Phantom Thread
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Thème (s):
Amour, Couture, Passion
Date de sortie:
14 février 2018
Durée:
2 heures 11 minutes
Directeur:
Paul Thomas Anderson
Acteurs:
Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville
Age minimum:
Adultes

 

 

Phantom Thread (Le fil caché au Québec), drame britannico-américain de Paul Thomas Anderson, 2017. Avec Daniel Day-Lewis, Lesley Manville, Vicky Krieps.

Thèmes

Amour, couture, passion.

Le huitième opus du cinéaste-scénariste Paul Thomas Anderson parle d’amour. Mais le couturier et son égérie devenue amante s’aiment-ils ? Voire, à l’ombre de cette maison et de son tiers gardien (Cyril), des êtres aussi dissemblables peuvent-ils s’aimer ?

 

Indubitablement, le thème de Phantom Thread rime avec « Je t’aime ». Nous entendons ces paroles prononcées à plusieurs reprises et à des moments décisifs, par la bouche des deux protagonistes. Plus encore, nous le voyons dans la scène de la rencontre, et à d’autres moments, dans la rougeur née du sentiment amoureux si admirablement jouée par l’actrice luxembourgeoise Vicky Krieps et si bellement filmée par Anderson qui s’est passé de son directeur de la photo. Et si le spectateur s’est justement extasié sur cette éclosion de l’émotion qui est passion (« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue »), n’a-t-il pas trop vite oublié la performance – d’autant plus admirable qu’elle est masculine – d’Oleg Menchikov dans une autre histoire d’amour, Est-Ouest (Régis Warnier, 1998), qui, sans mot d’ordre du réalisateur, rosit à plusieurs reprises qui sont autant de moments-clés, notamment l’admirable scène du pardon ?

Plus encore, le film donne à voir l’amour dans de multiples métaphores qui le voilent en le révélant – à l’image de la sexualité qui constitue encore le grand non dit de l’aristocratie puritaine en général et de ce couturier londonien en particulier.

La première métaphore, qui eût enchanté un Milton Erickson, est aussi la plus patente et la plus omniprésente : il s’agit, bien entendu, de la nourriture, ou plutôt du repas. Depuis la perte initiale d’appétit lors du petit déjeuner, qui annonce la disgrâce définitive de la dernière amante-victime, laissant la place vacante pour la suivante, jusqu’à l’ultime « Je commence à avoir faim », qui est l’équivalent galant de la réplique crue, lancée la même année par le héros de Magnolia dans le dernier Kubrick, lui aussi touché dans sa force toute en apparence et en illusion. Entre les deux scènes, les jeux de l’amour et de la haine seront symbolisés dans ceux de l’appétit et de l’indigestion toxique jusqu’à en être potentiellement mortelle.

Le réalisateur file (sic !) une autre métaphore, encore plus transparente au point qu’elle s’imprime dans le titre : la couture. Celle-ci dit d’abord l’éros qui dévêt d’autant plus l’objet du désir que, paradoxalement, dans la première rencontre, il l’habille – de même qu’en retardant la rencontre, il l’avive jusqu’à la rendre exquise. En effet, pour l’œil expert de Reynolds, l’habit est une seconde peau qui ne cherche qu’à valoriser la première. Et cette esthétique érotique se décline de manière gourmande selon la médiation des cinq sens convoqués à l’envi(e !) : depuis le toucher des étoffes soyeuses qui permet à cet homme seulement entouré de femmes de s’approcher au plus près de ses potentielles conquêtes, jusqu’au goût déjà mentionné et son inséparable compagnon, l’odorat que, sans hésiter, Cyril déploie avec les talents d’un nez infaillible de parfumeur, pour évaluer les chances de survie de la prochaine conquête, en passant par une ouïe qui s’acutise avec l’agacement (scène comique du voyage de noces où le si réservé Reynolds ne peut retenir un soupir, autrement dit une insupportable exaspération, lorsqu’il entend son aimé bruisser et imposer une altérité brutalement dégrisante) et enfin la vue dominante au risque d’être dominatrice (autre scène révélatrice où le couturier déjà amoureux dénude le visage de sa future muse de son rouge artificiel pour mieux laisser transparaître le carmin des lèvres).

