Sans filtre
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Pays:
suédo-franco-germano-britannico-américain
Thème (s):
Grandeur, Homme, Misère
Date de sortie:
28 septembre 2022
Durée:
2 heures 29 minutes
Évaluation:
**
Directeur:
Ruben Östlund
Acteurs:
Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Woody Harrelson
Age minimum:
Adolescents et adultes

Sans filtre (Triangle of Sadness), comédie satirique suédo-franco-germano-britannico-américaine écrite et réalisée par Ruben Östlund, 2022. Lauréat de la Palme d’or du Festival de Cannes 2022. Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean et Woody Harrelson.

Thèmes

Misère et grandeur de l’homme.

    Comme souvent, le manque de temps m’interdit d’écrire sur le coup la critique du film. Or, si les neurosciences nous apprennent qu’il est bon de laisser décanter une nuit afin de permettre au psychisme d’organiser images et concepts, inversement, une règle ignatienne de discernement nous enseigne qu’une parole est d’autant plus vraie et ne recouvre pas un événement de surinterprétations subjectives qu’elle en est proche. La conséquence-convergence de ces trois données – Zeitnot (crise de temps), délai de réorganisation et proximité de la reformulation – conduit souvent à me taire, ce qui ne va jamais sans regret, mais pas sans prudence. En effet, ajoutons un dernier critère : une sortie cinéma, c’est-à-dire la découverte d’un nouveau long-métrage à sa sortie sur grand écran dans une vaste salle obscure de projection, est un phénomène unique et irrépétable dont le visionnement chez soi en DVD ne peut reproduire les conditions initiales.

    Mais où conduisent ces considérations bien générales, se demande le lecteur surpris ? À l’exception qui confirme la ou plutôt les règles, bien évidemment ! En effet, je vais leur faire en entorse, suite à une conversation avec une amie qui me transmettait l’enthousiasme inconditionnel de son entourage, enthousiasme ne faisant d’ailleurs que répercuter celui d’une critique plutôt dithyrambique à l’égard d’un réalisateur qui vient de rafler pour la deuxième fois, à cinq années d’intervalle, la très convoitée Palme d’or [1]. Elle-même, cette amie se sentait plus mitigée et gardait un intérêt distancié, sans pour autant pouvoir mettre en mots le malaise ressenti lors du visionnement.

    Un dernier argument, s’il était besoin, me décide à prendre la plume, ou plutôt à ouvrir le clavier : la pénible impression de revivre le même traquenard qu’avec Parasite de Bong Joon-ho, qui avait raflé pas moins de quatre Oscars prestigieux en 2019. Mêlant avec brio thriller, satire et critique sociale, les deux films procèdent à une déconstruction généralisée de toutes les classes sociales, des plus riches aux plus misérables : le parasitage comme le triangle de la tristesse les empoisonnent. Restons-en donc à Sans filtre, puisque bien des éléments qui seront convoqués pourront s’appliquer au film sud-coréen.

     

    Dans cette critique dévastatrice tant des milieux surfriqués du showbusiness que des motivations animant le milieu surexploité des travailleurs émigrés, qui n’a pas ri aux déboires dérisoires du trop voir et du trop boire ? Du moins au début, tant la surenchère de surcroît répétitive d’un film qui n’a pas su faire court (149 minutes !) finit par lasser et ennuyer. Qui n’a pas souri, voire réfléchi à la déconstruction symétrique et jubilatoire des idéologies capitaliste ou plutôt libérale-libertaire et communiste ou plutôt marxiste, paradoxalement défendues, d’un côté, par le milliardaire russe Dimitry (Zlatko Burić) et, de l’autre, par le capitaine américain ? Qui n’a pas eu le cœur serré face au réalisme trop criant et non partisan, renvoyant d’un côté l’utilitarisme dominateur des milieux de la mode, de l’autre, le narcissisme pingre des mannequins qui ne sont instrumentalisés par l’autre que parce qu’ils consentent à nourrir leur besoin éperdu autant qu’infantile de reconnaissance autocentrée ?

     

    Toutefois, ce en quoi, pour le cinéaste, ainsi que les critiques et les spectateurs entraînés, non sans mimétisme, dans leur sillage, réside ostensiblement le sommet abouti du film (et qu’est le film), n’en constitue pour moi qu’un aspect ou, plus précisément, soit le premier volet d’un diptyque, soit le panneau central d’un triptyque. Ces deux interprétations constituent une grille universelle de lecture héritée d’une raison qui accepte se laisser éclairer par la foi. Elles sont d’ailleurs implicitement présentes dans la grande littérature païenne comme l’Odyssée d’Homère ou l’Énéide de Virgile.

