Quisaitout et Grobêta
Loading...
Pays:
Français
Thème (s):
Blessure, Espérance, Guérison, Mort, Unité
Date de sortie:
Du 05 novembre 2009 au 10 janvier 2010
Durée:
1 heures 15 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Julie Pierron
Acteurs:
Anthony Allard, Magali Caillol, Kristina Chaumont, Alexis Menard, Julie Pierron, Baptiste Raillard, Pauline Susini
Age minimum:
Adolescents et adultes

Quisaitout et Grobêta, pièce de théâtre comique française de Coline Serreau, 1994.

Thèmes

Blessure, mort, unité, guérison, espérance.

L’actrice, réalisatrice, scénariste et compositrice française Coline Serreau est plus connue pour ses films à succès comme Trois hommes et un couffin (1985) ou La crise (1992). Pourtant, cette femme polyvalente a aussi écrit des pièces de théâtre, elles aussi à succès. Ainsi Quisaitout et Grobêta, qui fut jouée (et rejouée) au théatre de la Porte Saint-Martin, à Paris, a raflé pas moins de cinq Molière.

Bien que la pièce se présente avant tout comme une comédie, elle n’en possède pas moins (ou, justement, à cause de la comédie), une réelle profondeur philosophique. Quisaitout et Grobêta nous parle de l’impossible unité de l’homme et des hommes, non sans tenter une très suggestive ouverture sur l’espérance. Notre analyse se fondera sur le texte de la pièce et non pas sur sa représentation [1].

1) Un homme divisé

De prime abord, Quisaitout et Grobêta paraissent être le Dr Jekyl et le Mr Hyde que se partagent toute l’humanité. Coline Serreau n’écrit-elle pas en quatrième de couverture : en chacun de nous « sommeille » un Grobêta qui est « goinfre, indécent, bête » et un Quisaitout qui « a peur », « cherche à quoi ressemble cette vie » et se rassure en enrobant les choses dans un brouillard de mots ?

Certes, Grobêta semble tourner autour de son ventre : « Tant qu’il y a de la bouffe, il y a de l’espoir ! » (p. 24), mais n’est-il pas aussi capable d’une ouverture à l’autre qui ne se réduit pas au pur égoïsme ? Plus profondément, la spontanéité et la joie de vivre de Félix – en latin, heureux – Grobêta symbolisent l’homme en harmonie avec lui-même et avec les autres : n’est-il pas aimé de toutes les femmes ? En revanche, Quisaitout est tourmenté : son souci permanent, strictement nombrilique, exprime une guerre intestine qui atteint son comble à la fin de la scène de la traversée (3ème tableau). Se demandant pourquoi il est heureux, il éclate soudain en sanglots ; or, il incrimine sa division intérieure : « Quel est ce diable caché dans mon corps qui gigote et se permet toutes sortes de libertés ? […] Je te hais diablotin tu me rends la vie impossible […]. Diablotin […], je veux te voir, te combattre, te tuer ! » (p. 29)

Au fond, Quisaitout n’est pas réconcilié avec son corps, avec le tellurisme de son être. S’écriant  à tout bout de champ : « élève, élève ! », il rêve de n’être qu’un esprit, un cerveau. Un psychanalyste freudien parlerait de défense intellectualiste.

En ce sens, Grobêta présente plutôt l’homme en sa dimension animale, matérielle et Quisaitout, l’homme spiritualisé : la bête et l’ange. D’où la discussion à la limite du caricatural sur les relations entre nature et technique. D’un côté, Quisaitout vante la domination de l’homme, et plus encore de l’intelligence, sur la nature : « les manifestations de notre intelligence éclatent dans tous les domaines, maintenant que nous avons l’avion, […] le presse-agrumes, la bombe, l’orthographe » (p. 8 et 9). En regard, Grobêta présente une théorie qui mêle des considérations évoquant la Deep ecology (« je vois la terre comme un grand animal » et « notre mort à tous ne serait pas un mal pour elle, peut-être même un bien ») à des remarques qui raviraient le phénoménologue Michel Henry : « Je pense à mon cœur qui bat dans ma poitrine et je me dis, qui le commande lui ? Sûrement pas moi. […] Et je pense à ma mère qui m’a fabriqué et je me dis, si elle avait oublié un bras, ou un œil… mais non ». Et « je sais que mon pied m’est très cher, qu’il me supporte tout le jour, moi et mon poids et qu’il me fait avancer, souvent je voudrais l’embrasser » (p. 12).