Non contente de métaphoriser l’éros, la couture révèle aussi la philia (l’amitié). L’étoffe de ces deux existences que tout, ou plutôt beaucoup, oppose, pourront-elles être cousues ensemble ? Ici les images se pressent, depuis la relation sous toutes les coutures jusqu’à l’amour tiré à quatre épingles, en passant par le fil rouge comme la passion…

Enfin, et ce n’est pas la moindre des allégories, même si elle se dissimule davantage : la maison. Le film joue avec insistance sur la polysémie de ce terme qui englobe autant, au sens propre, le bâtiment et l’habitation que, au sens figuré, l’ensemble des personnes employées au service de grands personnages ou une dynastie. Quoi qu’il en soit, hébergeant autant le frère que la sœur, cette maison où ils logent et travaillent de concert, symbolise le monde du même. En effet, c’est au dehors, à la campagne, et même au dehors du cottage de Reynolds que celui-ci rencontre Alma, une première fois par hasard et une seconde, par intention. C’est aussi en expulsant tous les habitants de la maison, l’encombrante sœur y compris, que la jeune femme exprimera son amour dans un dîner dont la déstabilisation est proportionnelle à l’altérité. Dans cette demeure enfin vidée du même pour mieux accueillir l’autre, la première question de Woodcock perdu face à son amante éperdue sera : « Où est Cyril ? ». Donc le cri appelant le retour si sécurisant de l’identique… En sa projection diachronique, le même synchronique s’identifie objectivement au passé et subjectivement au misonéisme ; or, cette maison est surpeuplée de fantômes, qui sont autant de fils momifiant l’avenir et dont le plus inquiétant est la figure de la mère adorée depuis longtemps disparue et pourtant si douloureusement manquante.

 

Mais Reynolds peut-il aimer ? C’est ici que nous nous détachons, au moins partiellement et au début, du propos quelque peu complaisant du réalisateur et, plus encore, d’avis critiques qui ont admiré cette vision de l’amour entre le Rebecca de Hitchcock et l’Albertine disparue de Proust. La suspicion psychanalytique a trop égalisé l’amour à la passion, celle-ci à la fusion, elle-même prélude de la fission.

Écartons d’emblée l’accusation de personnalité narcissique. Même si le pygmalion se reflète dans le miroir que lui tend son égérie, il est capable de remercier, de s’attacher, de ressentir de la douleur et, nous allons y revenir, de la culpabilité, voire, de reconnaître certaines fautes et donc de dépendre d’autrui (« J’ai commis une erreur monumentale. J’ai besoin de ton aide »). En refusant ce diagnostic psychiatrique, disparaît aussi dans son sillage l’ombre de Rebecca qui, en elle-même ou par Miss Denvers interposée, est une prédatrice, voire une perverse hautement toxique (je me permets de renvoyer à la fiche sur le roman de Daphnè du Maurier, que suit le film éponyme).

L’égotisme de Reynolds cousine plutôt avec perfectionnisme. Cette hyperexigence est diagnostiquée dès la première image – « C’est peut-être l’être le plus exigeant qui soit », affirme sa femme en voix off –, et soulignée par une première scène d’anthologie où tout exprime ce tout-contrôle depuis la gestualité très mesurée du rasage et de l’habillement, jusqu’à sa communication à l’intégralité du personnel qui, selon de multiples rituels très cadencés et très sécurisants, attend, puis pénètre en silence dans chacune des pièces pour s’y adonner sans tarder à son travail, en passant par le reflet de ce perfectionnisme en Cyril qui est le dédoublement (plus que l’imitation contagieuse) de son frère.

Dès lors, la question rebondit : Reynolds peut-il se libérer de cette tyrannie surcontrôlante ? Celui qui adore son œuvre et, à travers elle, sa propre personne, pourra-t-il assez sortir de lui-même et briser sa propre idole pour rencontrer l’autre ? Sans psychologiser, Anderson donne à voir le mécanisme sous-jacent de celui qui refuse toute nouveauté (la mode future est vertement renvoyée par un retentissant « Fucking chic ! ») et maîtrise tout débordement (à commencer par celle des humeurs corporelles, en demandant à son épouse de s’éloigner). Qui ne reçoit rien ni personne (même le médecin, alors qu’il est aux portes de la mort), est-il capable de donner et donc d’aimer ?

