Lara Croft Tomb Raider. Le berceau de la vie
Loading...
Pays:
Américain, Britannique, Japonais, Allemand
Année:
2003
Thème (s):
Justicier, Morale, Puissance
Durée:
1 heures 57 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
Jan de Bont
Acteurs:
Angelina Jolie, Gerard Butler, Djimon Hounsou
Age minimum:
Adolescents et adultes

 

 

Lara Croft Tomb Raider. Le berceau de la vie, film d’aventures américain de Jan de Bont, 2003. Avec Angelina Jolie, Gerard Butler, Djimon Hounsou.

Thèmes

Puissance, morale, justicier.

    ab title= »Critique longue » tab_id= »1417642379-2-33″]

    Disons-le sans détour, voire à la hussarde : le récit ne présente guère d’intérêt ; répétons ce que disait l’introduction, le voisinage de grands films comme ceux de Rohmer ne signifie en rien une parenté dans la profondeur. Certes, depuis le premier épisode de la série, la trame narrative s’est enrichie (sans grande difficulté : le précédent tournait autour de trois scènes centrales spectaculaires vaguement reliées par des scènes de remplissage !), les personnages se sont multipliés et épaissis ; bref, on est sorti du rythme game-boy pour accéder à une plus grande rigueur narrative. Pour autant, le récit échappe encore difficilement à la logique, proche de l’incohérence, du « copier-coller ». On peut le regretter : la double figure de la boule et de la boîte, le contraste de la lumière et de la musique, l’opposition encore plus forte du berceau de la vie avec la boîte de la mort qui le contient, autant de symboliques qui, exploitées, auraient pu donner de l’épaisseur au récit. Seulement, il aurait fallu que ces multiples idées heureuses soient ressaisies dans un récit qui leur aurait donné une signification en les intégrant dans une narration unifiée. Comme trop de blockbusters américains, le film demeure un prétexte pour une succession de scènes spectaculaires qui sont autant de sacrifices du symbolique à l’imaginaire, donc de l’unité supérieure qui fait sens au multiple dispersé qui plaît aux sens (seuls). De plus, si l’intrigue est souvent ingénieuse, il demeure que la fin est invariablement la même : le monde sera sauvé, de justesse, le méchant sera puni, cruellement, et la belle héroïne s’en sortira, à peine égratignée. Les obstacles se multiplient, Lara risque sa vie à de multiples reprises ; mais comment trembler, quand on sait que cette existence demeure intouchable ? Le spectateur hérite de la toute-puissance de l’aventurière, donc de son insensibilité.

    Le problème – et l’intérêt – est ailleurs et touche directement le sujet de ce livre. Posons-le sous la forme d’une question : quel homme ne rêverait d’épouser une femme jeune, intelligente, cultivée, autonome, voire volontaire, belle, riche, autant d’adjectifs qui peuvent être dopés d’un « très » sans exagération ? J’oubliais : célibataire. Cette rare créature existe : elle s’appelle Lady Lara Croft. Mais la question est en réalité inverse : Lara veut-elle rencontrer l’autre ? Voire, le peut-elle ? La réponse n’est pas si simple qu’il y paraît.

    Pour trois raisons, narrative, psychologique, mythologique, Lara Croft ne rencontre pas l’homme. Elle n’a cependant pas fermé toutes les portes. Reprenons brièvement le triple point de vue.

    Tout d’abord, le film ne nie pas toute évolution chez Lara. C’est ce qu’atteste la différence, somme toute éloquente, entre l’une de ses premières phrases – « Tout ce qui est égaré est appelé à être retrouvé », concernant la boule – et sa toute dernière – « Il est parfois des choses qu’il vaut mieux ne pas retrouver ». Une telle inclusion ne saurait être involontaire. Or, autant la première phase dit la toute-puissance, autant la dernière exprime un consentement à la finitude. À la remarque : « Cela ne t’arrive jamais de faire dans la simplicité ? », la réplique redoublée est qu’elle veut étonner son compagnon, donc le séduire. Se ménage-t-il ici une ébauche d’entrée dans la relation ? Même vite enfouie, la réponse constitue une promesse de rencontre.

    Par ailleurs, Lara l’omnipotente apparaît comme un être vulnérable et attachant. Un psychiatre aurait beau jeu de soupçonner un versant hystérique : la jeune femme éveille le désir ; puis, pour peu que la conquête souhaite passer de la promesse à son accomplissement, elle fait comprendre de la manière la plus claire que le mandant s’est leurré sur ses intentions. Et il n’est pas besoin d’avoir lu Freud pour s’interroger sur la figure paternelle d’autant plus investie et idéalisée qu’elle est disparue et ne craint plus la rivalité : qui remplacera ce père si aimé ? Si l’héroïne se jette à corps perdu dans l’existence, au risque de perdre son corps, c’est que le seul être tendrement chéri a été perdu, corps et biens.

    Enfin, Lara Croft ne se réduit pas à la figure d’Athéna. La femme qui, dans la mythologie, a ouvert la boîte de Pandore est celle qui, dans le film, s’y refuse – non sans avoir été tentée – et sauve ainsi l’humanité. Or, être donnée à tous est une vocation à part entière. Lara ne fait-elle pas partie de ces figures messianiques, inventées par Marvel, qui fourmillent aujourd’hui (de Batman à Superman en passant par Spiderman et Daredevil) et dont le renoncement à la relation exclusive permet la disponibilité à tous ? Une nouvelle fois, la perte est féconde.