Mais « qui veut faire l’ange fait la bête », rappelle Pascal. Quisaitout en fait la triste expérience, lorsque, à la réception de la lettre de la Baronne qui l’invite à Stratzanovitch, une brutale morosité l’étreint : il vient de se regarder et se trouve, selon ses propres mots, « moche, moche, moche », « vomissure » (p. 19). Décidément son corps et son intériorité ne sont guère réconciliés. Mais il suffira de quelques compliments bien placés de Grobêta pour que Quisaitout retrouve une précaire tranquillitée, car toute quêtée auprès du regard de l’autre. De même, Quisaitout est incapable de découvrir l’amour qui l’habite : vivant dans sa tête, il ne laisse plus s’exprimer ses sentiments, il ignore même s’il éprouve de l’amour ou de l’amitié. Il ne perçoit pas combien l’air de violon (Parlez moi d’amour) qu’il demande d’apprendre à Grobêta est le plus lumineux des aveux.

2) De la déchirure de l’homme à la déchirure des hommes

La traversée permet à C. Serreau de développer l’un des thèmes qui lui est cher : l’incommunicabilité des individus en crise, révélateur de l’égoïsme foncier des relations entre les êtres. Même les anges n’échappent pas à cette loi universelle du mécontentement narcissique : « Putain je manque d’autorité ». (p. 61, par exemple) Certains y demeurent enlisés, telle la pianiste qui ne veut tomber amoureuse que pour mieux satisfaire son besoin de consoler.

Trois couples, ou plutôt trois Lui, traitent des trois thèmes qui obnubilent le plus notre temps – l’amour, la vieillesse, la mort – et donnent lieu à des non-dialogues tragiques (p. 26 à 28). En voici un exemple :

 

« Lui 2. C’est un sentiment affreux. Je souffre terriblement ce soir, Adèle.

Adèle. Veux-tu une tisane chéri ?

Lui 2. Adèle je deviens vieux, je ne sais plus si je peux encore aimer, Adèle, est-ce que tu m’aimes encore ?

Adèle. C’est étrange je n’avais pas remarqué qu’ils avaient un violoniste sur ce paquebot…

Lui 2. Adèle je suis dans l’angoisse, est-ce que c’est le début de la mort ?

Adèle. Oh mais il joue en duo avec le piano ! Je vais écouter… » (p. 27 et 28)

 

En regard, Grobêta, symbole de l’homme simple qui ne cherche pas à fuir hors de lui-même, devient, paradoxalement, la coqueluche de ces dames, y compris de la Baronne. Peu importe qu’il soit un « gros moche » et que Quisaitout soit un « grand distingué » (p. 57), la réconciliation intérieure est la cause de la communion entre les personnes et même la condition de possibilité de leur alliance.

3) Un remède est-il envisageable ?

Coline Serreau va faire appel à un élément d’altérité et de transcendance que souligne la mise en scène : la présence des anges, et de la prière (p. 64). La réconciliation intérieure et extérieure ne peut-elle donc venir que d’une instance autre appelant à une coopération ?

Lors du passage par le désert Quisaitout découvre qu’il ne peut espérer de salut que par le deuil de lui-même. Dans une étrange scène, il va échanger son rôle avec Grobêta (p. 53 et 54). Cette mort intérieure suppose un renoncement à toutes ses pseudo-certitudes déconnectées du réel ; elle va dévoiler le processus d’intellectualisation qui lui masquait tant son vertige intérieur que les choses extérieures. Quisaitout inventera même une catégorie pour nommer ces pseudo-vérités qui l’aliénaient loin de la réalité : « le moisi du roquefort ». En effet, « l’art », mais aussi, « l’âme, la religion [puisque la résurrection et le Christ passent aussi à la moulinette (p. 55)], la morale, tout ça », « c’est comme le moisi du roquefort hein, on s’est habitué à trouver ça bon, mais enfin c’est quand même du moisi… » (p. 54)

Durant cette traversée purificatrice, Quisaitout fait l’expérience de sa vulnérabilité ; il laisse tomber ses défenses, frôle l’abîme pour qu’advienne la nouvelle vie, l’amour et le sens de l’autre. Pour la première fois, il s’ouvre à autrui : « Tu souffres hein ? » de la mort de la Baronne (p. 52). Acceptant de renoncer à l’image toute-puissante de l’homme qu’il s’était confectionnée pour se rassurer, il peut enfin voir clair sur lui-même : « L’homme est le plus raté, taré, mal foutu, inadapté […], le moins évolué de tous les assemblages d’atomes de l’univers ». (p. 55. Souligné par moi) Bref, Quisaitout accepte de considérer sa désunité intérieure.

