Les vestiges du jour
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Pays:
Américano-britannique
Thème (s):
Amour, Devoir d'état, Perfectionniste
Date de sortie:
23 février 1994
Durée:
2 heures 14 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
James Ivory
Acteurs:
Anthony Hopkins, Emma Thompson, James Fox
Age minimum:
Jeunes et adolescents

Les vestiges du jour (The Remains of the Day), drame américano-britannique de James Ivory, 1993. Inspiré du roman éponyme de Kazuo Ishiguro, Les vestiges du jour, 1990 : trad. Sophie Mayoux, coll. « Les romans étrangers », Paris, Presses de la Renaissance, 1990. Avec Anthony Hopkins, Emma Thomson.

Thèmes

Amour, perfectionnisme, devoir d’état.

Rappelons en quelques mots l’histoire de ce beau roman porté au cinéma par le plus anglais des cinéastes américains, James Ivory. Mr Stevens, lors de l’été 1956, quitte Darlington Hall, pour l’ouest de l’Angleterre. Ce majordome, fils de majordome qui ignore l’usure du temps, n’a jamais pris de vacances en trente-cinq années de service. D’ailleurs, c’est pour une raison professionnelle qu’il vient rejoindre Miss Kenton, autrefois gouvernante du château et qui s’est aujourd’hui mariée. Miss Kenton devenue Mrs Benn a naguère aimé en silence Mr Stevens.

Une fois n’est pas coutume, j’analyserai la scène finale du film à partir du roman d’Ishiguro. Celui-ci a l’audace de faire parler Stevens à la première personne, ce qui rend l’écriture encore plus difficile et l’impact plus profond. Dans l’échange avec Mrs. Benn, dans les quelques mots de la fin, tout ose enfin se dire. Mr. Stevens, citant la lettre de l’ex-gouvernante, se prévalant de leur vieille amitié, bref, multipliant les protections, se permet alors de demander : « J’ai l’impression que vous êtes malheureuse ». Après quelques répliques cryptées, Mrs Benn laisse tomber son masque et offre une confidence aussi inattendue qu’espérée : « Pendant longtemps, j’ai été très malheureuse, vraiment très malheureuse. Mais les années se sont écoulées, il y a eu la guerre, Catherine a grandi, et un jour, je me suis aperçue que j’aimais mon mari. […] Mais ça ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y a pas de temps à autre, des fois – des moments de grande tristesse – où on se dit en soi-même : ‘Quel terrible gâchis j’ai fait de ma vie’. Et on se met à penser à une vie différente, à la vie meilleure qu’on aurait pu avoir. Par exemple, je me mets à penser à la vie que j’aurais pu avoir avec vous, Mr. Stevens ». Et d’ajouter finement : « Et je suppose que c’est dans ces moments-là que je me fâche pour une vétille et que je pars ». Cette colère contre soi et contre les autres révèle sans doute la blessure. Toutefois, aussitôt le sens du devoir intervient : « Mais chaque fois que je le fais, je me rends compte avant longtemps que ma juste place est aux côtés de mon mari ». Cette belle résolution ne va néanmoins pas sans un certain fatalisme : « Après tout, on ne peut plus faire tourner les aiguilles dans l’autre sens, maintenant ». (p. 260)

L’épanchement appelle l’épanchement. Ces réflexions plongent Mr. Stevens dans un profond silence. Puis, à son tour, il ose l’aveu lui aussi tant désiré : « Comme vous pouvez vous en douter, leur portée était de nature à susciter en moi une certaine douleur. En vérité – pourquoi ne pas le reconnaître ? –, à cet instant précis, j’ai eu le cœur brisé ». (p. 261) Mais sa maîtrise de lui est tellement grande qu’« avant longtemps », il arrive à sourire. « Vous êtes tout à fait dans le vrai, Mrs. Benn. Comme vous le dites, il est trop tard pour faire tourner les aiguilles dans l’autre sens ».

Lorsque le car arrive, les yeux de celle qu’il appelle encore Ms. Kenton sont remplis de larmes. Toujours tourné vers l’autre, Mr. Stevens conseille délicatement : « Vous devez faire tout votre possible pour que ces années soient heureuses pour vous et votre mari. Peut-être ne nous reverrons-nous jamais, Mrs. Benn, et c’est pourquoi je vous demande de tenir bien compte de ce que je vous dis.