    Pascal Ide

    Disons-le sans détour, voire à la hussarde : le récit ne présente guère d’intérêt ; répétons ce que disait l’introduction, le voisinage de grands films comme ceux de Rohmer ne signifie en rien une parenté dans la profondeur. Certes, depuis le premier épisode de la série, la trame narrative s’est enrichie (sans grande difficulté : le précédent tournait autour de trois scènes centrales spectaculaires vaguement reliées par des scènes de remplissage !), les personnages se sont multipliés et épaissis ; bref, on est sorti du rythme game-boy [1] pour accéder à une plus grande rigueur narrative. Pour autant, le récit échappe encore difficilement à la logique, proche de l’incohérence, du « copier-coller ». On peut le regretter : la double figure de la boule et de la boîte, le contraste de la lumière et de la musique, l’opposition encore plus forte du berceau de la vie avec la boîte de la mort qui le contient, autant de symboliques qui, exploitées, auraient pu donner de l’épaisseur au récit. Seulement, il aurait fallu que ces multiples idées heureuses soient ressaisies dans un récit qui leur aurait donné une signification en les intégrant dans une narration unifiée. Comme trop de blockbusters américains, le film demeure un prétexte pour une succession de scènes spectaculaires qui sont autant de sacrifices du symbolique à l’imaginaire [2], donc de l’unité supérieure qui fait sens au multiple dispersé qui plaît aux sens (seuls). De plus, si l’intrigue est souvent ingénieuse, il demeure que la fin est invariablement la même : le monde sera sauvé, de justesse, le méchant sera puni, cruellement, et la belle héroïne s’en sortira, à peine égratignée. Les obstacles se multiplient, Lara risque sa vie à de multiples reprises ; mais comment trembler, quand on sait que cette existence demeure intouchable ? Le spectateur hérite de la toute-puissance de l’aventurière, donc de son insensibilité.

    Le problème – et l’intérêt – est ailleurs et touche directement le sujet de ce livre. Posons-le sous la forme d’une question : quel homme ne rêverait d’épouser une femme jeune, intelligente, cultivée, autonome, voire volontaire, belle, riche, autant d’adjectifs qui peuvent être dopés d’un « très » sans exagération [3] ? J’oubliais : célibataire. Cette rare créature existe : elle s’appelle Lady Lara Croft. Mais la question est en réalité inverse : Lara veut-elle rencontrer l’autre ? Voire, le peut-elle ? La réponse n’est pas si simple qu’il y paraît.

    1) Une rencontre narrativement impossible

    De prime abord, Lara Croft a tout de James Bond ; or, celui-ci est un héros qui ne rencontre pas plus qu’il ne se laisse rencontrer.

    a) De multiples points communs

    Tous deux, britanniques, travaillent au service secret de Sa très gracieuse Majesté. Tous deux ne daignent sortir de leur réserve que pour s’affronter à pas moins qu’un nouveau maître du monde, dont l’ambition néfaste n’a d’égal que l’absence totale de conscience morale, jointe à une intelligence exceptionnelle. Ici, Jonathan Reiss, Prix Nobel, est un trafiquant d’armes biologiques qui a mis au point un virus donnant une forme foudroyante de virus Ebola.

    Tous deux sont guerriers dans l’âme – ils ne trouvent leur plaisir que dans l’affrontement et la victoire – et aguerris dans leur corps – ils maîtrisent toutes les techniques de combat et pratiquent tous les sports, en particulier les sports extrêmes, qui requièrent une forme physique parfaite.

    Tous deux sont habitués à parcourir le monde, pratiquent les langues les plus exotiques : Lara parle le chinois et si les Kényans rient de son accent, elle a du moins prononcé quelques mots dans leur dialecte.

    Tous deux se méfient de l’institution : leur objectif est plus moral (rendre justice), voire messianique (sauver le monde), que politique (sauver l’Angleterre) ; l’efficacité de leurs méthodes est incompatible avec les contraintes et les lenteurs d’une structure.

    Tous deux sont des indépendants, aussi séduisants qu’intouchables. J’y reviendrai longuement à propos de Lara. En tout cas, ces battants ne semblent entretenir de relation avec l’autre qu’antagoniste, l’amour lui-même devenant l’occasion d’une compétition et ne durant guère plus qu’un round de boxe.

    Il n’est pas jusqu’aux décors gigantesques et spectaculaires (qu’on songe au Temple sous-marin de la Luna, au large de Santorin) qui empruntent à l’univers de James Bond. D’ailleurs, l’impressionnante forêt pétrifiée qui sert de milieu à la scène finale fut reconstituée sur le plus grand plateau disponible à Hollywood, qui s’appelle « le plateau James Bond »…

    b) Des héros structuraux

    Mais la raison la plus profonde de leur ressemblance est ailleurs. Lara Croft partage avec son homologue masculin une caractéristique que je résumerai d’un mot sibyllin : tous deux sont des héros structuraux.

    Une pénétrante analyse d’Umberto Eco sur les romans de Ian Fleming, l’inventeur de James Bond, [4] éclaire ce point et, en retour, précisera la distinction qu’a opérée l’introduction générale entre récits synchroniques (ou structuraux) et récits diachroniques (ou dynamiques). Cette différence apparaît au terme du premier roman, Casino Royal. L’espion britannique a vaincu une organisation soviétique, Le Chiffre. Savourant sa convalescence sur un lit d’hôpital, il disserte avec son collègue français, Mathis, et lui confie ses doutes : combattent-ils la bonne cause ? le Chiffre ne remplit-il pas une mission véritable ? Bond est donc en pleine crise : découvrant l’universelle ambiguïté de l’humanité, va-t-il emprunter le chemin des protagonistes des romans de John Le Carré ? Écoutons la réponse de Mathis :

     

    « Quand vous serez rentré à Londres, vous découvrirez qu’il y a d’autres Le Chiffre qui essaient de vous détruire, de détruire vos amis et votre pays. ‘M’ vous en parlera. Et maintenant que vous avez vu un homme véritablement méchant, vous saurez sous quel aspect le mal peut se présenter, vous irez à la recherche des méchants pour les détruire et protéger ainsi ceux que vous aimez, et vous-même. […] Entourez-vous d’êtres humains, mon cher James. Il est plus facile de se battre pour eux que pour des principes. Mais, […] ne me décevez pas en devenant humain vous-même. Nous perdrions une merveilleuse machine [5] ».

     

    Cette dernière phrase fait basculer la vie de Bond, et toute la série : désormais, l’espion ne cherchera plus à méditer sur la vie et la mort ou sur le sens des choses. « Avec les dernières pages de Casino Royal, Fleming renonce de fait à la psychologie comme moteur narratif, décidant de transférer caractères et situations au niveau d’une stratégie structurale objective et conventionnelle. Sans le savoir, Fleming accomplit un choix familier à nombre de disciplines contemporaines : il passe de la méthode psychologique à la méthode formelle [6] ». Sur Bond, l’histoire ne mouille plus. Son personnage – et désormais, je parle autant des films que des romans – n’évolue pas plus que son costume ne se salit après une cascade acrobatique en pleine brousse ou que son sens de l’humour ne se fripe après avoir échappé à la gueule d’un requin ou aux griffes d’un tigre.

