La Passion du Christ
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Pays:
Américain
Thème (s):
Amour
Date de sortie:
31 mars 2004
Durée:
2 heures 47 minutes
Évaluation:
*****
Directeur:
Mel Gibson
Acteurs:
Jim Caviezel, Maia Morgenstern, Christo Jivkov...
Age minimum:
Adolescents et adultes

La Passion du Christ

Thèmes

L’amour, le sacrifice

    La Passion du Christ de Mel Gibson

    Pascal Ide, « La Passion du Christ. Une grande œuvre spirituelle et théologique, Liberté politique. Les deux Europe, 26 (juillet 2004), p. 107-150.

     

    « Tout l’immense appareil de l’incarnation et de la rédemption n’a-t-il pas été dressé pour désentraver l’homme, pour l’empêcher de rester tombé dans l’esclavage et j’ai presque envie de dire dans l’habitude du péché originel. Car le péché était surtout devenu une immense habitude. Et l’esclavage est l’habitude pour ainsi dire la plus habituée [1] ».

     

    « Comprendre que nous soyons l’ouvrage d’un Dieu, c’est facile ; mais que le crucifiement d’un Dieu soit notre ouvrage, voilà qui est incompréhensible ! […] Je sais que nous sommes faibles, que nous pouvons tomber dans le péché. Cependant c’est notre faute, parce que le Bon Dieu ne nous refuse pas sa grâce. Mais rester dans le péché après l’avoir commis, ayant tous les moyens d’en sortir, ayant tous les moyens d’en sortir, est une chose que je n’ai jamais pu comprendre [2] ».

    Après avoir vu le film de Mel Gibson, je suis resté immobile sur mon fauteuil, soulagé que le générique me permette de demeurer recueilli, soulagé aussi que mes voisins, ainsi que, depuis, des spectateurs me l’ont souvent raconté [3], ne sortent pas trop vite du silence. Quand on m’a demandé, ensuite, ce que j’avais pensé du film, il m’était difficile de répondre. La question était trop générale : comment donner une réponse qui vaille pour un autre ? Comment parler de ce film sans ne parler que de soi ? Je ne pense pas d’abord au retentissement de cette violence inimaginable, au sens propre du terme. Je songe surtout à la rencontre avec Celui qui, pour un chrétien, est tout et qui lui est Tout.

    Puis, l’inanité voire l’injustice de certaines objections pourtant répétées, la justesse de questions profondes et difficiles, des demandes multiples, le décalage signifiant entre les voix – plutôt négatives – des critiques et les réactions – plutôt positives – des spectateurs [4], m’a posé problème. Je me suis alors rendu compte que, paradoxalement, plus une réalité est intime, plus elle est communicable, mais en profondeur. Le Christ, être personnel par excellence, n’est-il pas aussi le seul être véritablement universel, lui qui, élevé de terre sur la Croix, a voulu attirer tous les hommes à lui (cf. Jn 12,32) ?

    Pour moi, le film de Mel Gibson est un grand moment de cinéma, esthétique, spirituel et, j’oserais dire, théologique. Il n’en demeure pas moins imparfait, comme je le noterai en son temps.

    Après m’être affronté aux difficultés le plus souvent opposées à ce film – elles sont principalement au nombre de trois [5] : il favorise la haine antisémite ; il n’honore pas la vérité du christianisme ; il met en scène une violence insoutenable –, j’en tenterai une brève méditation.

    1) Un film antisémite ?

    Cette objection se présente sous deux formes.

    a) Un antisémitisme intentionnel ?

    Je ne m’attarderai pas sur certains arguments avancés qui sont soit faux [6], soit des procès d’intention unilatéraux[7], soit des arguments non-réfutables [8], soit des amalgames [9].

    D’abord, le film montre à l’évidence que la responsabilité de la faute n’est en rien l’apanage d’une catégorie d’individus. Et même si les Juifs sont les « accusateurs » et les initiateurs, Pilate est beaucoup plus qu’un exécutant. À la violence des gardes juifs qui blessent Jésus au visage et le ligote étroitement répond la violence autrement plus sanguinaire de la chiourme impériale qui perd ici toute la superbe que certains films, très idéalisants, se sont complu à donner à la Roma æterna. Dans le même ordre d’idées, il est clairement montré que les responsables sont non le peuple juif, mais Caïphe et les (certains) grands prêtres qui, d’un côté, manipulent la foule et de l’autre, intriguent auprès des autorités romaines.

     

    « L’accusation d’antisémitisme ne tient pas », écrit Patrick Jarreau dans Le Monde. « Rien, dans le film, n’affirme ou ne suggère une culpabilité collective des juifs. Ceux qui réclament la mort du Christ ne sont pas les juifs en tant que tels, mais les prêtres de Jérusalem, ou la majorité d’entre eux, et la partie du peuple qui les suit. Jamais n’apparaît, non plus, l’idée d’une faute qui descendrait le cours des générations juives [10] ».

     

    Mel Gibson a même fait choix de mentionner que deux membres du Grand Conseil s’opposent à cette ignominieuse condamnation, alors que, dans les Évangiles, il est dit que « les grands prêtres et le Sanhédrin tout entier » étaient contre lui (Mt 26,59 ; cf. Lc 22,70). Le cinéaste a donc choisi, contre la littéralité du texte, mais bien dans son esprit et en conformité avec d’autres passages (cf. Jn 7,50-52), d’adoucir la violence unanime dans le lynchage et d’ainsi se refuser à tout manichéisme.

    Surtout, le premier fauteur de mal est dénoncé tout au long du film et, conformément à l’Écriture (cf. Lc 22,53), dès le début, dans une scène riche de résonance biblique et théologique : au jardin de Gethsémani apparaît un très inquiétant personnage, androgyne dans son visage comme dans sa voix[11] ; alors qu’il murmure : « Comment un homme peut-il porter seul le poids du péché ? », un pâle serpent sort de sous son vêtement et s’approche de Jésus. Celui-ci tourne alors son regard vers le Ciel : « Père, tout est possible à toi » ; ayant ainsi vaincu la tentation, Jésus écrase la tête venimeuse avec son talon. N’est-il pas signifié que le combat initié à la Genèse (cf. Gn 3,15) atteint ici son sommet et que l’ennemi par excellence vaincu par le Nouvel Adam est, non pas l’homme, a fortiori telle catégorie d’hommes, mais l’Adversaire du genre humain, étymologiquement le Satan, revenu « au temps marqué » (Lc 4,13) tenter Jésus ?

