant les masques derrière lesquelles tant se réfugient.

Mais ce ne peut suffire. Un bref échange entre Hortense et une de ses amies lève le voile sur un aspect souvent aussi invu que le secret de famille : « Nos parents font des tas de cachotteries. Il y a des trucs que j’aimerais savoir. – Il y a des trucs que je n’aimerais pas savoir. » La responsabilité des parents n’est donc pas unilatérale : elle trouve aussi chez les enfants une complicité. Autrement dit, il faut qu’une personne décide de briser le mur de silence. Ce sera Cynthia qui, lors du barbecue organisé pour les 21 ans de Roxane, initiera le grand jeu de la vérité. Il y a bien sûr de l’impulsivité mal contrôlée et mal venue dans l’aveu cataclysmique adressé à sa fille Roxane : « Hortense est ta sœur. » Mais il y a une grande sagesse dans une seconde réflexion, faite à Maurice (« Cynthia, tu as vraiment choisi ton moment »), qui corrige cette première impression de pure improvisation : « Oui, mais c’est quand le bon moment, Maurice ? »

Or, l’aveu en appelle un autre, relatif aux relations entre Monika et Cynthia. Celle-ci interpelle sa belle-fille : « Tu as monté mon père contre moi. Tu as monté mon Maurice [sic !] contre moi. Tu as monté ma fille contre moi. Et maintenant ça va être son tour, achève-t-il, en montrant Hortense. » Monika fait la source oreille. Mais il y a plus et, là, elle va réagir : « Tu n’aurais rien de tout cela, si je n’avais pas donné à Maurice l’argent pour démarrer. Cet argent était pour moi et pour Roxane. » Et à la réponse, manipulatrice et méprisante : « Nous, au moins, on a réussi dans la vie », on comprend que Cynthia ne fabule pas et vise juste : Monika, jalouse, isolait la sœur à problèmes (mais tout de même à enfants) du restant de la famille.

c) Les fruits

Le film ne fait qu’évoquer, sans ingénuité, l’évolution finale des personnages. Dans l’interview donnée par le DVD, Mike Leigh explique de manière éclairante que, pour lui, « l’essentiel est d’agir en groupe au lieu de tourner en rond comme des animaux en cage. » La métaphore, suggestive, évoque la répétition des scénarios dans lesquels les protagonistes tournent. Il ajoute : « Je ne suis pas croyant, mais je crois à un aboutissement affectif et spirituel. »

La langue – mais aussi probablement la mémoire – de Cynthia se dénoue, enfin : on apprend ainsi le nom du père d’Hortense, son état (étudiant en médecine) et une qualité (il était très gentil).

Roxane, pour la première fois, arrête de fuir dans sa colère victimaire (« Il faut que tu reviennes faire face », lui dit son oncle, validé par son ami Paul) et quitte son masque de pierre durci et se met à pleurer : touchée par la vérité autant que par la souffrance sincère de sa mère. Elle ne dit rien, mais ses yeux mouillés de larmes sont plus éloquents que maints discours.

Monika, sans doute aussi pour la première fois, accepte d’être consolée par sa belle-mère : ayant avoué, enfin, sa vulnérabilité, elle accepte d’être touchée.

Enfin, une fois la vérité avouée, Maurice essaie d’abord son scénario de sauveteur habituel, ainsi qu’on le rappelait plus haut. Mais le refus net d’Hortense lui permet d’accéder plus profond et, le soir, une fois seul avec son épouse de lui avouer sa grande crainte qui est le revers de son grand amour : « J’ai peur. » Mouvement de stupéfaction de Monika : « J’ai peur que tu ne m’aimes plus comme avant. – Maurice, tu ne sauras jamais à quel point je t’aime. » Et, quittant les double bind mortifères où le geste dément la parole, Monika se retourne, embrasse son mari qui, enfin, peut avouer le sentiment qui l’habite au plus intime, selon le mode syntonique qui est le sien : « On est tout l’un pour l’autre. »

4) Conclusion

La scène ultime réunit la mère et les deux demi-sœurs. Regardant le bric à brac venu du temps jadis (qui vient peut-être de l’appartement de la mère, ce qui serait le signe que le passé est dépassé), Cynthia dit : « C’est mieux de dire la vérité. Comme cela, personne ne souffre. »