    Une conséquence de ce caractère structural est un trait qui traverse tous les James Bond : le manichéisme [7]. Tous, sans exception, opposent un bon à un méchant, et nulle évolution n’est même seulement pensable : immuables, la bonté ou la malice constituent des traits non plus éthiques mais ontologiques. Que chaque pôle soit accompagné (Bond entouré de son ami Felix Leiter et de telle ou telle James Bond girl, victime et éventuellement justicière ; le « méchant », toujours flanqué d’un garde du corps particulièrement impressionnant, et, de plus en plus, d’une âme damnée féminine) ne change rien sur le fond : Bond est incorruptible ; l’ennemi n’est que corruption.

    N’en est-il pas de même ici ? Lara est une pure, voire une cathare ; elle n’est pas vertueuse, elle est le parangon même de la droiture ; parler d’une évolution vers une plus grande honnêteté ou justice supposerait qu’elle ne les possède pas sans mélange. Tout à l’inverse, Jonathan Reiss est la malice incarnée : les agents du MI-6 disent de lui que « son mépris de la vie humaine est légendaire ». Du moins partage-t-il avec l’héroïne son anhistoricité : il n’évoluera pas plus vers le moindre regret que celle-ci ne composera avec le mal. Voilà pourquoi la mort du méchant est toujours aussi terrible que son âme est sombre ; la mort toujours violente qui touchera son corps – celui-ci sera ici rongé par un acide terriblement corrosif – doit à la fois garantir qu’il ne peut pas revenir, symboliser la perversion de son âme, payer la dette contractée pour ses innombrables victimes innocentes et soulager un obscur et archaïque désir de vindicte sanguinaire.

    2) Le troisième élément

    Si le plus grand bouleversement d’une vie est le mariage, Lara Croft n’est pas plus épousable que l’intemporel James Bond. Mais Lady Croft ressemble-t-elle tant à son homologue anglais ? Est-elle véritablement un double féminin du fameux espion ?

    a) Un « duel » à trois termes

    Un fait permet d’en douter. La structure d’un James Bond est manichéenne, donc binaire. Or, le second opus de Lara Croft, étrangement, déroge à la règle en introduisant un troisième personnage qui est aussi un troisième élément : Terry Sheridan. En effet, celui-ci n’est ni totalement immaculé, ni absolument néfaste. Son histoire l’atteste : « Officier de marine, il a terminé comme mercenaire et comme traître », présente l’un des hommes du MI-6. De fait, il est en train de croupir dans une prison du Kazakstan. Sa psychologie n’est pas moins ambivalente :

    En passant d’un schéma binaire à un schéma triangulaire, le film non seulement se complexifie, mais s’historicise. En introduisant de l’instabilité, il crée du mouvement. En effet, cet élément nouveau, irréductible au bien et au mal, doit choisir, donc évoluer. Quand Lara Croft vient proposer le marché à Terry, le mercenaire demande : « Je me trouverai dans la peau de Faust ou de Lucifer ? » Et Lara de répliquer : « Tu auras le choix ». Autrement dit, en brisant l’opposition simpliste du bon et du mauvais, le film refuse le manichéisme ; en injectant de l’histoire, il grippe définitivement la machine structurale [8]. Lara ne dira donc jamais : « Je m’appelle Croft, Lara Croft »…

    L’affrontement final [9] le confirme. Il commence comme un duel entre Jonathan Reiss et Lara Croft ; mais très vite intervient Terry Sheridan. De prime abord, celui-ci prend parti pour Lara contre le savant. En réalité, lors du combat opposant Lara à Reiss, il observe avant d’intervenir ; et même alors, son intervention demeure minimale. Le lieu du combat final, le berceau de la vie, est à l’image de cette mouvante complexité des âmes : tout est trompe-l’œil, aucune direction n’est privilégiée, même la force gravitationnelle semble déjouée [10].

    b) Un autre qui ne se laisse pas rencontrer

    Omnis comparatio claudicat. La comparaison cloche, au moins partiellement. Lara cesse donc d’être une héroïne « structurale » et rentre dans l’histoire. Pourquoi, dès lors, ne pourrait-elle rencontrer l’autre, c’est-à-dire Terry Sheridan ? Mais, pour qu’il y ait rencontre, il faut être deux. Et si la rencontre échouait en raison non de l’aventurière mais du mercenaire ?

    En effet, elle a aimé Terry : « cinq mois ». À sa demande instante, elle reconnaît que ce n’était pas une passade. Plus encore, le souvenir est vivace, puisqu’elle corrige le chiffre de « quatre mois » en « cinq ». Le verbe « aimer » doit-il donc se conjuguer non pas seulement au passé mais au présent ? Le sourire qu’elle adresse à Terry, s’il échappe à Lara (et elle le regrette vite), n’échappe nullement à l’aventurier, toujours très en demande. À plus d’une reprise, elle dit son attachement et le montre. Au fond, elle se défend d’être amoureuse. Il y a donc tout, chez elle, pour qu’elle change et vive à nouveau le grand bouleversement de l’amour.

    Donc, contrairement à James Bond, Lara est amoureuse [11] ; contrairement à lui, son passé amoureux hante son présent [12] ; contrairement à lui, et ce point fonde les deux autres, dans la relation à l’homme, Lara donne plus que son corps. En ce sens, ces différences expriment l’altérité homme-femme, encore beaucoup plus que la différence structural-narratif. Ou, plutôt, ne serait-ce pas la différence d’appréhension masculine et féminine du monde qui fonderait la distinction des deux perspectives, plus statique et plus dynamique ?

    Lara est donc disposée à rencontrer Terry. Pourtant, le rendez-vous sera manqué, à cause du mercenaire.

    c) Le choix de Terry

    En effet, Terry avait le choix et il a opté pour ce qu’il faut oser appeler le mal. Dans le triangle, le sommet truand a finalement rejoint le sommet méchant. Terry ressemble beaucoup plus à Reiss qu’à Lara.