– Entendu, Mr. Stevens, je vous remercie. Et merci de m’avoir amenée ici en voiture. C’est très gentil à vous. Cela m’a fait grand plaisir de vous revoir.

– J’ai été très heureux de vous revoir, Mrs. Benn ». (p. 261 et 262)

Tels seront les derniers mots qu’échangeront ces personnalités pudiques jusqu’à l’introversion.

Mais il appartient à un inconnu de tirer la morale de l’histoire, ou plutôt de lui donner son véritable épilogue, non dénué d’espérance (p. 262 à 268). Un homme d’environ soixante-dix ans, plutôt ordinaire, s’asseoit sur le banc, à côté de Mr. Stevens et se met à bavarder avec lui. Celui-ci a le cœur tellement brisé qu’il se laisse aller – pour la première fois de sa vie – à la confidence. Voici la confession décisive : « Le fait est […] que j’ai donné à Lord Darlington tout ce que j’avais de mieux, et maintenant – eh bien… – je m’aperçois qu’il ne me reste pas grand chose à donner ». (p. 264) Stevens en déduit l’explication de ses multiples fautes : malgré les efforts, « des erreurs de plus en plus nombreuses apparaissent dans mon travail » (p. 265).

Mais est-ce la véritable raison de sa brisure ? La source vive du don est-elle tarie ou plutôt ensablée ? S’adonner de tout cœur à son travail peut-il combler un cœur fait pour se donner ? En refusant d’accepter l’amour que lui porte la future Mrs Benn et en cuirassant son cœur contre l’amour qu’il peut et veut secrètement donner, comment Mr. Stevens ne s’épuiserait-il pas ? Toutefois, comment pourrait-il s’avouer qu’il attend un retour autre que la satisfaction du devoir d’état accompli, n’est-ce pas toutefois l’attente de ce retour qui opère aussi en sous main ?

Mr. Stevens essaie alors de justifier l’attitude du comte et, derrière cette interprétation, la sienne propre : « Lord Darlington n’était […] pas du tout un mauvais homme. Et au moins a-t-il eu le privilège de pouvoir dire à la fin de sa vie qu’il avait commis ses propres fautes. Sa Seigneurie était un homme courageux. Il a choisi un certain chemin dans la vie, il s’est fourvoyé, mais il l’a choisi lui-même, il peut au moins dire ça. Pour ma part, je ne suis pas en mesure de le dire. Vous comprenez, j’ai eu confiance. J’ai fait confiance à la sagesse de Sa Seigneurie. Au long de toutes ces années où je l’ai servi, j’ai été convaincu d’agir de façon utile. Je ne peux même pas dire que j’ai commis mes propres fautes ».

La réponse de l’homme est pleine de bon sens : « Arrêtez de regarder en arrière, ça va fatalement vous déprimer ».

Mr. Stevens cherche-t-il à se déculpabiliser ? Face à une personne qui ne le juge ni ne le jauge, il cherche plutôt à se comprendre et à se dire. Lorsque l’inconnu sera parti, il expliquera son passé par une sorte de fatalisme qui n’est pas sans liberté : que faire d’autre, en cette vie, « que d’abandonner notre sort entre les mains de ces grands personnages situés au moyeu de la roue du monde ». Alors, « si quelques-uns d’entre nous sont prêts à donner une partie de leur vie en sacrifice pour réaliser de telles aspirations, ce fait est assurément en lui-même, quelle que soit l’issue finale, une cause de fierté et de contentement ».

Enfin, l’inconnu adresse une remarque là encore empreinte de sagesse que Stevens lui-même se plaît à souligner : « Il faut que vous preniez du plaisir. Le soir, c’est la meilleure partie du jour. […] Vous pouvez vous détendre maintenant, et prendre du plaisir ».

Avec l’exquise politesse qui est la sienne, Mr Stevens quitte l’inconnu et reprendra pour lui ces deux remarques, l’une tournée vers le passé et l’autre vers l’avenir. Remarquant des personnes en train de se parler avec légèreté, alors qu’elles ne semblent pas se connaître, le majordome prend alors conscience qu’il n’a pas assez appris à badiner : « Il est peut-être temps, décidément, que j’envisage toute la question du badinage de façon un peu plus enthousiaste ».