    Par ailleurs, une corrélation est significative. Arrivant au terme de son chemin de croix, sur le Golgotha, Jésus croise le regard de Caïphe des prêtres qui l’attendent et le scrutent. Or, au même moment, on le voit et on l’entend prononcer ces mots de la parabole du Bon Pasteur : « Je suis le bon pasteur. Je donne ma vie pour mes brebis. Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne. J’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la reprendre » (Jn 10,11.14.17-18). Comment mieux dire que Jésus offre sa vie pour ceux qui l’observent sans nulle compassion ? « Tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père », continue-t-il (Jn 10,18b). Or, comme l’affirme le Christ dans une parole rappelée à un autre moment, en flashback : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15,13). C’est donc que, loin d’exclure les Juifs, loin de haïr son peuple, au moment où certains de ses représentants – et pas seulement eux – lui manifestent le plus de haine, Jésus l’aime « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1). Ces paroles sont d’autant plus notables qu’elles sont tirées d’un Évangile dont on a parfois pu dire, à tort, qu’il entretenait l’antisémitisme [12].

    Plus tard, sur la croix, Jésus répètera la prière de pardon – « Père, pardonne-leur » – d’abord destinée aux bourreaux romains, au moment où Caïphe vient l’insulter. Et celui que la tradition appelle « le bon larron » ne se trompe pas sur l’intention du Christ qui dit au grand-prêtre passant devant lui : « Ecoutez, il prie pour vous ». Loin de porter à la haine, l’attitude de Jésus, autant que ses paroles, invite constamment à l’amour de tout homme, à commencer les enfants d’Israël.

    De plus, loin d’induire le marcionisme – ce prétendu christianisme rompant les amarres avec ses origines juives –, le film témoigne au contraire de la greffe de l’olivier sauvage (le païen porté par la racine) sur l’olivier franc (la racine juive) (cf. Rm 11,16-24) : depuis la citation d’Is 53,4 (« C’était nos souffrances qu’il portait, nos douleurs dont il était chargé ») qui ouvre le film, jusqu’à l’emploi de la langue araméenne (alors qu’il eût été tellement plus facile et nullement choquant d’employer une langue actuelle), en passant par l’identité juive de Jésus et de Marie – sa première parole appartient à la liturgie pascal, on le redira plus bas – constamment soulignée voire célébrée : « Cette Passion se révèle peut-être, contre toute attente, écrit Michel Kubler, comme le premier film où la judéité de Jésus est si bien soulignée : à plusieurs reprises, il répond par un psaume à ce qu’il doit subir, et Marie, apprenant l’arrestation de son fils, en cherche le sens avec les mots de la Haggadah, le rituel de la Pâque juive ». Et le journaliste de La Croix conclut : « Il faut dire d’abord, très nettement, que celui-ci n’a rien d’antisémite […]. À aucun moment n’est suggérée une culpabilité du peuple juif comme tel dans la mort de Jésus [13] ».

    Enfin, certaines critiques sont si peu fondées que j’en viens à me demander si ce n’est pas les récits des Évangiles qui deviennent gênants [14]. La question : qui fut, historiquement, responsable de la mort de Jésus ? est légitime ; elle est même nécessaire ; en tout cas, elle n’induit nul antisémitisme [15]. Mais ne nous trompons pas : si l’on met en question la Sainte Écriture elle-même, c’est le dialogue judéo-chrétien qui se trouvera grandement menacé [16].

    b) Un antisémitisme non-intentionnel ?

    L’objection peut prendre une autre forme : et si, contre l’intention même de Mel Gibson, le film pouvait inciter à l’antisémitisme ?

    L’on touche là un point qui sera développé plus loin : une bonne intégration de l’image suppose la formation de la volonté et de l’intelligence du spectateur. Quant à la volonté libre, le film ne peut susciter d’attitude antisémite que chez celui qui y est prédisposé. C’est trop donner à l’image et trop peu octroyer à la place du choix que de croire qu’elle puisse secréter par elle-même une attitude intérieure. Quant à l’intelligence, La Passion du Christ nous jette en plein procès et présuppose connues les pièces du dossier. Dès lors, les chefs de prêtres, les Pharisiens et les scribes semblent mûs par une haine aveugle et démentielle, alors qu’un certain nombre agissaient en croyant être fidèles à la Révélation biblique. Voilà pourquoi, surtout face au constat que la majorité des spectateurs n’a malheureusement plus aucune connaissance des Écritures, certains regrettent que Mel Gibson n’ait pas inséré une ou plusieurs scènes de controverse en flash back. Assurément, on le redira, un travail de formation – et déjà d’information – est plus que nécessaire après la vision du film ; à moins que celui-ci ne suscite un intérêt pour la lecture de la Bible (« Vous avez aimé le film ; vous adorerez le livre ! »). Rappelons toutefois que le mal est sans raison et qu’aucune explication ne peut réduire le scandale de la mort de l’innocent qui porte le péché du monde.

    Enfin, la crainte est un affect projectif ; elle demande à être vérifiée par les faits. Qu’en est-il en réalité de l’induction supposée d’antisémitisme ? Tarek Ben Ammar a rapporté que le Congrès juif américain a fait une enquête à la sortie des cinémas américains, demandant si, après visionnement du film, les personnes se sentaient plus antisémites. La réponse fut : « Nous le sommes moins ». Si surprenant que cela puisse paraître, un certain nombre de catholiques ont découvert, par ce film, que Jésus était juif, était rabbin [17].

    2) Un film irrespectueux de la vérité ?

    Cette difficulté se présente sous deux formes : le film ne respecte pas la vérité des Évangiles ; le film ne respecte pas la vérité même de l’événement du salut.

    a) De la vérité biblique ?

    1’) Un manque de fidélité à l’Évangile ?