    Cette affirmation étonne, voire choque. Terry semble plutôt tenir une posture intermédiaire : Reiss veut la destruction de l’humanité ; Lara veut le bien de l’humanité ; Terry, lui, ne recherche que son propre bien. Il se situe donc exactement entre les deux plateaux de la balance. Voire, il semble faire pencher le fléau vers Lara : Reiss tue, de sang froid, des innocents ; Terry, comme Lara, ne tue jamais que des méchants, et cela pour se défendre.

    Cette objection pose une question morale de fond : comment évaluer un acte humain ? Disons brièvement qu’on peut juger la moralité d’un acte de deux manières : selon les conséquences ou effets ; selon leur visée ou objet. Selon le premier point de vue, qui est le plus habituel aujourd’hui, Terry se rapproche de Lara ; selon le second, il ressemble à Reiss. Mais la morale conséquentialiste manque l’essentiel qui est la visée de l’acte, sa finalité (et celle-ci est plus que son intention). En effet, un acte humain se caractérise par le fait qu’il se donne à lui-même sa propre fin [13]. Or, de ce point de vue, il y a deux et seulement deux options possibles : ou la préférence de soi jusqu’au mépris de l’autre ; ou l’amour de l’autre jusqu’au sacrifice de soi [14]. Mais Terry a sciemment choisi de se préférer.

    À plusieurs reprises, le scénario a souligné la liberté de Terry. Comme dans un jeu de rôles, il a été placé face à une alternative qu’il lui appartenait de trancher. Cela apparaît clairement lors du dernier choix : prendre ou ne pas prendre la boîte de Pandore. La plus décisive de toutes, cette option a été préparée par les multiples décisions précédentes.

    On objectera peut-être que, du moins, Terry fait passer son amour pour Lara avant tout le reste. Est-ce bien sûr ?

    L’intention foncière que des choix moins radicaux peuvent masquer, la scène finale présente l’avantage de la démasquer. Face à la résistance de Lara, l’option : prendre ou ne pas prendre, se double d’une autre alternative : suivre Lara (et donc abandonner la boîte), perdre Lara (et garder la boîte). On peut comprendre que Terry peine à adhérer au grand idéal de Lara ; et son histoire pourrait sans doute l’expliquer. Mais ici l’option met en jeu ses propres valeurs : aimer ou ne pas aimer Lara. Or, il choisit son propre bien contre le sien. Cette seconde alternative montre donc à l’évidence que Sheridan a depuis toujours visé un seul objectif : son propre intérêt. Tout le discours sur son amour de Lara vole en éclats lorsque la situation lui intime de choisir entre lui et celle qu’il aime. Sa décision ultime révèle qu’il s’est toujours préféré.

    D’ailleurs, si l’on adopte le point de vue de l’effet, les conséquences de l’acte de Terry seraient-elles si différentes de celles de l’acte de Reiss : en prenant la boîte de Pandore, il engendrerait un mal qui serait même plus néfaste que les projets les plus cauchemardesques du savant. L’égoïsme, qui est une des deux formes de l’orgueil [15], est la matrice secrète de toutes les violences.

    d) Le choix de Lara

    Face à Terry, Lara avait aussi le choix entre deux options : suivre inconditionnellement le bel aventurier (en fermant les yeux sur ses compromissions) ou lui résister, au nom de ces mêmes compromissions. Cette alternative, là encore, apparaît en toute clarté dans la scène finale : emporter ou ne pas emporter la boîte. Lara n’hésite pas. Trois valeurs régissent son univers intérieur et commandent toutes ses actions : courage, voire intrépidité ; vérité ; justice. Or, si Terry ne manque pas de bravoure, il a renié les deux autres.

    On pourra se plaindre de l’exigence trop grande de Lara. Lara ne concède rien à la vérité ni à ce qu’elle estime être son devoir. Un moment, la justicière, un rien moralisatrice, a même voulu protéger Sheridan contre lui-même, en l’enchaînant avec des menottes. Mais c’est Terry qui dicte la seule solution : en se préférant à l’humanité, il a nié sa propre humanité. En éliminant Sheridan, son cœur saigne ; mais ce criminel dangereux et irresponsable n’était pas le Sheridan que son cœur voulait aimer.

    Concluons donc que c’est Terry, non Lara qui a manqué le rendez-vous de l’amour.

    3) Une rencontre psychologiquement impossible

    On peut nuancer l’interprétation ici proposée de l’attitude de Sheridan ; il demeure que, sur le fond, il est égoïste, donc orgueilleux. En revanche, l’explication du choix de Lara est susceptible non d’une mise au point mais d’une critique autrement radicale.

    a) Une femme plus rigide qu’il n’y paraît ?

    Un élément biographique donne à réfléchir : pourquoi Lara a-t-elle abandonné Terry ? Manifestement, celui-ci a subi la séparation ; c’est pour cela qu’il s’interroge toujours sur le sens à lui donner. Manifestement aussi, Lara ne s’est pas écarté du mercenaire pour les raisons de conscience évoquées ci-dessus : elle est beaucoup trop directe pour ne pas dire ce qu’elle pense et ne pas vivre ce qu’elle dit ; or, c’est seulement en attendant à la Pagode fleurie qu’elle s’enquiert des raisons pour lesquelles Terry a quitté l’armée et trahi ; c’est donc qu’elle ne les connaissait pas. Par conséquent, la belle aventurière a rompu avec le bel aventurier pour des raisons moins simples que celles qui furent avancées.

    Une nouvelle incursion dans l’univers parallèle des James Bond pourrait éclairer. À partir de l’introduction de Pierce Brosnan, il ose mettre le service de sa Gracieuse Majesté entre parenthèses. A la fin de GoldenEye, alors que Bond tient la vie de son ami-ennemi dans la main (au sens propre comme au sens figuré), celui-ci lui demande ironiquement : « Pour l’Angleterre, James ? – Non, pour moi… » Dans sa radicalité sans concession, Lara Croft serait-elle plus cathare que son homologue Bond ? Qui dit catharisme dit rigidité. Il faudrait donc soupçonner, chez Lara Croft, un immobilisme. Mais, loin de relever de la structure du scénario, il relèverait de la structure de sa personnalité. Ainsi, charger unilatéralement Terry ne serait pas plus juste que de s’aveugler sur son opportunisme.