Le secret de famille est un être mixte : psychologique en ses mécanismes, il est moral en son origine. Jean-Paul II lui a donné un nom : structure de péché. On le disait d’entrée de jeu. Le réalisateur réussit à traiter ce sujet si complexe sans accuser (le moralisme) et sans excuser (le psychologisme). Pourquoi ? Car celui qui es de l’autre côté de la caméra aime ses personnages. Il éprouve une véritable compassion à leur égard. Voilà pourquoi il se refuse de désolidariser les protagonistes de leur histoire : le film commence par trois scènes, successivement d’enterrement, de mariage, de baptême ; or, ceux-ci constituent les rites célébrant les trois moments essentiels de la vie : la mort, la capacité à donner la vie et la naissance.

Pascal Ide

[1] On ne s’étonnera pas que l’analyse transactionnelle à qui on doit la notion de scénario se soit intéressée à cette question. Les divers jeux analysés par Eric Berne dans son ouvrage Des jeux et des hommes (Psychologie des relations humaines, trad. Léo Dilé, Paris, Stock, 1967) sont eux-mêmes fondés sur ce triangle.

[2] Vincent Lenhardt, L’analyse transactionnelle. Pour un mieux-être du corps et de l’âme, coll. « La psychologie dynamique”, Paris, Retz, 1980, p. 85. L’exemple ci-dessous est donné p. 86.

[3] Pour les utilisateurs de DVD, la scène se déroule de 8 mn. 30 sec. à 9 mn. 07 sec.

[4] Pour les utilisateurs de DVD, la scène se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

[5] Pour les utilisateurs de DVD, la scène se déroule de 45 mn. 30 sec. à 47 mn. 52 sec.

Roxane tente de lire le journal…

Complément au chapitre 3 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

Le dédoublement des pôles

La violence au quotidien (Secrets et mensonges)

Pour illustrer ce dédoublement, partons d’un extrait du film qui remporta la Palme d’Or du Festival de Cannes 1996, Secrets et mensonges [1], et présente une haute densité de scènes dictées par le TM.

a) Résumé de l’histoire

À l’âge de dix-sept ans, Cynthia Purley (Brenda Blethyn) a eu une fille, Hortense (Marianne Jean-Baptiste), d’un homme de couleur qui l’a ensuite abandonnée. Depuis elle s’est mariée et a eu une autre enfant, Roxanne (Phylis Logan). Très culpabilisée, elle a caché l’événement à toute sa famille, y compris à son époux, et vit donc dans la dissimulation (d’où le titre du film).

b) Scène

Nous retrouvons Cynthia avec Roxanne [2], dehors, dans un minuscule jardin donnant sur la rue et sur le jardin d’à côté. La mère est allongée dans un transat de jardin, en position avachie, un verre d’alcool à la main, tandis que la fille assise dans un fauteuil au niveau de ses pieds lit le journal, ou plutôt, on va le voir, tente de le lire. Le ton ne va cesser de monter entre elles pour atteindre un niveau d’exaspération extrême chez la fille.

Nous prenons la version sous-titrée, mais le doublage français, comme souvent remarquable, est peu décalé vis-à-vis de l’anglais.

 

Cynthia, la voix faussement douce et réellement intrusive, le visage souffrant. – Tu le vois pas ce soir ?

Roxanne, sans lever le nez dans son journal, le visage peu amène. – Je vais me coucher tôt.

Cynthia, les yeux fermés, encore plus douloureuse. – Tiens-moi compagnie.

Roxanne, hors champ. – J’ai la gueule de bois.

Cynthia, la moue désapprobatrice et pleurnicharde. – Tu devrais rester plus souvent.

Pas de réponse

Cynthia, dodelinant de la tête et le ton autoritaire. – Tu fais attention avec lui, ma chérie ?

Roxanne, regardant sa mère, faisant une grimace encolérée avec sa bouche. – Comment ça ?

Cynthia, hors champ. – Tu sais, les précautions ?

Roxanne, silencieuse et soupirant en soulevant les épaules avec désapprobation. Elle se replonge, fermée, dans son journal.

Cynthia, redressant le buste, fermant les yeux et hochant de la tête, intrusive. – Je veux pas être indiscrète, mais… tu prends la pilule ?