    Mel Gibson, dit-on, rajoute au texte scripturaire. La liste de ces additions serait fastidieuse. Notons par exemple les chutes multiples sur le Chemin de Croix, la désarticulation du bras de Jésus pour permettre l’enfoncement du clou, le crèvement des orbites du mauvais larron par le corbeau. Par ailleurs, le scénario manque à la fidélité littérale : pourquoi Pierre trahit-il, dans le palais du Sanhédrin et non pas dehors, comme le disent les Évangiles (Mt 26,69 et //) [18] ? pourquoi la tunique du Christ est-elle déchirée, alors que l’Écriture dit expressément le contraire (Jn 19,24) ? De plus, certaines interprétations manquent de crédibilité : Mel Gibson a opté pour la position du clou adoptée par la majorité des représentations plastiques, le milieu de la paume [19] ; il a choisi de faire porter à Jésus la croix en son entier et non le seul patibulum (la barre transversale). Enfin, sa lecture falsifie le juste sens des Écritures, et cela est singulièrement vrai de la Résurrection.

    Le principe de ces critiques selon lequel il importe que le cinéaste colle au plus près à la réalité du récit mérite l’attention. En effet, la vérité est une composante essentielle de la crédibilité. Et l’on dira plus bas que l’émotion artistique liée au spectacle n’est nullement indifférente à ce souci de fidélité. Toutefois, n’oublie-t-on pas que le cinéma est un art et que son rapport à la vérité n’est pas documentaire mais symbolique et créatif [20] ?

    De plus, Mel Gibson a voulu honorer la vérité des faits [21]. Un certain nombre d’exégètes se sont inclinés devant la rigueur de la reconstitution historique et le respect des sources archéologiques [22]. Qu’en est-il dans la réalité ?

    Certaines options sont discutables et peuvent être discutées à l’infini. La plus critiquable est, à mon sens, comme le note l’objection, l’interprétation qui est donnée de la Résurrection. Elle oublie au moins deux réalités fortement soulignées par les Écritures : le miracle de la sortie hors du tombeau échappe à toute vision puisque les témoins arrivent lorsque la pierre est roulée ; Jésus « est vu » (ophtè), autrement dit c’est par le témoignage de ceux qui l’ont vu, singulièrement par les Apôtres de nouveau réunis, que l’on croit à sa résurrection (cf. 1 Co 15,3). Maintenant, cela ne signifie pas que cette ultime scène, si nécessaire et si difficile à mettre en scène, soit sans mérite : sobrement, la résurrection est montrée par le lent passage à la station debout (le verbe grec utilisé pour « ressusciter », égéiro, signifie aussi « se lever ») ; la rupture est souligné par le corps intègre et nu, la continuité par les mains stigmatisées. Ainsi, dans une admirable inclusion, la parole d’Is 54,3 qui ouvrait le film trouve son accomplissement dans « le premier-né d’entre les morts » (Col 1,18).

    Par ailleurs, se plaindre que Gibson rajoute au texte oublie que l’on ne saurait tirer un script de deux heures à partir de quatre pages d’Évangile. Et les ajouts (ou les rares changements) portent sur des détails et nullement sur le cœur du texte et du message évangélique. En fait, la question la plus importante est celle-ci : ces ajouts et ces modifications sont-ils accidentels ou dictés par une intention d’ensemble ? dans le second cas, que vaut, historiquement et théologiquement, cette interprétation ? Personne ne s’est offensé, au contraire, que Johann Sebastian Bach ajoute au récit de l’Évangile dans les admirables chorals – sans parler des récitatifs – de ses deux Passions. Parce que ces textes, qui permettent à l’auditeur d’entrer dans le sens profond de la passion, font corps avec celle-ci. Pour ma part, j’estime que ces apports constituent une relecture unifiée, conforme à la foi catholique et riche de suggestions théologiques et spirituelles (pour autant que l’on puisse distinguer ces deux points de vue, surtout dans le cas de la Passion). C’est ce que je tenterai de montrer, très succinctement, en dernière partie.

    Ensuite, la critique d’infidélité porte plus souvent sur les scènes qui semblent surenchérir en violence, alors que d’autres séquences (par exemple avec Marie ou l’Apôtre Jean), tout autant inventées (au sens d’ajoutées) suscitent en général non pas l’opprobre, mais l’approbation. Nous sommes donc renvoyés à la question du statut de la violence filmée.

    En outre, René Girard livre un argument par les conséquences qui a justement retenu l’attention. Avec l’acribie de celui qui a longuement médité sur la violence collective, il ne peut manquer de s’interroger sur la véhémence inouïe et parfois consternante des débats suscités par le film, sans parler de la malhonnêteté de certains procédés [23] ; il constate aussi que ceux-ci ne font que répéter des arguments qui sont loin de dater d’aujourd’hui, mais dont ils n’ont « pas la moindre conscience ». Or, « quelle est la force invisible mais souveraine qui manipule tous ces critiques sans qu’ils s’en aperçoivent ? A mon avis, c’est la Passion elle-même ». Et la Passion non pas édulcorée, aseptisée, mais filmée simplement « telle quelle » : « Si vous m’objectez qu’on a filmé celle-ci bien des fois dans le passé sans jamais provoquer ni l’indignation formidable ni l’admiration, aussi formidable sans doute mais plus secrète, qui déferlent aujourd’hui sur nous, je vous répondrai que jamais encore on n’avait filmé la Passion avec le réalisme implacable de Gibson [24] ». La polémique témoigne donc, à son corps défendant, de la réalité de ce qui est en jeu.

    Enfin, certains ajouts sont tirés de sources étrangères, sujet qui va maintenant être traité.

    2’) Une inspiration étrangère à l’Évangile ?

    Mel Gibson l’a explicitement dit, il s’est inspiré des visions de la mystique allemande Anne-Catherine Emmerich (1774-1824) [25] et de la vénérable Marie d’Agreda (1602-1665) [26] ; or, celles-ci sont, au mieux, des « révélations privées » ; mêlées à l’Évangile, elles ne peuvent que brouiller la pureté de la source de notre foi qu’est la Révélation divine (qui ne se réduit pas à la Scriptura sola, mais est l’Écriture lue dans la Tradition de l’Église et régulée par le Magistère).