    établir cette hypothèse demande de détailler quelque peu la psychologie de Lara Croft. Celle-ci apparaît comme une femme intrépide, mais aussi comme une gagnante, voire comme une femme dominatrice, et cela en tout domaine.

    b) Une femme intrépide

    Lara Croft est une femme courageuse. En effet, le propre de la vertu de courage est d’affronter et vaincre la crainte de la mort en vue de l’accomplissement d’un bien [16]. Or, on ne compte plus le nombre de fois où Lara risque sa vie. Les plus périlleux obstacles ne la rebutent pas : elle s’affronte aux maffiosi les plus cruels comme elle accomplit les prouesses les plus dangereuses.

    Le propre du courageux est aussi de garder la tête froide même dans les périls les plus redoutables. Or, alors que des soldats aguerris et ses compagnons sont transis de peur par la proximité des Gardiens de la nuit, Lara réfléchit et comprend qu’ils se repèrent au mouvement.

    Le courage, comme toute vertu morale, se tient dans un juste milieu, entre couardise et intrépidité. Or, si Lara n’a rien d’une poltronne, elle n’agit pas non plus avec témérité ; elle court toujours un risque avec raison : par exemple, elle ne joue à la perchiste et s’accroche d’extrême justesse à l’hélicoptère que pour poser un mouchard.

    Enfin, la vertu crée l’affinité. Et les très rares complicités que Lara nouent avec un homme ont toujours lieu avec des braves : tel ce Kényan qui, comme elle, n’hésite pas un instant à affronter les pires dangers.

    c) Une femme battante

    Lara n’est pas seulement valeureuse, c’est une guerrière qui ne supporte pas de pratiquer une activité sans devenir aussitôt la meilleure : le scooter des mers, la moto, etc. De ce fait, elle est aussi douée dans son corps (elle pratique, avec maestria, tous les sports) que dans sa tête (elle sait tout). Elle présente une prédilection pour les défis et les situations impossibles d’où personne n’est revenu. Son ami Kényan ne lui reproche-t-il pas de ne jamais faire dans la simplicité ? Rien de tel qu’un défi que personne n’a jamais relevé pour que Lara s’y essaie. Personne n’est jamais revenu du Berceau de la Vie où est gardée la Boîte de Pandore, « lieu de démence où ciel et terre se confondent » ? Lara se lance à l’assaut de ces Gardiens de la nuit dont on dit qu’ils se déplacent comme le vent.

    Elle ne supporte pas non plus de ne pas avoir le dernier mot. De fait, il n’est pas une seule conversation avec Terry qu’elle ne conclue. Cela est même vrai avec ses deux collègues et amis dont l’un, un moment, discute un de ses ordres. S’interrompant brusquement, elle rétorque : « Mais pourquoi avons-nous cette discussion ? » On imagine sans difficulté qu’elle doit être très mauvaise perdante au jeu…

    Pourtant, Lara n’apparaît-elle pas vulnérable à plusieurs reprises ? Ainsi, blessée dans le Temple de Luna, on la voit éreintée de fatigue et recueillie par le sous-marin. Ne nous trompons pas : si Lara est blessée, elle n’est pas vulnérable. En effet, la vulnérabilité est une faiblesse consentie et plus encore une ouverture qui rend poreux à l’autre ; or, Lara ne reçoit un coup que pour le rendre. Comme la peau se referme sur la blessure, Lara colmate ses plaies d’âme : manifestement elle a aimé Sheridan, mais elle a enfoui cette histoire dans sa mémoire.

    d) Une femme dominatrice

    Du vouloir-gagner au vouloir-dominer, il n’y a qu’un pas. De (ce) fait, Lara ne connaît qu’un type de relation avec les hommes : la domination. Toute relation un peu trop symétrique se transforme en occasion d’entrer en compétition et de montrer sa supériorité. C’est ainsi qu’elle accepte que Terry ait une moto seulement pour avoir l’occasion de rivaliser une nouvelle fois avec lui, transformant ce qui aurait pu être une poétique course de moto dans la splendide campagne chinoise en un spectaculaire concours de moto-cross. La seule fois où elle se rapproche de Terry et où s’ébauche une relation physique, la jeune femme prend le dessus – dans les deux sens du terme. Et quand elle se retrouve avec son majordome, c’est pour une partie de combat au bambou.

    Pierre de Coubertin a donné comme devise aux Jeux Olympiques : plus vite, plus fort, plus haut ; or, en ces trois domaines, Lara non seulement gagne mais domine l’homme. A Terry qui propose de prendre le train pour s’introduire discrètement en Chine, elle objecte la lenteur et propose un jet furtif ; à Terry qui explique qu’en base-jump (écureuil volant), le record n’a jamais dépassé deux kilomètres, Lara lui répond que leur base est deux fois plus loin ; à Terry expliquant que toutes les routes sont gardées par les Hay-Ling, Lara répond Muraille de Chine, c’est-à-dire la route surélevée, et l’emprunte elle-même.

    Le rapport que Lara entretient avec les objets ressemble étrangement à celui qu’elle entretient avec les personnes [17]. Lara conduit les véhicules, jamais elle ne se laisse conduire. Elle maîtrise sans faille la technique informatique, autant le soft que le hard (ce qui lui permet une communication sauvage en plein Hong-Kong).

    Enfin, l’espace dans lequel la guerrière se meut est presque unanimement vertical : elle monte ou elle descend, par parachute, base-jump, rappel à l’envers, etc. Elle n’accepte de progresser sur le plan horizontal que montée sur des machines, toujours surpuissantes et vrombissantes. Même le scooter des mers qu’elle emploie est l’occasion d’une très spectaculaire cascade qui la fait rebondir dans les airs. Autrement dit, Lara ne marche pas. Or, la symbolique verticale est celle de la domination et de la soumission, alors que la symbolique horizontale est celle de l’égalité et la marche le lieu de la rencontre.

    e) Une femme célibataire

    Comment une femme aussi gagnante et dominatrice se laisserait-elle rejoindre par un homme, quel qu’il soit ?