Mais tout ne s’achève pas à ce constat douloureux mais véridique. La vie et l’amour sont appelés à triompher. Ce travail de pâques (de passage), de la mort acceptée, donc vaincue, à la vie – qui est finalement la trâme symbolique centrale de la pièce – aurait pu s’opérer sous la seule conduite du moi. Coline Serreau dénie cette logique identitaire du même, toujours menacée par la confusion de la fusion qui conduit à l’illusion. La personne ne peut se sauver seule. Tel est le rôle joué par le remarquable personnage de la Baronne : si elle est aimée de tous, c’est qu’elle est médiatrice d’amour pour tous. Le « i » qui parasite sa parole est, tous les photographes le savent (« cheese !), la voyelle de ce rayon de soleil qu’est le sourire. « Jésus et les autres on s’en fout, mais la Baronne c’est autre chose, le monde a besoin du retour de la Baronne ». (p. 55) Nul blasphème ici, mais l’expression de la soif d’un sauveur. C’est autour de la Baronne que les couples se font et se défont.

Mais son rôle de réconciliation est menacé par la mort. Plus encore, la mort tant crainte, Chapeau Rouge, paraîtra avoir le dernier mot, quand il tuera la Baronne et que celle-ci y reconnaîtra comme une fatalité : « J’ai toujours su que vous revendriez ». (p. 49). Mais cela serait vrai si le monde s’achevait avec ce monde. En fait, cette mort est nécessaire pour qu’advienne la véritable vie. La Baronne a librement offert la sienne en présentant au couteau son sein, métaphore du cœur. Or, l’altérité, le salut fait appel (audace suprême) à un monde d’anges, qui, certes, emprunte – genre littéraire oblige – à la technique autant qu’aux frasques humaine, mais dont les pouvoirs miraculeux et la capacité à narguer la mort, disent assez qu’ils se moquent des lois intramondaines. Désormais la Baronne peut apparaître et, réconciliatrice universelle, permet à l’amour d’enfin triompher.

Cependant, pour accéder à l’amour, Quisaitout doit participer à cette résurrection intérieure. Lorsqu’il reverra la Baronne manifester de l’amour à Grobêta, il sera pris d’un accès d’intense découragement : « je suis seul au monde, ma vie désormais ne sera plus qu’un gouffre de désespoir ! » (p. 67) Ce sera l’humble aveu de son ignorance qui le sauvera. A la pianiste qui lui demande s’il sait jouer du piano, il dira son incompétence totale (p. 69), et à Grobêta qui lui parle de la résurrection de la Baronne, il renoncera jusqu’à l’écran commode du « moisi du roquefort », pour avouer : « Je ne sais pas, je ne comprends rien ». Et Grobêta aura la réponse du principe de réalité : « C’est pas grave du moment qu’elle est là » (p. 71). Voilà pourquoi il peut prendre conscience de l’amour, en prononcer le mot, demander à la pianiste : « épousons-nous ». (p. 70) Il est sauvé. Le remède proposé par Serreau est le « savoir ne pas savoir » (quatrième de couverture). Mais cette nescience est plus humilité qu’entrée dans le scepticisme ou démission.

4) Le combat de Quisaitout

L’angélique Quisaitout dénie sa condition mortelle, et donc son errance, sa faillibilité. C’est à une lutte contre la mort refusée que Quisaitout est convié. Au début, le diablotin donne une extinction de voix à Quisaitout : « la… la… ». La quoi ? Le terme ne sera pas prononcé, parce qu’il ne le peut pas. Mais il s’agit de la mort. Le refus de la mort n’est-il pas autant le signe de la blessure, donc de la discordance, que la blessure elle-même ?

Le chapeau rouge sang, symbole du diablotin qui est d’abord apparu dans les flots déchaînés et emprunte sa figure autant à Quisaitout qu’à Grobêta, donc à tout homme qu’il hante, prendra une indépendance, s’hypostasiera dans la scène du meurtre. Au terme de la traversée du désert, lorsque Quisaitout a humblement reconnu son impuissance, le diablotin redevient un inoffensif chapeau rouge. Désormais, c’est Grobêta qui le porte. Alors, à la toute fin de la pièce, le chapeau rouge finira par tomber des cintres sur le proscénium : le mal est exorcisé, la déchirure intérieure guérie et le diablotin expulsé de ce Quisaitout – qui est tout le monde.

La mort a réintégré la vie, elle ne fait plus peur et n’empêche plus de vivre. Il est possible de chanter : « Adieu la mort, adieu la tristesse […] L’amour triomphe du désert ». La Baronne, l’Amour aimée, que seul le pur Grobêta peut épouser, signe autant que cause mystérieuse de nos pâques et de nos résurrections, réconcilie l’homme avec sa part chtonienne : « Qu’il fait bon vivre sur la Terre ! » (p. 71)

Pascal Ide

[1] Coline Serreau, Quisaitout et Grobêta, Paris, Actes-Sud, 1993.

Monsieur Quisaitout prend son valet Monsieur Grobêta pour un… gros bêta. Mais Monsieur Quisaitout est tombé amoureux d’une jeune aristocrate slave qu’il est bien décidé à retrouver. N’aurait-il pas finalement besoin de l’aide de Monsieur Grobêta…

[/vc_c

Les commentaires sont fermés.