    Je n’entrerai pas dans le débat sur le statut des révélations privées à l’égard de l’unique révélation publique [27]. Je rappellerai seulement une distinction. Du point de vue de l’objet révélé, selon l’adage qui appelle une juste évaluation, « la Révélation est close à la mort du dernier Apôtre » [28] ; par conséquent, nulle révélation privée ne pourra enrichir le trésor du Mystère dévoilé par le Christ d’une vérité nouvelle, et encore moins s’y substituer : la Parole de Dieu demeure toujours la source et le terme. En revanche, du point de vue du sujet croyant, ces révélations peuvent, et parfois considérablement, aider non seulement à la conversion, mais au progrès spirituel [29]. Au nom de quoi dénier à Dieu le droit de multiplier les chemins par lesquels il veut conduire les âmes toujours plus près de lui ? Les papes, disait Jean xxiii, « se font un devoir de recommander à l’attention des fidèles – quand après mûr examen ils le jugent opportun pour le bien général – les lumières surnaturelles qu’il plaît à Dieu de dispenser librement à certaines âmes privilégiées, non pour proposer des doctrines nouvelles, mais pour guider notre conduite [30] ».

    Ce point rappelé, venons-en à l’usage que le cinéaste peut faire de ces révélations dans un film sur la Passion. En fait, la question est plus générale. La seule Sainte Écriture ne contient pas tous les éléments pour un scénario de film (ou pour la trame d’une pièce de théâtre). Elle est à la fois plus riche – aucune mise en scène ne pourra jamais en épuiser les virtualités – et plus pauvre – quantité de détails sont passés sous silence, et comment pourrait-il en être autrement ? Toute représentation filmée de la Passion est donc nécessairement une interprétation [31].

    Le cinéaste américain Brian de Palma disait lors d’une interview que, quelle que soit la précision du script, le photographe, le cinéaste passe son temps à faire des choix, y compris et à commencer pour les détails les plus anodins : doit-on mettre des chaises de sky rouge ou de sky noir ? Or, ces choix sont commandés par une certaine vision, souvent non raisonnée, inconsciente [32]. Inversement, plus la décision est consciente, plus elle est libre et donc plus intégré sera le scénario. Un film sur la Passion ne peut se soustraire à cette loi générale. Même le cinéaste qui s’est voulu le plus littéraliste comme Pasolini dans son Évangile selon saint Matthieu [33], a bien dû rédiger un scénario, faire des découpages, choisir tel lieu, tel vêtement, tel personnage, etc., bref, en permanence, ajouter, le plus souvent au texte, et en tout cas aux gestes et aux multiples éléments qui composent un récit en images.

    La question devient alors : puisque les Écritures ne peuvent aider, à quelle source puiser les représentations, les images de la Passion ? Le choix est, on le comprend désormais, laissé au choix du cinéaste. Mais, c’est ce que l’objection, dont on a dénoncé le fond littéraliste, voire historiciste, néglige. Dès lors, la question devient : à quelle source puiser ? Mel Gibson avait le choix entre mieux cerner la réalité historique de la Passion, se laisser aller à sa seule inspiration, ou s’inspirer d’une mystique ayant transcrit en visions. Mais la seule approche archéologique, si précise soit-elle, d’une part laisse dans l’ombre quantités de détails que le cinéaste doit trancher, d’autre part, en rester à une perspective humaine qui est inadéquate, à elle seule, au Mystère. Valait-il mieux se fier à son intuition ou à celle d’une personne qui a passionnément aimé le Christ [34] ? Le réalisateur de la Passion du Christ a conjugué les trois sources.

    b) De la vérité de l’événement ?

    Cette objection mérite qu’on s’y arrête avec attention. Elle touche le cœur même de notre foi.

    1’) Une représentation tronquée ?

    Mel Gibson n’a filmé que les douze ou dix-huit dernières heures de la vie du Christ et la Résurrection est à peine évoquée; or, cette existence ne fait sens qu’en totalité ; amputé de la vie cachée, de la vie publique et de son ouverture à la vie supra-mondaine, elle perd en vérité, donc en puissance d’évangélisation, ce qu’elle perd en totalité. Ce qui est partiel devient, ici, partial.

    Là encore cette objection me paraît entamer un mauvais procès. D’abord, Mel Gibson ne trompe pas son public : le titre – « The Passion of Christ » – couvre exactement le sujet traité. Ensuite, les flashes back – dont pas moins de huit pour la seule Cène, soulignant à chaque fois les gestes et les paroles du Christ sur l’amour d’autrui – embrassent autant la vie cachée du Christ à Nazareth que sa vie publique. Enfin, de même que le Christ est tout entier dans chaque hostie et chaque parcelle d’hostie, de même la totalité de son mystère se donne à voir à chaque moment de son existence, mais plus encore à cette Heure pour laquelle il est venu, c’est-à-dire la Passion. L’eunuque de la reine Candace n’est-il pas bouleversé par le récit du Serviteur souffrant sans encore connaître la vie de Jésus (Ac 8,26-40) et encore moins sa résurrection ? Faut-il donc qu’à côté de toutes les croix, on place systématiquement une crèche, le mont des Béatitudes, un tombeau vide ?

    2’) Une répétition de l’unique ?

    Le Christ est le Révélateur du Dieu invisible (cf. Jn 1,18). Or, unique et irrépétable est la figure du Christ : seul celui que le Père a choisi peut le traduire sans le trahir. Dieu, dans son libre et amoureux dessein d’amour a choisi de se donner à voir, entendre et toucher (cf. 1 Jn 1,1) dans le Fils unique incarné en Jésus et en nul autre : « Qui m’a vu, a vu le Père ». (Jn 14,6) Voilà pourquoi nul film sur le Christ ne peut pleinement exprimer son mystère. Un signe n’en est-il pas que tout acteur jouant Jésus déçoit ; tout film qui prétend nous raconter sa vie, même s’il ne crée pas un scandale, demeure en-deçà des attentes et suscite des polémiques sans fin. En ce domaine, une certaine retenue, voire une ascèse, invite à en rester à la pure source des Écritures relue en Église. L’unicité de l’événement de l’Incarnation introduit donc un interdit : celui de le répéter, donc de le représenter.

    En outre, pas plus qu’il ne s’agit de sombrer dans une gnose déniant au mystère insondable du Dieu vivant le droit de sortir de son silence pour se dire dans une forme finie, pas plus ne s’agit-il de cantonner sa présence à la seule existence historique de Jésus, sous Ponce Pilate et sur la terre de Galilée. Mais là encore, laissons à Dieu l’initiative de choisir la manière dont il veut demeurer présent parmi nous (Mt 28,20), à savoir sa Parole et ses sacrements. Or, la Parole n’est pas un reportage sur la vita Christi ni le sacrement une pure et simple répétition des gestes du Christ.

