Miss Sloane
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Date de sortie:
8 mars 2017
Durée:
2 heures 12 minutes
Directeur:
John Madden
Acteurs:
Mark Strong, Sam Waterston

 

 

Miss Sloane, film franco-américain de John Madden, 2016. Avec Jessica Chastain, Mark Strong.

Thèmes

Manipulation, gagnant.

Encore plus intéressant que le film lui-même (1) est le film que celui-ci se fait à lui-même (2)…

1. Les scénarios d’arnaque, on le sait, sont désormais fondés sur une double manipulation qui construit la joie et la réussite de la seconde sur la tristesse et l’échec de la première.

La première astuce est l’histoire même racontée par le film. Le principe en est donné dès le point de départ du film (« Le lobbying anticipe les coups des l’adversaire. Il s’agit de surprendre sans se laisser surprendre »). Et nous ne commençons à en mesurer tout le machiavélisme qu’à mi-chemin, lorsque nous découvrons, avec la même stupéfaction que Rodolfo, que ce génie de l’influence qu’est miss Sloane travaille en sous-main et de manière totalement illégale avec une autre équipe composée d’anciens de la NSA…

Mais cette première arnaque déjà astucieusement montée est elle-même au service d’une seconde dont le spectateur est ici la dupe. Pour un habitué, une astuce scénaristique attire aussitôt l’attention : le film est construit sur le principe du flashback, c’est-à-dire des constants allers-retours entre le présent et le passé ; or, autant le présent est dramatique, autant le passé est idyllique. Tout semble donc de prime abord signaler la structure habituelle des films d’arriviste que résume le titre à double volet : grandeur et décadence, c’est-à-dire grandeur passée, préparant la décadence présente – le point de départ dans le sombre aujourd’hui soulignant d’entrée de jeu un certain pessimisme et déniaisant le spectateur tout en le rendant complice. Un exemple parmi beaucoup est Casino (drame américain de Martin Scorsese, 1995) qui, dès le générique, sur fond de la Passion selon saint Matthieu, en offrait le symbole dans le corps du héros, Sam «Ace» Rothstein (Robert de Niro), victime d’un attentat, montant (grandeur) et descendant (chute) dans les airs.

Sauf que ce qui s’annonce comme une vision-version cynique de la manigance des ripoux n’a d’autre intention que de pigeonner non plus le héros du film, mais le véritable héros qui, en ces temps mercatiques, fait face au film : le spectateur soi-même. De fait, le scénario n’est pas construit en miroir, mais en triface, le troisième temps mettant en scène la double victoire finale du génie de la machination, sur son apparente défaite programmée et sur notre fausse croyance. De sorte que la structure du temps n’est pas seulement rétrospective et retournée (présent vers le passé), mais aussi prospective et enveloppée (l’arnaqueur anticipe l’avenir) : miss Sloane ne maîtrise le terme qui semblait totalement lui échapper que parce qu’elle l’a prévu depuis l’origine. Et même si – à l’instar, par exemple de The game (Thiller américain de David Fincher, 1997) –, nous ne cessons de nous imaginer la machination, celle-ci est si bien montée (sic !) et va si loin dans la chute, que le spectateur peine à croire à un possible retournement. Ne boudons pas notre plaisir et soyons bons joueurs : si la structure ternaire est attendue, nous ne nous doutons vraiment pas de quel côté le retournement final arrive ; si le scénario sacrifie à la happy end hollywoodienne, la morale est sauve – East coast oblige ! – : l’héroïne paiera cher son triomphe par quelques années de prison.

2. Mais à notre tour, interrogeons le film et rendons lui la monnaie de sa pièce, selon le principe du zoom arrière qu’il nous a lui-même appliqué. Autrement dit, le scénario ne serait-il pas dupe d’une intime contradiction ?