Roxanne, levant le visage et criant, franchement agacée. – Tu es indiscrète !

Cynthia, marquant une pause et repartant en contre-attaque, en l’affrontant du regard. – Pourquoi tu l’emmènes pas ?

Roxanne, hors champ. – La paix !

Cynthia, avec du reproche dans la mimique et la voix. – J’aimerais le connaître. Je sais même pas quelle tête il a.

Puis, refermant les yeux et posant la tête, comme si elle revenait en elle-même pour se ressaisir afin d’attaquer.

Roxanne, hors champ. – Compte pas là-dessus.

Mère, en gros plan, redressant la tête et se tournant franchement vers sa fille, les sourcis froncés et le regard pénétrant. – Le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous les mêmes.

Roxanne, sans regarder sa mère, maintenant ulcérée et complètement fermée. – Maman !

Cynthia, hors champ. – J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ?

Roxanne, levant son visage, regardant sa mère de manière interloquée et criant d’une voix suraiguë. – T’occupe !

Cynthia, le visage plus détendu. – Ça peut fuir, sois prudente !

Roxanne, regardant sa mère droit dans les yeux, puis, après un instant de silence, lançant sa contre-attaque dans un coup de gueule. – T’es jalouse ou quoi ?

Comme sonnée par un uppercut, le visage très pincé et les yeux un peu dans le vague, la mère détourne la tête du regard insupportable d’accusation, mais elle revient aussitôt à la charge, changeant de registre.

Cynthia, le regard chargé de soupçon, voire accusateur. – Où il est ce soir, d’abord ?

Roxanne, toujours très en colère, et replongeant dans son journal, pour se protéger ou parce qu’elle est un rien déstabilisée par cette question suspicieuse. – J’en sais rien.

Cynthia, expliquant avec assurance, toujours avec cette distorsion entre une attitude corporelle plutôt tournée vers l’autre et une violence inouïe dans le contenu verbal. – Il doit être en train de s’en taper une. Tu es arrivée comme ça. J’avais plus de pilule. (de nouveau sous mode condescendant) Fais-toi poser un stérilet.

Roxanne, la respiration haletante, le visage altéré, la bouche fermée et agitée, la bouche rentrée comme si elle se mordait les lèvres, retenant avec une peine accrue son courroux, retenant avec peine une violente colère et de la tristesse dans son menton. – Change de disque.

Cynthia, ne regardant plus sa fille, les yeux peut-être inquiets ou découragés de perdre du terrain, mais sans lâcher son objectif. – Tu prends rendez-vous avec le Dr. Mulholland. C’est ce qu’il te faut.

Roxanne, franchement exaspérée et jetant un regard chargé de crainte à la cantonnade. – Parle moins fort.

Cynthia, les yeux fermés, maintenant totalement déconnectée de la relation. – J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du talc. C’est pas difficile !

Roxane, folle de colère, plie son journal, se lève, quitte le jardin au pas de charge, entre dans la maison.

Cynthia, désemparée, se rendant soudain compte que sa fille était en train de partir alors qu’elle parlait encore. – Mais où tu vas ?

Roxanne, hurlant, de dos. – J’en ai marre de t’entendre !

Roxane entre dans sa chambre, claque la porte et se jette sur son fauteiul, le visage furibond entre les mains, le menton frippé, la bouche fermée, la mâchoire en avant, prête à mordre.

Cynthia, le verre à la main et le corps penché en avant avec un air interrogateur comme pour se faire excuser de son intrusion dans la chambre de sa fille.– Roxanne ! Ma petite chérie, si je te dis cela, je veux juste t’aider.

Roxanne, hors champ. – Laisse-moi tranquille !

Cynthia, s’asseyant au pied du lit, cherchant à renouer le contact du regard, mais aussi désarmée. – Je suis ta mère, enfin.

Roxanne, criant, toujours la tête entre les mains, comme pour ne plus entendre et toujours plus fermée. – Sors de ma chambre !

Cynthia, essayant une nouvelle tactique, avec un décalage entre une parole compatissante et un visage agressif, repartant au combat. – C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperai.

Roxanne, se redressant dans son fauteuil, hurlant. – Je tomberai pas enceinte.