    La première grille, synchronique, est empruntée à Blaise Pascal qui résumait ainsi le projet présidant à l’ensemble de ses Pensées : « Misère de l’homme sans Dieu. Grandeur de l’homme avec Dieu ». Or, les critiques ci-dessus et, d’ailleurs, les lectures sécularisées de Pascal, honorent on ne peut mieux le premier volet (la misère de l’homme), offrant une déconstruction salutaire d’une naïveté parfois hollywoodienne (en réalité, aujourd’hui, en décomposition avancée) célébrant la puissance rédemptrice d’un homme qui, au fond, se prend pour Dieu. Deux exemples-types en sont les block-busters Independence Day (Roland Emmerich, 1996) et Armageddon (Michael Bay, 1998), à la gloire sans complexe des États-Unis.

    En revanche, en ignorant le second volet (la grandeur de l’homme), Triangle of Sadness et, répétons-le, Parasite (ainsi que tout un genre littéraire autant que cinématographique), ne font pas que sombrer dans un cynisme désespéré, ils émargent à une naïveté réactionnelle qui scotomise leur vision de l’homme en se nourrissant d’une contradiction inaperçue : l’homme n’est capable de se lamenter avec tant de lucidité de sa misère que parce qu’une part de lui n’oubliera jamais qu’il fut un riche (bien entendu d’une richesse spirituelle) devenu pauvre et espérant le redevenir…

    Certes, le film offre quelques beaux sursauts altruistes, voire suspend le dernier geste qui transformerait définitivement le drame en une tragédie, par la course enfin lucide de Carl. Mais ils ne sauraient en rien racheter des personnages unanimement embarqués dans leur égoïsme calculateur, et une histoire qui ne trouve sa jouissance qu’à disséminer le sens et dynamiter la puissance.

     

    La deuxième grille, diachronique, est directement héritée du scénario de tous les scénarios, l’Histoire sainte contée par la Bible. Toute intrigue authentique devrait toujours être rythmée en trois temps : création, décréation et recréation. Une illustration exemplaire en est fournie par un autre block-buster, au succès encore plus maximal, Avatar (James Cameron, 2009). Or, faut-il le préciser, Sans filtre se complaît dans le moment déconstructeur, l’amputant en amont avec ingratitude du moment originaire qui, s’il est mêlé de violence dominatrice (d’un sexe sur l’autre, d’une génération sur l’autre, d’une « race » sur l’autre) ne saurait se réduire à la seule souffrance infligée et subie ; et en aval avec amertume, du moment final qui, s’il a trop concédé à un espoir trop humain, trop élitiste et trop fuyant, seul est capable de mobiliser aujourd’hui l’humanité dans une nécessaire transition qui rime avec conversion (écologique, personnelle, etc.). Joanna Macy ne s’y est pas trompée qui, dans son parcours écopsychologique, a remis en question sa centration bouddhiste sur l’instant présent réduisant toute attente à une illusion, pour l’enrichir de ce qu’elle appelle significativement active hope, « espérance active », par opposition à l’espoir passif qui n’est qu’un opium anesthésiant l’engagement apte à transformer, avec l’homme, notre monde [2].

     

    Comme toujours, « la vérité, c’est le tout » (Hegel). Elle ne réside ni dans l’adhésion unilatérale à un optimisme illusoire, ni dans la concession tout aussi unilatérale à un pessimisme cynique, mais dans l’intégration de ces deux pôles dans un réalisme qui consent à plonger son regard dans le double abîme constitutif de notre condition postlapsaire : misère actuelle et grandeur perdue, mais espérée. Citons une nouvelle fois l’auteur des Pensées : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Et il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre, mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre [3] ». Ce paradoxe ne trouve sa clé que dans une autre parole de ce visionnaire de génie : « L’homme passe l’homme [4] ».

    Pascal Ide

    [1] Le réalisateur suédois fut lauréat en 2017 pour The Square. Triangle of Sadness est son premier long métrage majoritairement tourné en anglais.

    [2] Cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 278 s.

    [3] Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg 418 ; éd. Lafuma 121.

    [4] Ibid., éd. Brunschvicg 434 ; éd. Lafuma 131.

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    Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean) forment un couple de mannequins et influenceurs, unis par utilité et peut-être par amour. Lui pour conquérir Yaya, elle pour conquérir de l’audience, ils se retrouvent embarqués sur un navire de luxe commandé par un capitaine alcoolique et communiste, Thomas Smith (Woody Harrelson). À bord, l’argent gouverne et une inégalité indécente règne. Jusqu’à ce qu’une tempête vienne bouleverser les rapports sociaux entre tous les occupants du navire. Passant du Titanic à Robinson Crusoé, l’élite capitaliste américaine et le petit personnel vont devoir cohabiter sur une île aux pauvres ressources. Qui survivra ? Mais cette île est-elle si isolée que son nom le dit ?

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