Ce sera justement en consentant à cette perte de la toute-maîtrise, et donc de cette image idolâtrique de sa propre force, que le héros naîtra à l’amour véritable. Précisons toutefois. Non, les deux empoisonnements, involontaire, puis intentionnel, ne sont en rien des facettes de l’amour qui, prétendument, hébergerait les cinquante nuances du sado-masochisme. Oui, Reynolds a assez intériorisé le contrôle et, en cas d’échec, la culpabilité infinie qu’il engendre, pour les retourner contre lui avec la même illimitation. Or, dans sa psychologie morbide, il n’a pas trouvé d’autres moyens que cette autopunition sans mesure pour enfin brider ou plutôt briser les multiples mécanismes de défense qu’il a élevés depuis des décennies entre lui et lui-même, avant qu’entre lui et l’autre – et cela, sans jouissance, ce qui contredit l’interprétation érotique de la perversion. La question est de savoir si, en rompant ces murs intérieurs, il se rencontrera encore lui-même ou accédera enfin à l’aimé. Et le travail de décentrement de soi vaut tout autant pour Alma qui, lorsqu’elle attente à la vie de son amant pour broyer son orgueil (« Je veux que tu te retrouves à terre », donc au plus près de l’humus, terreau de l’humilité), oppose à la violence dominatrice la violence annihilatrice. Si son acte ne dit pas sa vengeance et encore moins une complaisance destructrice, il relève encore de la logique de la possession.

Heureusement, le film, en ses dernières images, laisse croire (au sens le plus élevé du terme) au second membre de l’alternative. De même qu’il coud secrètement dans les doublures des robes qu’il crée, une partie de l’autre aimée (comme un message ou une mèche de cheveux), de même et à l’inverse, en renonçant à son rituel fétichiste, Reynolds cesse de vivre sa relation à l’autre sous le mode de l’introjection dévorante. De son côté, Alma découvre la sagesse de la maturité (« Je suis plus âgée et je te comprends enfin »), qui est aussi l’entrée dans le sens du bien commun (« Je prends soin de tes robes »). La somme apparemment incommensurable de ce « je » et de ce « tu » si hétérogène naît enfin à la fécondité d’un « nous » qui se visibilise dans un enfant.

 

Si certains sont fascinés par l’étymologie grossière du patronyme de Reynolds, a-t-on assez prêté attention au prénom singulier de celle qui s’appelle autant « âme » que « pureté » ou « mère nourricière » ? Cette ambivalence se retrouve chez la sœur, jusque dans son prénom androgyne, qui est autant capable de surprotéger son frère que de menacer de le détruire, d’expulser les rivales trop durables que de les garder contre la destructivité de son frère.

Cette ambiguïté oscillant entre bien et mal est peut-être la plus belle leçon de ce film qui a eu le courage de choisir, ultimement, le chemin d’un amour où la passion converge avec le don. Moralement neutre, mais psychologiquement attirante jusqu’à l’enivrement, celle-ci requiert l’engagement d’une liberté qui la mettra au service soit de la captation, soit de l’oblation. Un fil fantôme est autant un fantôme qui hante l’ego qu’un fantôme qui ente un tissu sur l’autre. L’amorce, non d’un drame, mais d’une trame conjugale…

Pascal Ide

Au début des années 50, après la fin du Blitz. Chaque matin, selon un rituel minuté, Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) s’habille et se prépare minutieusement dans sa belle demeure de l’Ouest londonien, qui est aussi la maison de couture qu’il codirige avec sa sœur Cyril (Lesley Manville). Puis il prend son breakfast en compagnie de sa conquête du moment et Cyril, qu’il appelle affectueusement « my old so and so » (« ma vieille ça et ça »), alors que les employées se distribuent dans les salles-ateliers de couture par un étroit escalier. Son petit-déjeuner achevé, le couturier vient évaluer le travail, n’hésitant pas à féliciter le cas échéant, avant que n’arrivent pour l’essayage les dames de l’aristocratie anglaise (et même son altesse royale), mais aussi une princesse belge, une millionnaire texane, etc.

Voyant son frère fatigué, mais souhaitant peut-être aussi se débarrasser de sa nouvelle conquête qui déjà le lasse, Cyril envoie Reynolds dans leur cottage. Sur la route, le couturier arrête sa voiture de sport devant une auberge de campagne et, contrairement à son habitude, commande un petit-déjeuner pantagruélique. Avant de prendre la commande de l’arrivant, une serveuse au léger accent germanique, Alma (Vicky Krieps), attire involontairement son attention non pas tant par la maladresse qui la fait trébucher et se rattraper, que par l’émotion qui la fait rougir et le charme indéfinissable qui se dégage d’elle. De cette rencontre des plus improbables naît la passion la plus impétueuse – cette épithète devant être conjuguée avec l’extrême réserve du milieu aristocratique (et, Dieu soit loué !, celle de la photographie). Mais ce célibataire endurci qui multiplie les conquêtes d’un jour, peut-il aimer jusqu’à s’engager, comme le souhaite ardemment Alma ?

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