Cynthia, accusant le choc, les yeux fermés, de nouveau dans son tripe et ne regardant plus sa fille. – Je lâcherai mon boulot.

Roxanne, toujours hurlant, totalement hors d’elle-même, le front ravagé. – Ça te regarde pas, enfin !

Cynthia, soudain en colère et criant, agressive. – Si, ça me regarde ! Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non !

Roxanne, se dressant brusquement, comme une furie et crachant au comble de l’exaspération. – Fais chier !

Cynthia, qui se lève et cherche à retenir sa fille par le bras et la prendre dans les siens, en s’excusant lamentablement. – Pardon, chérie.

Roxanne, repoussant brutalement sa mère à deux bras sur le lit et se précipitant dans le couloir en hurlant de dos. – Tu me débectes, connasse !

Soulignant ce paroxysme, surgit la musique, déchirante.

La porte claque. Le corps secoué de pleurs, le nez dans les draps, la mère est allongée sur le lit de sa fille. L’image d’après, on aperçoit Roxanne, encore sous le choc, se rendant son petit ami, se déshabillant fébrilement pour se donner à lui. Le contraire même des conseils de sa mère…

c) Analyse de la scène

Pour analyser la scène  nous plaçons dans une première colonne la retranscription du dialogue, comme le fait un script de scénario ou une pièce de théâtre, dans une deuxième, la posture prise par les deux protagonistes féminins selon la distribution proposée par le TM et, dans une troisième, le commentaire explicatif.

 