    Le battant est un solitaire et un indépendant : il ne peut pas y avoir deux premiers de cordée. De fait, l’héroïne a l’habitude de fonctionner en solo. « Cela ne ressemble pas à Lara d’emmener quelqu’un », remarque son amie chinoise. Au sage de la montagne de Dieu affirmant que « certains secrets doivent demeurer secrets ; ce sont des fardeaux à porter seul », Lara répond : « Je suis prêt à l’assumer ». Plus encore, elle s’ébroue de toute autorité, de toute aide. À la proposition que fait le MI-6 de lui adjoindre une aide, Lara répond fermement en choisissant la sienne, comme par hasard marginale, donc hors-la-loi : Terry Sheridan. De plus, des quatre éléments, Lara a choisi l’air ; si elle s’affronte aux trois autres éléments, c’est pour s’en libérer et retrouver son milieu aérien natif : ainsi, après une enfermante confrontation dans la grotte des Shay-Ling, fuit-elle par un acrobatique rappel à l’envers. Or, l’élément pneumatique est symbole de la liberté, voire de l’indépendance [18]. Enfin, la conséquence de cette farouche indépendance est l’universelle méfiance. Lara ne donne sa foi ni au gouvernement qui lui confie une mission, ni à Terry – qu’elle a le droit de tuer n’importe quand –, ni même à ses autres compagnons.

    Le dominateur maîtrise et méprise. Lara contrôle tous les champs (savoir, pouvoir, vouloir, etc.) et tous les domaines (relation à son corps, son intelligence, la nature, le gouvernement, l’homme, etc.). C’est encore plus vrai de sa vie intime : sa raison sur ses passions souveraine, Lara fonctionne à la volonté, non à l’affectivité. Sheridan a raison quand il affirme, juste avant de mourir : « Tous tes idéaux, c’est de l’abstrait. Tu m’as aimé ». Ne se laissant jamais aller, comment se laissera-t-elle rencontrer ? De ce fait, elle entretient un secret mépris pour l’autre. De même que, dans la scène initiale, elle arrose ses compagnons avant de monter dans leur chalutier, de même passe-t-elle auprès de tout homme en déposant sur lui une pellicule de dédain. Emblématique est la scène où Lara traverse, superbe, la prison de Barla Kala au Kazakhstan, entourée par deux murs de prisonniers glapissants. Ces multiples mains tendues vers elle se referment sur l’ombre : l’objet de leur désir est, se veut, se rend, insaisissable. Tout, le travelling, le regard dirigé droit devant, le costume immaculé, affirme que l’homme n’a nulle prise sur elle : elle ne le craint ni ne le convoite.

    On objectera que Lara n’est ni solitaire ni méprisante puisqu’elle vit dans son château entourée par des hommes et qu’elle tremble quand elle sait leur vie en danger. Mais quels sont donc ces compagnons, voire amis ? Deux hommes aussi ingrats physiquement qu’intellectuellement doués. De plus, ils apparaissent plus en posture d’exécution qu’en posture de création : Lara leur fixe le travail jusque dans le détail ; même à distance, même en un instant, elle décide de l’orientation d’une recherche sur laquelle ses amis peinent nuit et jour. Lara entretient donc avec son entourage masculin immédiat une relation qui oscille entre féminisme et matriarcat.

    Poursuivons la galerie des hommes avec qui elle entre volontiers en contact : de vieux sages comme le propriétaire du bateau qui veille paternellement sur elle et mourra ; des connaissances réparties sur le globe (de la Chine au Kénya), sans lendemain et donc sans risque. Bref, autant de relations masculines désérotisées dont elle n’a rien à craindre ni à attendre (au plan affectif). On arguait que Lara s’était laissée approcher par Sheridan. Mais elle se contente de quantifier ce souvenir en durée (« Je fus l’amour de ta vie ou une simple péripétie ? – Cela a duré cinq mois »), pas en intensité (« Je te trouvais assez charmant »).

    Deux faits, enfin, confirment cette inconsciente option pour le célibat. Le mariage est évoqué à deux reprises. La première fois, au tout début, lors de la joyeuse fête sur Santorin ; or, la fête s’achève tragiquement dans un tremblement de terre, qui l’engloutit dans les flots. La seconde, à la fin, lorsque les compagnons de Lara sont en train de participer, sans le savoir, à un rituel de cérémonie matrimoniale ; or, l’aventurière en parle pour s’en moquer et les Kényans semblent eux-mêmes en rire. Les deux allusions au mariage le destituent donc, soit réellement soit symboliquement.

    D’autre part, Lara ne se fait-elle pas appeler « Lady Croft » et non « Miss Croft » ? Comme pour signaler que son détachement de tout lien est une très intentionnelle décision. Elle se protège de l’attirance de l’autre homme en soulignant la distance. À Terry qui affirme : « Dans nos veines coulent le même sang. Nous formons un beau couple comme les deux faces d’une pièce », elle réplique : « Tout nous différencie ».

    4) Une rencontre mythologiquement impossible

    a) Une victime de la pénurie ?

    Il demeure une dernière objection. En droit, sinon en fait, Lady Croft demeure disponible. Elle est inépousée, non pas faute de désir mais faute de prétendants. En effet, si les hommes – singulièrement, Terry – défaillent, Lara, elle, reste femme, avec les aspirations légitimes d’une femme. En effet, ce second épisode s’est appliqué à féminiser son héroïne : Lara monte en amazone ; le couteau, symbole masculin par excellence, ne fait que rehausser la féminité de son deux-pièces ; son sac à dos, qui n’est certes pas un sac à main, est si discret qu’il se fait oublier ; etc. D’ailleurs, si semblable à Bond soit-elle, Lara est beaucoup moins destructrice : chaque James Bond se termine par un feu d’artifices où tous les éléments du décor volent en éclat dans un déluge de feu (ou fondent, comme dans Demain ne meurt jamais). Ici, hormis le temple de la Luna, les décors demeurent intègres, même le Berceau de la vie qui contient pourtant la redoutable Boîte de Pandore. De même, Lara vit à la campagne et évolue, presque en permanence, dans des paysages ; alors que l’espion anglais fréquente volontiers la ville, les casinos. Autant de signes de féminité assumée. Il ne manque donc à la rencontre que l’autre moitié de l’humanité. Adam sortira-t-il de son sommeil ?

    b) Lara Croft, Athéna moderne

    Suffit-il d’affirmer la féminité de Lady Croft pour nous assurer de la possibilité d’une rencontre ?