    Cette critique ne réveille-t-elle pas la querelle de l’iconoclasme ? Combien de personnes, et notamment de Saints, se sont convertis ou ont été profondément touchés en contemplant un tableau, une icône du Christ en Croix. Qui ne sait que saint François d’Assise dit s’être converti face au Christ crucifié de l’église de Saint Damien et sainte Thérèse d’Avila en contemplant un Christ aux outrages (autrement dit flagellé et conspué). On sait que le thème de fresque le plus souvent peint par Fra Angelico dans les cellules de ses frères du Couvent de San Marco, à Florence, est celui de la Crucifixion.

    On fera valoir qu’il existe une différence entre l’icône et l’image, a fortiori le type d’image qu’est le cinéma. Interroger cette différence reviendrait à élaborer une théologie de l’image qui manque aujourd’hui cruellement. Toutefois, même « dans un monde où l’image abonde et où son rapport au réel se défait [35] », le principe basilien sur lequel s’est fondé le second Concile de Nicée pour défendre l’iconodulie – « L’honneur rendu à l’image s’en va au modèle original [36] » – demeure véridique en son fond et s’applique à la représentation, que celle-ci soit ou non une icône.

    Pour actualiser ce point, je m’aiderai d’un écrit trop peu connu de l’un de nos plus grands penseurs chrétiens contemporains [37], qu’on ne saurait suspecter de minimiser la vérité de la présence sacramentelle [38]. À trois reprises, en 1890, en 1900 et en 1910, Maurice Blondel a assisté à la représentation du « Mystère de la Passion » donnée par les habitants du village d’Oberammergau, en Haute-Bavière ; il en fit une brève étude d’« esthétique religieuse » publiée dans La Quinzaine en 1900, texte qu’il compléta et édita sous forme de brochure en 1910 [39]. Quand il assiste la première fois au spectacle de la Passion, le philosophe français dit ressentir une « appréhension » et se formule des objections qui ressemblent étrangement à celles que suscite le film de Mel Gibson : « D’une part, en effet, il me semblait que l’immense attente serait presque inévitablement déçue, que la moindre imperfection dans le jeu des acteurs deviendrait insupportable, que la plus légère apparence d’artifice théâtral et de recherche plastique risquerait de répugner, que toute addition au texte sacré et tout arrangement choquerait les âmes croyantes ou respectueuses comme une profanation sacrilège. D’autre part, le récit évangélique, que ranime la méditation solitaire ou le pieux commentaire de la prédication, résisterait-il à la lumière crue, aux exigences logiques, à la psychologie collective, à l’optique impitoyable du théâtre [40] ? »

    Bref, comment oser rapprocher le verbe et le substantif : « jouer la Passion [41] » ?

    Or Maurice Blondel constate à son grand étonnement que toutes « ces difficultés, en apparence si insurmontables, s’évanouissent comme par enchantement [42] » lors de la représentation. Mettre en scène la Passion est donc possible ; plus encore, ce Mystère est « bienfaisant et fécond [43] ».

    Possible. En effet, « l’art n’est pas un simple délassement, un caprice de la fantaisie » ; et si l’on peut penser cela du théâtre, combien le pense-t-on encore davantage du cinéma. En sa vérité, « l’art tient aux racines les plus intimes du cœur ». Or, « la Passion, c’est à la fois le Drame par excellence et c’est notre drame à nous ; elle est tout ensemble quelque chose de vraiment universel et quelque chose d’ineffablement intime et singulier ». Par conséquent, « l’objet qu’on nous présente en spectacle à Oberammergau répond avec une incomparable précision aux exigences de l’art, sans perdre son caractère surnaturel[44] ». Plus proche de nous, le théologien suisse Hans Urs von Balthasar, dans les cinq gros volumes de sa Dramatique divine, montrera que l’on peut penser l’action de Dieu vis-à-vis de l’homme, action qui culmine à la Croix, comme un drame où il retrouve, transposés et accomplis, tous les éléments du théâtre humain : le théâtre, explique-t-il, « porte expressément les drames de l’existence à la lumière du spectacle […] : il transforme l’événement en spectacle […], et en même temps il dispose l’image pour la parole[45] ».

    Bienfaisant et fécond. Une première raison, pour être générale, est décisive : « le propre de la vérité chrétienne, c’est d’être incarnée ; pas une affirmation dogmatique qui ne soit d’abord acte et vie[46] ». En 1904, Blondel a écrit le texte capital, Histoire et dogme, en vue d’éclairer les discussions suscitées par la crise moderniste et, notamment, par l’œuvre d’Alfred Loisy. Ainsi, dit-il, « l’histoire vivante ne se mesure point uniquement aux textes, là surtout où la vérité spirituelle dépasse tous les moyens positifs d’information chez les témoins eux-mêmes, eussent-ils été des professionnels de l’érudition et de la critique. Il y a une vérification d’un autre ordre, qui ne supplée pas au reste, mais à laquelle rien ne supplée. Et c’est une forme de cette expérimentation métaphysique et psychologique qui s’offre à nous à Oberammergau, dans l’optique grossissante du théâtre populaire[47] ». Dans la conclusion, Blondel fulmine contre les critiques modernistes des « intellectuels d’outre-Rhin » et demande que « les braves gens […] nous préservent de la théologie abstraite, plus préjudiciable encore aux intérêts suprêmes de la vie chrétienne, que « la science des règles » ne peut l’être à la fécondité de l’art[48] ». Que l’on ne se trompe pas : Blondel oppose ici non pas la vérité du bon sens populaire à l’intellectualisme cérébral, mais, rendant ainsi hommage à l’intelligence au service de laquelle il a dédié sa vie, deux régimes de la pensée : l’une, pneumatique, qui honore l’intégralité de la réalité concrète et l’autre, noétique, qui l’ampute abstraitement[49].Or, loin d’être datée, la rupture entre le Jésus historique et le Christ de la foi qui est au cœur de la crise moderniste, est toujours d’actualité. Un ouvrage tout récent l’atteste[50],certaines émissions télévisées de même[51]. Et il n’est pas impossible que certaines résistances profondes contre le film viennent d’un refus a priori de toute représentation d’un Jésus historique au nom du principe selon lequel seul importe le Christ de la foi. Plus encore, de ce dualisme touchant le mystère de l’Incarnation au « docétisme sotériologique » touchant le mystère de la Rédemption, il n’y a qu’un pas [52]. C’est ce qu’atteste l’effroyable texte suivant :

     

    « Jésus de Nazareth […] n’a que peu souffert ». Il « a passé moins de 24 heures dans un poste de police, où il a été passé à tabac entre les transferts d’un local judiciaire ou administratif à un autre. Il a connu, ainsi que dans son transfert sur le lieu de l’exécution, le mélange de coups, d’insultes et de moqueries que connaissent les clients de toutes les polices du monde […]. Il fallut même abréger la durée du supplice pour que tout soit fini avant la grande fête religieuse locale. Il a eu somme toute beaucoup de chance […]. C’est peu respecter ton Seigneur que de penser qu’il prétendrait avoir souffert plus que toi […] sous prétexte qu’il était [sic pour l’imparfait !] Dieu. Or ceci est absurde [53] ».