A-t-il donc oublié Miss Kenton ? Que non pas. C’est en soirée, lorsqu’il aurait dû savoir quitter son travail, badiner joyeusement et s’ouvrir à l’autre et à l’amour, que le majordome, par perfectionnisme sans doute, par formation réactionnelle et évitement de la libido, probablement, par sens du sacrifice et abnégation, indubitablement, ne sait pas dépouiller sa livrée pour se livrer à l’homme qu’il est. C’est lors de ces moments décisifs qu’il a, à chaque fois, manqué l’occasion plusieurs fois offerte, de découvrir l’amour de Miss Kenton. Certes, les événéments l’ont souvent contraint à préférer son devoir à son bonheur. Mais les causes ne sont-elles qu’extérieures ? Outre son hyper-exigence auto-martyrisante et un surmoi tout-puissant, Mr Stevens a aussi librement décidé d’accomplir en permanence son devoir professionnel à la perfection. Cette tardive prise de conscience (« Ce n’est pas un centre d’intérêt si stupide – surtout s’il s’avère que le badinage est la clef de la chaleur humaine ») suscite une espérance dans le cœur du majordome. Certes, celle-ci est encore toute orientée vers sa profession, mais elle permet de surmonter le brisement du cœur. Mr Stevens a trouvé un sens à la tristesse qui l’accable : le badinage sera au service de son travail qu’il n’a jamais quitté, car on ne quitte jamais la finalité ultime de sa vie, mais il aura droit à l’existence : « Quand je rentrerai demain à Darlington Hall […], peut-être me mettrai-je au travail avec un zèle renouvelé. J’espère donc que lorsque mon employeur reviendra, je serai à même de le surprendre agréablement ».

Le plus beau moment de la journée est la soirée, observait l’inconnu assis sur le banc : « Il soutenait, explique Stevens, que pour un très grand nombre de gens, le soir était la meilleure partie de la journée, la partie dont ils attendent le plus la venue ». (p. 262) Autrement dit les vestiges du jour, The remains of the day…

Pascal Ide

En 1959, Miss Kenton écrit à son ancien chef, Mr Stevens (Anthony Hopkins), au sujet de la mort récente du maître de celui-ci, Lord Darlington (James Fox), un comte anglais ; ils ont été tous deux à son service avant-guerre, elle comme intendante et lui comme majordome. Elle évoque aussi un scandale qui a éclaté après la guerre ayant impliqué le comte. Afin d’aller rendre visite à Miss Kenton, Stevens obtient un congé de son nouveau patron, riche américain nommé Jack Lewis (Christopher Reeve), qui a racheté le domaine Darlington. Chemin faisant, dans la vieille limousine Daimler que Lewis lui a prêtée, Stevens repense au jour de 1936 où il a engagé Miss Kenton.

En 1936, le majordome Stevens, responsable de toute la domesticité du domaine Darlington, fait engager son père au passé prestigieux comme majordome-adjoint et une efficace Miss Kenton comme intendante. Celle-ci va se révéler excellente professionnelle, admiratrice des qualités réelles de Stevens bien que parfois en conflit avec lui. Celui-ci – quadragénaire consciencieux, réservé, témoignant d’une autorité naturelle – a totalement intériorisé les devoirs de sa charge sur laquelle il centre son existence. Appréciant réellement la personnalité et la compagnie de Miss Kenton, il se refuse d’y voir une autre raison que professionnelle.

Toujours en 1936, le comte organise à Darlington une conférence internationale : l’Allemagne souhaite recouvrer sa dignité d’antan et se remilitariser (dans le livre, cette conférence a lieu en 1923 ; en 1936, non seulement l’Allemagne était déjà remilitarisée, mais appuyait la guerre d’Espagne de toute sa force aérienne). Ses invités et lui désirent la soutenir politiquement. Seul un membre du Congrès américain, le sénateur Lewis, se manifeste fermement contre la menace nazie. Les intervenants présents, dont le Français Dupont d’Ivry, sont même accusés par Lewis d’être de simples « amateurs » dans un monde régi désormais par une cynique realpolitik. Stevens gère la logistique de cette manifestation avec une telle implication que le décès de son père, survenant au même moment, passe au second plan, à la grande admiration du père pour son fils, et avec l’aide discrète et dévouée de Miss Kenton.

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