    Et si Lara était inépousable car elle correspond à une figure mythique par essence célibataire, en l’occurrence la vierge guerrière Athéna ?

    Le Panthéon gréco-romain, explique le spécialiste d’histoire des religions Mircea Eliade, a isolé quatre figures mythiques féminines majeures [19] qui chacune représente une forte charge symbolique : Héra (Junon), épouse de Zeus, qui est la déesse du mariage et la mère ; Aphrodite (Vénus), qui est la déesse de l’attrait sexuel, de l’éros, hors fécondité [20] ; Artémis (Diane), vierge libre de tout joug matrimonial, qui est la déesse de la nature fauve, sauvage [21] ; Athéna (Minerve), fille de Jupiter, vierge martiale, qui est la déesse de la guerre mais aussi de l’intelligence pratique. Ainsi donc, parmi ces quatre déesses, deux sont vierges, l’une, plus masculine, orientée vers la guerre (Athéna) l’autre, plus féminine, orientée vers la nature sauvage (Artémis), et deux ne le sont pas, l’une tournée vers le désir (Aphrodite) et l’autre vers la maternité, c’est-à-dire le mariage [22] (Héra). Mais derrière cette répartition s’en profile une autre. On ne peut pas ne pas s’étonner que trois déesses sur quatre ne soient pas mariées. Ne constituent-elles pas trois types de célibataires : la vamp séductrice, à la limite de la nymphomanie, la « collectionneuse », pour parler comme Éric Rohmer ; la sauvage intouchable toute à la nature ; la killeuse, martiale, à la propension fortement masculine [23] ? Voire, séparant indûment les fonctions de la sexualité, Héra ne pourrait-elle pas devenir un quatrième type de célibataire, la femme maternante qui trouve sa compensation-consolation dans le soin porté aux autres. Bien entendu, comme il s’agit de types, ces traits peuvent se trouver réunis en une même femme, mais diversement accentués.

    De la figure mythique en général, Lara adopte la toute-puissance. Elle fait tout et elle sait tout. Elle ne demande rien et n’a besoin de rien. Elle ignore le véritable échec et les limites, tant physiques qu’intellectuelles : « Les millions d’ouvrages, nous les lirons ».

    Plus encore, Lara actualise un type pur de déesse : hormis le casque qu’elle ignore, elle a tout d’Athéna, y compris l’admiration pour son père et l’intelligence entièrement vouée au service de la guerre. Lara Croft a beau être une création récente, sa configuration est mythique, donc transhistorique. Jointe au nouveau rapport à l’image induit par les consoles vidéo, la figure de la vierge guerrière n’expliquerait-elle pas, au moins partiellement, le succès d’un film assez creux et la fascination pour une héroïne qui ne présente guère plus de mimique qu’une savonnette ?

    Or, si la fille si martiale de Zeus a surdéveloppé ses qualités personnelles, elle est presque au degré zéro de la capacité à la relation, donc à la véritable rencontre. Ne pourrait-on déceler quelque chose de la vierge guerrière dans ces figures de célibataires dominatrices dans leur travail autant que dans leur relation que notre société sécrète ? Ces Athénas qui s’ignorent sélectionnent, souvent inconsciemment, un entourage d’hommes (et de femmes) sur lesquelles elles exercent un effet de fascination-répulsion. Et, pourtant, derrière la façade de wonderwoman se cache une femme sensible, voire hypersensible, qui désire ardemment pouvoir poser sa tête sur une épaule masculine et soupirer de bonheur mais aussi de consolation.

    Il serait cependant injuste de faire porter seulement à Lara la responsabilité de sa vie en solo : les hommes – comme les femmes – lisent ou écoutent les mythes, voire ils les écrivent (Homère) ; dans les deux cas ces histoires fabuleuses alimentent ses fantasmes et son imaginaire. Lara n’est si admirable que parce que des hommes ont besoin de l’admirer. En inventant cette déesse, en allant voir cet avatar cinématographique, l’homme y contemple un idéal peut-être inaccessible, mais qui stimule son besoin de se surpasser. Surtout, il vénère Athéna, mais il épouse Aphrodite (Vénus) qui, dans le meilleur des cas, devient Héra.

    5) Conclusion

    Pour trois raisons, narrative, psychologique, mythologique, Lara Croft ne rencontre pas l’homme. Elle n’a cependant pas fermé toutes les portes. Reprenons brièvement le triple point de vue.

    Tout d’abord, le film ne nie pas toute évolution chez Lara. C’est ce qu’atteste la différence, somme toute éloquente, entre l’une de ses premières phrases – « Tout ce qui est égaré est appelé à être retrouvé », concernant la boule – et sa toute dernière – « Il est parfois des choses qu’il vaut mieux ne pas retrouver ». Une telle inclusion [24] ne saurait être involontaire. Or, autant la première phase dit la toute-puissance, autant la dernière exprime un consentement à la finitude. À la remarque : « Cela ne t’arrive jamais de faire dans la simplicité ? », la réplique redoublée est qu’elle veut étonner son compagnon, donc le séduire. Se ménage-t-il ici une ébauche d’entrée dans la relation ? Même vite enfouie, la réponse constitue une promesse de rencontre.

    Par ailleurs, Lara l’omnipotente apparaît comme un être vulnérable et attachant. Un psychiatre aurait beau jeu de soupçonner un versant hystérique : la jeune femme éveille le désir ; puis, pour peu que la conquête souhaite passer de la promesse à son accomplissement, elle fait comprendre de la manière la plus claire que le mandant s’est leurré sur ses intentions. Et il n’est pas besoin d’avoir lu Freud pour s’interroger sur la figure paternelle d’autant plus investie et idéalisée qu’elle est disparue et ne craint plus la rivalité : qui remplacera ce père si aimé ? Si l’héroïne se jette à corps perdu dans l’existence, au risque de perdre son corps, c’est que le seul être tendrement chéri a été perdu, corps et biens.