     

    Il y a différentes manières de « réduire à néant la croix du Christ » (1 Co 1,17) et le réductionnisme grinçant de l’auteur de ces lignes n’est pas le moins périlleux. On sait aussi que l’on a pu préférer ou qu’on préfère encore parfois la croix (sans crucifié représenté) au crucifix ; or, le signe du chrétien est celui-ci et non celle-là [54]. Qu’il nous est bon de réentendre ces paroles du Curé d’Ars :

     

    « Comprendre que nous soyons l’ouvrage d’un Dieu, c’est facile ; mais que le crucifiement d’un Dieu soit notre ouvrage, voilà qui est incompréhensible ! […] Je sais que nous sommes faibles, que nous pouvons tomber dans le péché. Cependant c’est notre faute, parce que le Bon Dieu ne nous refuse pas sa grâce. Mais rester dans le péché après l’avoir commis, ayant tous les moyens d’en sortir, ayant tous les moyens d’en sortir, est une chose que je n’ai jamais pu comprendre [55] ».

     

    Le philosophe français analyse ensuite les différentes raisons pour lesquelles ce Mystère produit un tel effet sur l’âme. Il en dénombre six : les tableaux vivants, le chœur qui commente et livre les intentions, le personnage du Christ, la participation des acteurs; la coopération des spectateurs et la collaboration de la nature. Il aurait fallu tout citer. Je ne retiendrai que la troisième et la quatrième raisons qui sont étroitement unies. Blondel souligne volontiers la vie spirituelle et intérieure des interprètes : Rosa Lang qui joue Marie en 1890 s’est « préparée à son rôle en soignant les malades du village » et « la pièce finie, est partie pour le couvent » ; plus généralement, depuis l’enfance, chaque habitant du village qui jouera un rôle dans la pièce « a grandi dans l’attente du rôle inconnu qui lui sera confié » et « il s’y prépare avec une ferveur de tout son être [56] ». Ce qui vaut pour le théâtre vaut aussi pour le cinéma. Si l’admirable « biographie » de Gandhi que nous a proposée le film de Richard Attenborough en 1980 fut un succès mérité et salué, cela tient avant tout à la performance de l’acteur Ben Kingsley dont on sait que, pendant des mois, il épousa de l’intérieur la manière de vivre et la spiritualité du Mahatma. Mais qui peut prétendre imiter le Christ, demandera-t-on ? C’est à la fois infiniment plus difficile et infiniment plus facile que de jouer le rôle de Gandhi. Car la grâce est, au sens le plus rigoureux, christoconformante [57], elle fait du chrétien un alter Christus qui peut dire en vérité, à la suite de saint Paul, cette parole follement audacieuse : « Ce n’est plus moi mais le Christ qui vit en moi ». (Ga 2,20) Or, l’on sait combien le chrétien Mel Gibson, quel que soit son appartenance ecclésiale, médite sur la Passion depuis douze ans, combien l’équipe du film a travaillé dans un véritable climat spirituel, combien Jim Caviezel a tenu à vivre son rôle dans un esprit de prière, demandant que la messe soit célébrée quotidiennement aux studios de Cinecittà [58]. La Passion du Christ ne pourrait-il donc pas fournir « un instrument capable d’échapper aux dangers de la gnose [59] » ?

    On pourra objecter que toutes ces remarques de Blondel valent pour une représentation théâtrale. S’appliquent-elles à ce type de spectacle spécifique qu’est le cinéma ? Et notamment à ce qui le caractérise en propre, à savoir l’image-temps et l’image-mouvement [60] ? Ce sujet mériterait un développement qu’il n’y a pas la place et que je n’ai pas la compétence de faire. Je ferai simplement appel à deux arguments d’autorité. Balthasar dit un moment que s’il a choisi le théâtre et non le cinéma comme paradigme pour élaborer sa Theodramatik, c’est parce que le cinéma ne présente pas la puissance dramatique du théâtre. Par conséquent, les objections portées contre la capacité qu’ale cinéma de représenter le drame de la Passion devraient valoir a fortiori contre le théâtre. Le penseur contemporain René Girard note de son côté que le cinéma nous libère de l’irréalisme typique de l’esthétique actuelle. En effet, explique-t-il dans un raccourci simplificateur mais suggestif, le « modernisme » a introduit une séparation « entre l’esthétique d’un côté, le technique et le scientifique de l’autre » ; or, la science étudie la réalité et la technique la contrôle ; par conséquent l’art occidental s’est coupé de la réalité : le beau s’est délié du vrai (dont, j’ajoute, chez les Grecs et les médiévaux, il était la splendeur). Or, la spécificité du cinéma est de réintroduire un réalisme depuis longtemps oublié par l’art. Voilà pourquoi

     

    « pour comprendre ce qu’a voulu faire Mel Gibson, il me semble qu’il faut se libérer de tous les snobismes modernistes et postmodernistes et envisager le cinéma comme un prolongement et un dépassement du grand réalisme littéraire et pictural. […] Si les artistes de la Renaissance avaient disposé du cinéma, croit-on vraiment qu’ils l’auraient dédaigné [61] ? ».

    3’) Un manque d’intériorité ?

    Certains ont pu reprocher au film son absence d’intériorité : hors la scène admirable de densité et d’intériorité contenue au jardin des Oliviers, la musique omniprésente de John Debney, la succession de scènes violentes dénuées de toute pause, l’absence de représentation du combat spirituel du Christ, tout contribue à projeter le spectateur hors de lui-même ; or, l’on sait que seul le silence permet l’entrée en soi-même – a fortiori la conversion intérieure (cf. Lc 15,17). En privilégiant un spectaculaire centrifuge – que d’aucuns qualifieront, non sans simplisme, d’hollywoodien voire d’américain –, Mel Gibson ne manque-t-il pas son objectif qui est de toucher les cœurs voire d’évangéliser?