Pour bien le comprendre, il faut repartir du personnage central. Le film dresse avec une précision clinique – à laquelle Jessica Chastain, presque omniprésente, offre son charme, sa présence et sa conviction, forte et fragile – un des tableaux les plus achevés de personnalité gagnante, ce profil qui fascine tant les Étatsuniens. Aucun trait ne manque au tableau : le besoin compulsif de réussir ; l’absence totale d’échec dans son parcours, le permis de conduire étant d’autant moins une ratée qu’il est avoué sans état d’âme ; le goût du défi (jusqu’à quitter la puissante firme pro-arme où elle travaille, pour rejoindre l’organisme concurrent au budget beaucoup plus modeste) ; l’exaltation dans l’affrontement (comme en témoigne la scène jubilatoire à la télévision) ; le souci extrêmement travaillé du look (dans le film, Liz porte-t-elle deux fois la même robe ?) ; l’énergie indomptable (depuis la petite enfance où elle s’est opposée à sa maîtresse) ; le sacrifice de sa santé et de sa vie privée pour ses objectifs ; la séduction en paroles et en actes, non sans une sincérité au moins temporaire ; la mise à mort symbolique sans état d’âme et sans appel de tous les opposants ; l’indépendance farouche corrélé à un besoin inextinguible d’être admirée ; le montage minutieux d’un stratagème, prévoyant jusqu’au scrupule. Et peut-être, plus encore, le mensonge, ici cultivé comme un art et justifié par son histoire (« Je fus élevée dans un univers de mensonge ») ; le maquillage permanent de la vérité, même aux plus proches. De ce dernier point de vue, ne nous trompons pas sur la nature et la portée de cette mystification. Elle ne touche pas seulement ni d’abord aux moyens mis en œuvre, mais à la propre personne de Miss Sloane : au fond, celle-ci ne sait pas qui elle est. La dissimulation atteint une dimension ontologique. De qui miss Sloane est-elle le nom ? Quelle personne habite ce personnage de working machine, une wonderwoman qui entraîne les autres dans son mirage sans rivage ? La conséquence en est une inquiétante schizoïdie : le trop plein de sa vie de femme d’affaire masque une effrayante vacuité ; le brillant presque aveuglant camoufle un abîme sans fond. Certes, à plusieurs reprises, elle paraît sans détour et sans fard : avec Esme, elle reconnaît qu’elle l’a manipulée ; avec Forde, elle consent un moment à décloisonner sa vie. Mais cette vérité passagère n’est qu’au service de sa stratégie guerrière. Et lorsqu’enfin, dans la seule scène où elle apparaît sans fard, elle s’effondre, ce n’est pas pour une raison morale (par exemple, face à son utilitarisme généralisé qui transforme toute personne en un moyen pour son avancement), mais pour une raison existentielle : le vide de sa vie.

Elizabeth Sloane concrétise à ce point le paradigme du winner-killer qu’elle dérive vers et sombre dans sa pathologie psychiatrique : la personnalité narcissique (qui n’est pas le pervers ou la perverse narcissique…). De fait, ce mercenaire en tailleur nourrit une image très valorisée d’elle-même et de ses talents, fait graviter tout son monde autour d’elle, clive son entourage entre les admirateurs et les adversaires, transgresse allègrement et presque systématiquement les lois, ignore la gratitude, camoufle, divise et altère sans scrupule l’information, est insensible à la souffrance de l’autre (et, si elle manifeste une empathie, c’est toujours pour mieux manipuler l’autre), possède un long passé de ruse, etc.

Or, – et c’est ici que nous nous heurtons au paradoxe, voire à l’impossibilité psychologique – nous assistons dans les scènes finales à un spectaculaire retournement moral – au sens propre du terme, une conversion. En effet, Liz reconnaît avec une lucidité qui exclut toute excuse ses fautes morales : l’instrumentalisation et la trahison de ses amis de confiance, l’immolation de la cause de la non-violence à son égocentrisme, le risque mortel qu’elle a fait encourir à ses associés. Qui dit mieux ? Selon un procédé magnifié par Phonegame, la cour devient le lieu d’un aveu d’autant plus irréversible qu’il est multiplié par les médias. La publicité de la contrition paraît proportionnelle à la gravité de la faute. Le puritanisme protestant semble compenser l’efficacité de la confession privée que Dieu en personne offre au pénitent, par une absolution publique. L’extension horizontale du public cherche à égaler le pardon vertical. Prolongeant la foule bouleversée d’une si sincère reconnaissance de ses péchés, le spectateur continental, quoique peu coutumier de ces débalages indiscrets, ne peut s’empêcher de se sentir touché par ce complet revirement.

Au point qu’il n’en voit pas l’impossibilité. D’une impossibilité non pas extérieure (tel le deus ex machina dont abusait Molière ou Ponson du Terrail), mais intérieure. Il y va, en effet, de la cohérence humaine et psychologique du personnage de Liz Sloane. La clinique nous l’assure : aucun cas de réversibilité d’une personnalité narcissique n’a été observé dans la littérature. Et le simple bon sens le confirme : comment une personne qui, depuis le plus jeune âge, a vécu dans le mensonge, subi puis agi, mis en place des stratégies de survie, qui l’ont totalement divisée, déconnectée d’elle-même et ôté toute réelle intériorité, pourrait-elle en si peu de temps reconnaître tous ses torts, abandonner sa précédente existence (selon la superbe formule de Liz : « Il vaut mieux tuer sa carrière que laisser la carrière vous tuer »), troquer toute apparence pour la laideur d’un informe habit de prisonnière, passer d’un asservissement de tout son entourage à un service d’entraide d’autrui ?

Certes, l’on peut comprendre que Miss Sloane ait été touchée par le témoignage inattendu de Forde. Toutefois, bien que très salutaire, l’aide d’un escort boy qu’elle n’aime pas, ne saurait expliquer la spectaculaire métamorphose de la louve féroce en larmoyante agnelle. Comment un acte ponctuel aurait-il la puissance de combler une archaïque béance narcissique et transformer une structure psychique mise en place depuis si longtemps pour assurer sa survie ? D’autant que l’affaissement de toutes ses défenses se paierait du très probable enfoncement dans une dépression profonde que dément sa bonne mine relevée par l’avocat lors de sa visite à la maison d’arrêt fédéral du Maryland. D’ailleurs, le film n’est-il pas victime d’une autre incohérence en soulignant depuis la première image qu’Elizabeth, que sa structure psychique affranchit de tout respect des normes, garde sa conscience morale – le tout sur fond d’attaque politiquement correcte de la complicité violente des républicains pro-armes ?