Dialogue Rôle dans le TM Commentaire
Cynthia, la voix faussement douce et réellement intrusive, le visage souffrant. – Tu le vois pas ce soir ? Bourreau Tout commence par cette demande apparemment anodine et informative. En réalité, elle est intrusive. En effet, la suite montrera qu’elle est dictée par une curiosité intrusive, qu’elle comporte un double-message et que Cynthia cherche déjà à se positionner en Sauveuse. En outre, le ton de la voix est plaintif.
Roxanne, sans lever le nez dans son journal, le visage peu amène. – Je vais me coucher tôt. Aucun La fille répond à la demande d’information par une information, sans encore soupçonner tout ce qu’elle contient. En fait, son visage fermé la montre sur ses gardes et déjà prête à la contre-attaque.
Cynthia, les yeux fermés, encore plus douloureuse. – Tiens-moi compagnie. Victime Exigeant et non pas demandant de l’aide, le contenu est Victime. Mais le ton l’est encore davantage. De fait, tout l’échange (et presque tout le film), Cynthia adopte cette tonalité plaintive. Si elle joue le rôle de la Sauveuse avec Roxanne, à cause de la potentielle similitude de situation, sa posture de fond est beaucoup plus celle de Victime face aux hommes qui sont tous des Bourreaux.
Roxanne, hors champ. – J’ai la gueule de bois. Victime Plutôt que de dire « non », la fille se justifie en se plaignant.
Cynthia, la moue désapprobatrice et pleurnicharde. – Tu devrais rester plus souvent. Sauveuse La mère donne un conseil que sa fille ne lui a pas demandé. Il pourrait de plus contenir un reproche, d’autant que Cynthia tend à être Victime, mais la suite montre qu’elle cherche plutôt à protéger Roxanne.
Roxanne, silencieuse. Bourreau Même les silences, associés au non-verbal, sont éloquents.
Cynthia, dodelinant de la tête et le ton autoritaire. – Tu fais attention avec lui, ma chérie ? Sauveuse Inconsciemment, Cynthia fait appel à l’interjection « ma chérie », quand elle devient interventionniste. Cette parole gentille ajoute un double bind [3] : la gentillesse apparente de la demande cache en fait une secrète accusation. De plus, nous sommes encore face à un double message. Le message apparent est : « Reste avec moi », et le message réel : « Tu ne fais pas attention avec les garçons ».
Roxanne, regardant sa mère, faisant une grimace encolérée avec sa bouche. – Comment ça ? Bourreau
Cynthia, hors champ. – Tu sais, les précautions ? Sauveuse S’inquiétant pour Roxanne, la mère semble attentionnée. Ce serait oublier le point essentiel : sa fille ne lui a rien demandé. La posture Sauveuse se présente donc maintenant à visage découvert.
Roxanne, silencieuse et soupirant en soulevant les épaules avec désapprobation. Elle se replonge, fermée, dans son journal. Bourreau Cette attitude pourrait être juste si elle ne s’accompagnait pas d’un non-verbal boudeur, voire accusateur (sourcils froncés).
Cynthia, redressant le buste, fermant les yeux et hochant de la tête, intrusive. – Je veux pas être indiscrète, mais… tu prends la pilule ? Sauveuse Outre le nouvel appel au « chérie », la mère convoque un autre scénario manipulateur, le « oui, mais », qui est une des formes les plus fréquentes et les plus coûteuses du double bind. En effet, le « mais » annule le « oui » et équivaut à un « non ». Ici, la mère affirme une chose (le « oui ») : « Tu vas dire que ça ne me regarde pas », pour mieux après cela se justifier de faire le contraire (« mais ») : « Mais, chérie, tu prends la pilule ? »). Ainsi, d’un côté, elle affirme : « Je te respecte », « Je respecte ton intimité » ; de l’autre, dans les faits, elle ne la respecte pas.
Roxanne, levant le visage et criant, franchement agacée. – Tu es indiscrète ! Bourreau L’intrusion Sauveuse continue à produire son fruit néfaste, quoique non obligatoire. Jusqu’à maintenant, Roxanne se défendait. La seule violence résidait dans le ton. Maintenant, elle touche aussi le contenu : elle répond à l’invasion par l’accusation.
Cynthia, marquant une pause et repartant en contre-attaque, en l’affrontant du regard. – Pourquoi tu l’emmènes pas ? Bourreau La mère change soudain de posture, accusant secrètement sa fille de ne pas présenter le garçon. Elle pourrait ainsi poursuivre sur lui son jeu de contrôle.
Roxanne, hors champ. – La paix ! Bourreau L’attitude de rejet se radicalise de plus en plus.
Cynthia, avec du reproche dans la mimique et la voix. – J’aimerais le connaître. Je sais même pas quelle tête il a. Bourreau Ici, la parole intrusive se double d’un mensonge : la mère dit vouloir connaître le jeune homme pour le reconnaître, alors que sa véritable intention est de l’évaluer et, probablement, de le déjuger.
Roxanne, hors champ. – Compte pas là-dessus. Bourreau
Mère, en gros plan, redressant la tête et se tournant franchement vers sa fille, les sourcis froncés et le regard pénétrant. – Le laisse pas décider pour toi, ma chérie. Les hommes sont tous les mêmes. Sauveuse On notera à nouveau la parole « ma chérie ». La gentillesse inattendue de la formule en décalage avec le contenu, redouble la violence de l’intrusion par celle de la manipulation. Dans la suite de l’échange, où le ton ne cesser de monter, la mère, en Sauveuse, multiplie les propositions de moyens pour éviter une grossesse et la fille, en Persécutrice, multiplie les demandes de « changer de disque ». Jusqu’au moment où, folle de rage, Roxanne fuit le « jardin » pour trouver refuge dans sa chambre.
Roxanne, sans regarder sa mère, maintenant ulcérée et complètement fermée. – Maman ! Bourreau
Cynthia, hors champ. – J’espère qu’il met ce truc, tu sais, une capote ? Sauveuse Face aux non-réponses de la fille, la mère s’enferme de plus en plus dans son scénario.
Roxanne, levant son visage, regardant sa mère de manière interloquée et criant d’une voix suraiguë. – T’occupe ! Bourreau
Cynthia, le visage plus détendu. – Ça peut fuir, sois prudente ! Sauveuse
Roxanne, regardant sa mère droit dans les yeux, puis, après un instant de silence, lançant sa contre-attaque dans un coup de gueule. – T’es jalouse ou quoi ? Bourreau Le langage non verbal (le regard lance des éclairs), encore plus que le langage verbal, dit la colère accusatrice.
Comme sonnée par un uppercut, le visage très pincé et les yeux un peu dans le vague, la mère détourne la tête du regard insupportable d’accusation, mais elle revient aussitôt à la charge, changeant de registre.

Cynthia, le regard chargé de soupçon, voire accusateur. – Où il est ce soir, d’abord ?