    La demande, plus encore le besoin, d’appropriation est ô combien légitime. On le notait au début : un signe de la nécessité de ce travail d’intériorisation est que le public qui rentre bavard demeure sans parole lors du générique final et émerge difficilement de son silence – « Le reste est silence » – en sortant de la salle. Mais, tout d’abord, l’objection tend à virtualiser une réalité qui résiste : c’est l’Évangile lui-même qui met en scène ces hurlements (cf. Lc 22,23) ; à l’invasion de la bande-son caractéristique de la civilisation méditerranéenne, s’ajoute une foule dont la furie fait régresser sa parole en vociférations animales. Par ailleurs, plus bruyant que les hurlements féroces résonne le silence profondément impressionnant de Jésus alors que les coups sans nombre pleuvent sur lui. Ensuite, les scènes de violence sont en permanence entrecoupées de retours en arrière et de plans – souvent au ralenti, ce qui brouille le son – filmant les visages des spectateurs. Surtout, enfin, l’objection ne parle-t-elle pas autant de l’objecteur que de l’objecté ? En effet, les besoins d’intériorité des spectateurs sont divers – et donc diversement évalués – : pour certains, le travail d’appropriation doit avoir lieu pendant le film, pour d’autres, il peut attendre. Plus encore, le montage a pensé l’alternance des scènes présentes, souvent violentes, et les scènes passées qui non seulement sont apaisantes mais livrent la signification spirituelle. Il permet ainsi de passer des sens au sens : « Plus les scènes sont brutales – note le Père Rosica –, plus puissants se font les retours sur l’enseignement de Jésus au Mont des Béatitudes, Jésus s’identifiant au Bon Pasteur, Jésus offrant sa vie dans le pain et le vin de la Dernière Cène [62] ».

    3) Un film « gore » ?

    Le sondage Ipsos le soulignait, les personnes sont surtout arrêtées par cette dernière difficulté : « Je crains que le film soit trop violent » ; « Je suis confronté tous les jours à la souffrance des personnes que je croise et dont je m’occupe ; ce serait trop ». Certains disent avoir fait des cauchemars après le visionnement du film. À ces craintes s’ajoutent une objection : oubliant la sobriété du texte évangélique, le héros de la trilogie Mad Max ne sacrifie-t-il pas au spectaculaire, voire, à l’instar de nombre de films actuels, ne nourrit-il pas une fascination très ambiguë pour la torture-spectacle ? Enfin, certaines prises de position très radicales, accusant ce péplum gore de sadisme ou de pornographie, ont achevé de déstabiliser un public peu enclin à consommer de la violence « pure ».

    a) Une objection

    Alors que l’Évangile se contente d’une simple phrase : « Pilate prit alors Jésus et le fit flageller » (Jn 19,1 ; cf. Mt 27,26 et Mc 15,15), le réalisateur nous inflige une effroyable et interminable boucherie. Et, mutatis mutandis, on pourrait dire la même chose du Chemin de croix.

    Trois remarques préliminaires.

    1. On sait – mais on oublie vite – que la violence subie par le Christ fut bien plus terrible que ce qui est ici montrée et que tout ce qu’on pourra en filmer. Horace disait de la flagellation que c’était un supplice « horrible » [63] et Cicéron du « supplice » de la Croix qu’il était « le plus cruel et le plus terrifiant qu’il y eut [64] », au point qu’on n’infligeait ces tortures qu’aux rebelles et aux esclaves, les estimant « indignes d’un citoyen romain et d’un homme libre [65] ». Mel Gibson a lui-même limité le nombre de coups de fouet ; comparé au Crucifié du linceul de Turin qui fut frappé cent-vingt fois, Jésus reçoit dans le film « seulement » quatre-vingt coups de fouet. À l’accusation de violence gratuite, le correspondant du journal Le Monde à Washington, Patrick Jarreau, répond : « On observera que la mise à mort de Jésus, telle qu’elle est décrite pas les Évangiles, n’a rien d’aimable. Les procédés employés par Gibson pour montrer la haine qui se déchaîne et les souffrances subies sont légitimes. La représentation qu’il en donne peut être jugée trop littérale, mais aucune image de son film ne dénote une complaisance perverse dans la peinture de la douleur [66] ». Enfin, au plan théologique, Thomas d’Aquin, qu’on ne peut guère soupçonner de sensiblerie, estime que la souffrance, physique autant qu’intérieure, supportée par le Christ, d’une part fut universelle selon son genre [67], d’autre part, fut la plus grande de toutes, selon le témoignage de l’Écriture (« Voyez s’il est une douleur pareille à la douleur qui me tourmente » : Lm 1,12 ) et en raison de sa volonté salvifique [68].
    2. Si sobres soient les Évangiles, ils ne voilent pas la grande souffrance de Jésus ; lui-même n’hésite pas à dire qu’il lui faudra « souffrir beaucoup » (Mt 16,21) ; et qui, à l’époque, ignorait ce qu’était le supplice de la crucifixion ? Par ailleurs, remarque René Girard, « la description réaliste au sens moderne pouvait pas être pratiquée, car elle n’était pas encore inventée ». Voire, « les récits de la Passion contiennent plus de détails concrets que toutes les œuvres savantes de l’époque ». Voilà pourquoi Girard émet l’hypothèse suivante : « L’impulsion première dans le développement du réalisme occidental vient très probablement de la Passion [69] ». Enfin, les Écritures forment un tout ; or, d’autres passages traditionnellement interprétés comme décrivant la Passion, au premier rang desquels le quatrième chant du Serviteur, expriment la défiguration subie par l’Innocent.
    3. Après avoir entendu telle ou telle réaction, il n’est pas inutile, pour permettre une prise de recul, d’expliquer que Jim Caviezel avait une doublure et que, de surcroît, à partir de la flagellation, il revêtait une fausse peau.