Demeure donc une ultime question. Le cinéaste nous a manipulés : la passion, ici de compassion, qui soulève le spectateur, aveugle la raison et lui impose sa loi qui est celle de l’immédiateté et de la toute-puissance. Mais en nous manipulant, il a lui-même brouillé la consistance de son héroïne. Comment le scénariste a-t-il pu lui-même être dupe d’un paradoxe qui, sitôt nommé, impose son évidence ? Comment, après avoir brossé avec autant de brio et de rigueur ce masque de gagnante et de tueuse, l’arracher sans entraîner l’effondrement du personnage qui s’y est identifié ?

Je ferai une hypothèse empruntée à l’un des meilleurs spécialistes de l’ennéagramme (un puissant outil de connaissance de soi et de développement personnel), Claudio Naranjo. C’est lui qui, le premier, a corrélé les neuf types classées par l’ennéagramme aux personnalités difficiles classés par le manuel de psychiatrie aujourd’hui employé dans le monde entier. Or, dans cette corrélation, manque étrangement l’un des neuf types (ou bases) : le (la) 3 ! Comment le comprendre ? Le psychiatre chilien émet la supposition suivante qui ne manque pas de profondeur : ce sont les médecins américains qui ont principalement œuvré à l’élaboration de ce manuel ; or, s’il y a un sens à parler d’une identité nationale (Hegel parlait d’un Volkgeist, un « esprit d’un peuple »), le surmoi étasunien est celui du 3. Au nom de la loi générale qui veut que nous soyons victimes d’un important angle mort : de même que, pour nous, êtres incarnés, notre visage n’est connaissable que par la médiation d’un miroir, de même, notre psychisme n’a accès à sa profondeur que par l’entremise d’un autre. Voilà pourquoi nous sommes aveugles à nous-mêmes. Exit la transparence à soi-même que revendiquait le cogito cartésien et qu’a déconstruit avec raison (!) la psychanalyse freudienne. Or, Miss Sloane épouse du dedans la personnalité du battant qu’est le type 3. Comme l’héroïne qui se cache à elle-même ce qu’elle est, au point d’être en déficit radical d’identité et devenir un diable habillé en prada, ce film si américain participe à la cécité générale de son pays d’origine.

3. Miss Sloane se présente donc comme un triple emboîtement : le premier qu’ignorent les protagonistes de l’histoire, miss Sloane exceptée, ce qui en fait toute sa malsaine jouissance ; le deuxième qu’ignore le spectateur et fait toute sa joie à l’arrivée ; le troisième qu’ignore le scénariste lui-même et fait toute sa confusion…

Pascal Ide

Madeline Elizabeth « Liz » Sloane (Jessica Chastain) est une lobbyiste très réputée et sans scrupules qui opère dans les coulisses de Washington. Elle est approchée par le représentant du lobby des armes à feu, Bob Sanford (Chuck Shamata) qui lui propose de mener la campagne contre le projet de loi Heaton-Harris qui prévoit d’étendre le contrôle des antécédents psychiatriques des acheteurs à toutes les ventes d’arme à feu, notamment en courtisant l’électorat féminin. Contre toute attente, elle rejoint le cabinet beaucoup moins fortuné de Rodolfo Schmidt (Mark Strong) qui, lui, mène campagne en faveur du texte et doit convaincre seize sénateurs. Si miss Sloane démissionne pour des raisons éthiques, elle semble aussi grisée par ce défi, le plus difficile de toute sa carrière. Elle multiplie les manigances, allant jusqu’à sacrifier un membre de son staff, Jane Molloy (Alison Pill), qui, pour se venger, s’acoquine au camp adverse, manipuler sa plus proche collaboratrice qui lui voue une admiration sans borne, Esme Manucharian (Gugu Mbatha-Raw) et cacher à son employeur ses manœuvres les plus tordues. Par ailleurs, travaillant seize heures par jour, sous psychostimulants (dont la consommation est elle-même sous contrôle médical), elle fait le choix de renoncer à toute amitié, toute vie sentimentale et réduit sa vie privée, soigneusement cloisonnée, aux rencontres d’un gigolo, Forde (Jake Lacy), qui ne semble pas indifférent. Par ses manœuvres, elle s’attire une haine sans merci de ses adversaires qui s’attaque avec efficacité à sa vie privée, et un rejet croissant de ses proches qui se sentent instrumentalisés par son ambition sans limite. Miss Sloane pourra-t-elle résister à une pression qui l’isole de plus en plus ?

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