    Enfin, Lara Croft ne se réduit pas à la figure d’Athéna. La femme qui, dans la mythologie, a ouvert la boîte de Pandore est celle qui, dans le film, s’y refuse – non sans avoir été tentée – et sauve ainsi l’humanité. Or, être donnée à tous est une vocation à part entière. Lara ne fait-elle pas partie de ces figures messianiques, inventées par Marvel, qui fourmillent aujourd’hui (de Batman à Superman en passant par Spiderman et Daredevil) et dont le renoncement à la relation exclusive permet la disponibilité à tous ? Une nouvelle fois, la perte est féconde.

    Pascal Ide

    [1] Je rappelle que, cas unique dans l’histoire du cinéma, le personnage de l’héroïne est passé du virtuel à la réalité (encore partielle) cinématographique.

    [2] J’entends « imaginaire » non pas au sens positif (décrit dans l’analyse du Fabuleaux destin d’Amélie Poulain), mais au sens appauvri, tel que le développe Jacques Lacan qui l’oppose au « symbolique », celui-ci relevant seul du langage et du sens.

    [3] Je fais pour l’instant l’impasse sur quelques traits de caractère qui la rendent moins facile à approcher que l’homme ne le souhaiterait.

    [4] Umberto Eco, De superman au surhomme, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1993, « Les structures narratives chez Fleming », p. 189-240. Cette différence entre les romans classiques et les onze romans d’espionnage de Fleming explique pour une part son succès.

    [5] Cité Ibid., p. 191. C’est moi qui souligne.

    [6] Ibid., p. 192.

    [7] « Fleming cherche des oppositions élémentaires : afin de donner un visage aux forces premières et universelles » (Ibid., p. 220).

    [8] On peut toutefois imaginer une structure ternaire, autrement dit un troisième élément qui soit aussi immuable que les deux autres. Tel est le schéma de base des films de Sergio Leone qui, selon la logique maçonne, sacrifie à cette symbolique ternaire : le truand ne deviendra jamais ni bon ni brute.

    [9] L’absence de terme spécifique pour désigner un affrontement à trois en dit long sur notre vision spontanément binaire.

    [10] Une fin alternative, que les bonus permettent de visionner, met en scène Terry grièvement blessé mourant dans les bras de Lara. Il évite ainsi de s’affronter à la possibilité du choix mauvais : dans l’esprit du scénariste, le choix de la fin la plus dramatique, quoique heureux, n’avait donc rien de nécessaire.

    [11] Une seule fois, dans Au service secret de Sa Majesté, Bond tombe amoureux d’une jeune femme, Tracy, et même se marie. Mais cet amour ne perdure pas dans l’épisode suivant, On ne vit que deux fois, qu’au titre de la vengeance (contre Ernst Stravo Blofeld, l’assassin de sa femme), non de je ne sais quelle nostalgie. Le passé ne présente donc pas de valeur dramatique pour lui-même.

    [12] L’amour pour Tracy n’est jamais évoqué, non pas parce qu’il serait refoulé, mais parce qu’il n’existe plus : nul signe ne trahit un retour du refoulé douloureux. À noter que l’un des épisodes qui, avec Pierce Brosnan, ont historicisé et psychologisé la trame narrative, fait aussi intervenir un ancien amour de Bond, cet amour connaissant le même sort tragique que Tracy.

    [13] Sur la différence entre ces deux types de morale, la bibliographie est considérable. On trouve un bon état de la question et un juste discernement chez Servais Thomas Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais. Histoire et discussion, coll. « Études d’éthique chrétienne », Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Le Cerf, 1986, chap. 2-4, p. 20-110.

    [14] Qui, loin de manquer à l’estime de soi, la suppose.

    [15] Cf. Pascal Ide, en collaboration avec Luc Adrian, Les sept péchés capitaux, p. 39.

    [16] Cf. Pascal Ide, Construire sa personnalité, chap. 4.

    [17] « Vous voulez savoir comment vont les choses – demande le philosophe Roger-Pol Droit – ? Fort simple : elles vont comme vous allez vous-même » (Dernières nouvelles des choses, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 259).

    [18] Sur le sens de cette symbolique, voir Alien.

    [19] Cf. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 1. De l’âge de la pierre aux mystères d’Eleusis, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 1976, p. 290-296.

    [20] « Aphrodite ne deviendra jamais la déesse par excellence de la fertilité. C’est l’amour physique, l’union charnelle qu’elle inspire, exalte et défend » (Ibid., p. 296).

    [21] Depuis Homère, « Artémis gouverne la sacralité de la vie sauvage, qui connaît la fertilité et la maternité, mais non pas l’amour et le mariage », d’où son « caractère paradoxal » qui fait coexister virginité et maternité (Ibid., p. 292).

    [22] La pensée et la pratique grecque dissocient donc ce que l’Ancien Testament et, a fortiori, le Nouveau Testament uniront, à savoir les deux significations du mariage et de l’acte sexuel : union et procréation.

    [23] Eschyle lui fait dire : « En toutes choses mon cœur penche vers le mâle à l’exception du mariage » (Les Euménides, v. 736 ; cité par Mircea Eliade, Histoire des croyances…, p. 293). Ellen Ripley (notamment dans l’opus 2 de la Tétralogie Alien) ou Lara Croft en constituent deux bons exemples.

    [24] Sur le sens de ce terme, voir La femme de l’aviateur.

    Lors de fouilles archéologiques au large de l’île de Santorin, Lara Croft (Angelina Jolie) trouve un globe lumineux qui, selon la légende est la clé permettant de trouver la boîte de Pandore. Mais un biologiste Jonathan Reiss (Ciaran Hinds) veut s’en emparer pour déverser sur le monde les plus graves fléaux. Pour le service de Sa Majesté, l’aventurière accepte de déjouer les plans de ce savant aussi richissime que sans scrupule. À ce dessein, elle requiert l’aide d’une de ses anciennes relations amoureuses, Terry Sheridan (Gerard Butler). Aventurier sans scrupule, celui-ci résistera-t-il à la convoitise de s’emparer de la boîte maléfique ? Et si, comme, naguère, Pandore, c’était Lara elle-même qui succombait à la tentation ?

    [/vc_c

    Les commentaires sont fermés.