Bourreau Face à ce refus systématique et bien compréhensible d’aide, la mère change de tactique et, transitoirement, se tourne vers le troisième acteur, physiquement absent, mais psychiquement bien présent : l’homme qu’elle vit comme un injuste agresseur. Face à lui, la mère ne se présente plus en rien comme une Sauveuse, mais l’agresse, elle se sent agressée, donc se transforme en Bourreau. De prime abord, la demande paraît seulement informative. Toutefois, l’ajout « d’abord » lève légitimement un doute. Surtout, le prochain échange en révèlera tout le fiel.
Roxanne, toujours très en colère, et replongeant dans son journal, pour se protéger ou parce qu’elle est un rien déstabilisée par cette question suspicieuse. – J’en sais rien. Bourreau Avec justesse, la fille ne rentre pas dans ce jeu intrusif. Toutefois, si le contenu est non-violent, le ton et le visage fermé le sont.
Cynthia, expliquant avec assurance, toujours avec cette distorsion entre une attitude corporelle plutôt tournée vers l’autre et une violence inouïe dans le contenu verbal. – Il doit être en train de s’en taper une. Tu es arrivée comme ça. J’avais plus de pilule. (de nouveau sous mode condescendant) Fais-toi poser un stérilet. Sauveuse et Victime En posant ce jugement totalement arbitraire « Il doit être en train de s’en taper une », Cynthia  donne à entendre, derrière le désir d’aider sa fille contre son gré, sa problématique fondamentale : les hommes sont assimilés à des prédateurs sexuels dont il faut se protéger à tout prix. Ici, le prix est particulièrement coûteux : le respect de sa fille et donc le véritable amour de celle-ci.
Roxanne, la respiration haletante, le visage altéré, la bouche fermée et agitée, la bouche rentrée comme si elle se mordait les lèvres, retenant avec une peine accrue son courroux, retenant avec peine une violente colère et de la tristesse dans son menton. – Change de disque. Bourreau
Cynthia, ne regardant plus sa fille, les yeux peut-être inquiets ou découragés de perdre du terrain, mais sans lâcher son objectif. – Tu prends rendez-vous avec le Dr. Mulholland. C’est ce qu’il te faut. Sauveuse De fait, la mère a entendu ! Elle change de disque, mais pas de disc-jokey !
Roxanne, franchement exaspérée et jetant un regard chargé de crainte à la cantonnade. – Parle moins fort. Bourreau Une nouvelle fois, la demande est juste en son contenu, mais agressive en sa modalité : elle aurait dû s’accompagner d’un « S’il te plaît ».
Cynthia, les yeux fermés, maintenant totalement déconnectée de la relation. – J’ai un diaphragme quelque part dans ma chambre. T’as qu’à le prendre. Tu passes sous l’eau, tu mets du talc. C’est pas difficile !

Roxane, folle de colère, plie son journal, se lève, quitte le jardin au pas de charge, entre dans la maison.

Sauveuse L’absence totale d’écoute de la fille par la mère, tant en ce qu’elle dit que dans son attitude de plus en plus colérique, montre combien un Bourreau sommeille en tout Sauveur (et ici, il est frappé d’insomnie !)
Cynthia, désemparée, se rendant soudain compte que sa fille était en train de partir alors qu’elle parlait encore. – Mais où tu vas ? Bourreau La mère semble se réveiller, tout étonnée, tant elle est convaincue que sa parole est bonne, juste et ne peut qu’être entendue
Roxanne, hurlant, de dos. – J’en ai marre de t’entendre !

Roxane entre dans sa chambre, claque la porte et se jette sur son fauteiul, le visage furibond entre les mains, le menton frippé, la bouche fermée, la mâchoire en avant, prête à mordre.

Bourreau La fille, excédée, à bout d’arguments, ne trouve plus d’autres solutions que, pour la première fois, agresser frontalement sa mère
Cynthia, le verre à la main et le corps penché en avant avec un air interrogateur comme pour se faire excuser de son intrusion dans la chambre de sa fille.– Roxanne ! Ma petite chérie, si je te dis cela, je veux juste t’aider. Sauveuse Telle est la justification qu’avance toujours le Sauveur. Mais il oublie que le bien à respecter, c’est justement la liberté de l’autre. D’ailleurs, Cynthia nie en acte ce qu’elle affirme en parole et son acte est de haute portée réelle et symbolique : elle pénètre sans autorisation le lieu d’intimité par excellence qu’est la chambre de sa fille.

L’échange qui va suivre l’attestera tout en portant la relation à un paroxysme de violence.

Roxanne, hors champ. – Laisse-moi tranquille ! Bourreau
Cynthia, s’asseyant au pied du lit, cherchant à renouer le contact du regard, mais aussi désarmée. – Je suis ta mère, enfin. Sauveuse et Bourreau Nouvelle justification, identique à la précédente : « C’est pour ton bien ». Au nom de la vérité de son statut de mère, Cynthia justifie toutes les intrusions, psychologiques et même physiques, donc toutes les violences
Roxanne, criant, toujours la tête entre les mains, comme pour ne plus entendre et toujours plus fermée. – Sors de ma chambre ! Bourreau
Cynthia, essayant une nouvelle tactique, avec un décalage entre une parole compatissante et un visage agressif, repartant au combat. – C’est pas grave si t’as un bébé, je m’en occuperai. Sauveuse
Roxanne, se redressant dans son fauteuil, hurlant. – Je tomberai pas enceinte. Bourreau
Cynthia, accusant le choc, les yeux fermés, de nouveau dans son tripe et ne regardant plus sa fille. – Je lâcherai mon boulot. Sauveuse Non contente d’avoir envahi l’espace physique extérieur avec ses paroles, puis l’espace physique intérieur en pénétrant dans la chambre, la mère pénètre maintenant dans l’espace psychique de la fille, en lui faisant porter la responsabilité de la perte de la profession.
Roxanne, toujours hurlant, totalement hors d’elle-même, le front ravagé. – Ça te regarde pas, enfin ! Bourreau
Cynthia, soudain en colère et criant, agressive. – Si, ça me regarde ! Tu me laisseras pas un bébé sur les bras. Ah, ça non ! Bourreau L’agressivité inattendue de la réponse de Cynthia démasque, jusque dans sa parole, la Persécutrice dont on disait qu’elle est latente toujours dans la Sauveuse.
Roxanne, se dressant brusquement, comme une furie et crachant au comble de l’exaspération. – Fais chier ! Bourreau
Cynthia, qui se lève et cherche à retenir sa fille par le bras et la prendre dans les siens, en s’excusant lamentablement. – Pardon, chérie. Victime Trop tard, la mère prend conscience de ce qu’elle a été trop loin. Toutefois, son pardon ne peut pas être ressenti comme sincère et relève de l’attitude Victime, car il ne s’accompagne pas du seul geste qui aurait manifesté le sincère repentir : quitter la pièce et promettre de ne pas recommencer.
Roxanne, repoussant brutalement sa mère à deux bras sur le lit et se précipitant dans le couloir en hurlant de dos. – Tu me débectes, connasse ! Bourreau Roxanne utilise son petit ami plus qu’elle ne se donne à lui, dans une fièvre des corps qui cherche à exorciser l’insupportable intrusion de la parole maternelle et à se venger d’elle en congédiant toute prudence et en accomplissant le contraire même de ce que la parole haïe l’incitait à faire « pour son bien ».

De son côté, achevant le processus de confusion incestuelle, Cynthia s’abat, le corps secoué de pleurs, sur le lit de sa fille [4].

Pascal ide

[1] Drame britannique de Mike Leigh, 1996.

[2] La scène se déroule de 55 mn. 11 sec. à 57 mn. 07 sec.

[3] Littéralement : « double lien ». Il s’agit d’une catégorie technique introduite par un penseur de Palo-Alto, Gregory Batheson, qui désigne une double injonction contradictoire. Ici, la mère dit à la fois « je t’aime » (« chérie ») et « je ne t’aime pas » (je te contrains en t’obligeant à faire ce que je veux et non ce que tu veux). C’est l’un des mécanismes les plus violents d’enfermement de l’autre et l’une des armes favorites des manipulateurs.

[4] On l’a compris : la thématique de ses disputes tourne autour de l’angoisse de l’enfant non désiré ; et son scénario de Sauveteuse ne fait que répéter sa culpabilité de la grossesse inattendue et du secret de famille. « J’ai tellement honte. Je ne peux plus vous regarder », dit-elle, lorsqu’elle rencontre Hortense.

 

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