    La question demeure : le film est-il impudique, voire obscène ? suscite-t-il le voyeurisme, voire la fascination ? Les critiques répondant positivement se contentent de l’affirmer, sans argumenter, sans par exemple proposer la distinction élémentaire entre ce qui est représenté et la manière de le représenter. Voilà pourquoi mon propos est de sortir de la polémique en proposant quelques critères. Pour y répondre, je m’aiderai de l’analyse que le chroniqueur d’Études, Jean Collet, propose d’une scène du film de John Ford, La charge héroïque, dont il dit qu’elle est « la scène de violence sans doute la plus remarquable de l’œuvre de Ford[70] ». Le capitaine Nathan (John Wayne), accompagné de deux jeunes officiers, le lieutenant Cohill et le sous-lieutenant Pennell, surprend de nuit la rencontre d’un trafiquant d’armes, Rynders, et d’un chef indien. Celui-ci, devant le mépris affiché par l’odieux trafiquant, lui décoche une flèche en plein cœur et les hommes de Rynders, tentant de fuir, sont pris par les Indiens et jetés dans le feu. Quelle mort atroce ! Pourtant, Ford traite la scène avec pudeur. Comment ?

    1. Les plans sont brefs (depuis le meurtre de Rynders jusqu’au départ des trois soldats, la séquence dure 1 minute 30), peu nombreux (trois au total) et composent une image floue (nous sommes en pleine nuit ; le feu en premier plan éblouit ; les mouvements trop rapides des personnages et leur nombre empêchent d’apercevoir précisément les gestes).
    2. On voit surtout la scène à travers le regard des trois hommes.
    3. Et ces hommes, loin de pactiser avec la violence du châtiment légitime dans son principe (Rynders est l’un des responsables d’une guerre cruelle), sont écœurés : le Capitaine Nathan lui-même, militaire aguerri, demande du tabac pour chiquer. Et Jean Collet de louer cette leçon de cinéma qui se refuse à « dissocier l’esthétique et l’éthique » :

     

    « La violence n’est pas donnée en spectacle […]. Là où il est si tentant de produire la fascination de la violence et l’escalade de la haine. Je ne vois pas d’autre manière morale de mettre en scène la violence au cinéma. […] On ne peut filmer la violence qu’à travers un regard humain » qui « compatit avec la victime ».

     

    N’est-ce pas justement ce que fait Mel Gibson ?

    1. Le premier critère semble difficilement s’appliquer. Pourtant, contrairement aux chiffres souvent entendus, les plans montrant la flagellation font 5 minutes 30 en tout[71] et ceux de la crucifixion, 2 minutes et demi. Toutefois la représentation de flagellation et le chemin de croix est longue pour des raisons que je tenterai d’expliquer plus bas, mais une étude précise des plans montrerait que ceux-ci sont souvent brefs et ne s’attardent pas sur le corps déchiré de Jésus ;jamais un cadrage ne m’a paru gratuit ou complaisant. Par exemple, si le Ecce homo (la présentation de Jésus par Pilate à la foule) est obscène, au sens étymologique du terme (c’est-à-dire « placé devant la scène »), n’évoque-t-il pas la vision qui décida de la conversion de Thérèse d’Avila ?
    2. La caméra filme plus souvent les spectateurs ou les bourreaux que le corps martyrisé. Loin d’adopter le point de vue de la foule complice, la caméra s’attarde sur les regards qui se détournent et si elle montre ceux qui se complaisent dans le spectacle (comme l’officier commandant le supplice), leur mufle dissuade toute identification.
    3. Enfin, les spectateurs éprouvent de la compassion face à l’insupportable, et celle-ci prend différentes formes : le plus souvent les pleurs (ceux de Marie avant même que Jésus soit déchiqueté par le flagrum ; sanglot de Marie-Madeleine pendant la flagellation ; larmes de Jean après), mais aussi le détournement de tête voire le retrait (un certain nombre de grands prêtres ne restent pas après la première série de coups de fouet), le tremblement des mains (celui du jeune homme qui tend le récipient avec lequel Pilate se lave les mains).

    Plus encore, et ce point constitue un apport supplémentaire par rapport au film de John Ford, le regard d’un certain nombre d’observateurs (autant juifs que romains) évolue, se convertit, pourrait-on dire : il passe de la fascination (pire, de la haine) à la stupéfaction, voire à la pitié. Cette rédemption du regard, « lampe du corps » (Mt 6,22), symbolise celle de la personne. Elle épouse le changement décrit par le quatrième chant du Serviteur : les foules, est-il dit, passent de la conversion – « nous le considérions comme puni, frappé par Dieu » – à la reconnaissance de la vérité – « ce sont nos souffrances qu’il portait » (Is 53,4). Or, c’est par la médiation de la vision du Serviteur que s’opère ce changement tout intérieur : « les multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue […] devant lui des rois resteront bouche close, pour avoir vu ce qui ne leur avait pas été raconté » (Is 52,14-15). Laurent Dandrieu résume ces deux dernières raisons en écrivant dans Valeurs actuelles : « Jamais cette violence n’est esthétisée, mise en valeur d’une quelconque façon ; jamais elle ne cherche à susciter autre chose que de l’affliction ou de la compassion [72] ».

    En outre, La Passion du Christ met en place trois autres protections contre le voyeurisme. Je ne ferai que les énoncer : 1. Même déparé, le corps silencieux de Jésus garde une profonde majesté et se trouve enveloppé de mystère. 2. Bien des plans sont inspirés par les artistes les plus prestigieux, comme Matthias Grünewald, Le Greco, Le Caravage, etc., voire empruntés à des chefs d’œuvres incontestés de l’art plastique, notamment pictural, chrétien. Mel Gibson dit s’être efforcé « à ce que la violence soit compensée par une réelle beauté lyrique [73] » ; la formule, précise, notons-le, ne parle en rien d’une esthétisation de la violence, si présente aujourd’hui au cinéma. 3. Si Nathan et les deux officiers demeurent des témoins horrifiés qui se refusent au voyeurisme, ils ne nous disent pas comment ils vivront par la suite cette violence ; en regard, et la synthèse reviendra sur ce point capital, avec la figure de Marie, et aussi avec celle, discrète mais très présente, de l’apôtre Jean, il nous est montré comment accueillir et vivre l’insoutenable.

    Enfin, un fait me semble parlant. Un certain nombre de personnes sont sorties du film avec une culpabilité difficilement avouable : en effet, elles ne ressentaient pas de compassion à l’égard de Jésus, ni même à l’égard de sa Mère. Leur cœur était-il donc à ce point endurci qu’elles pouvaient contempler l’homme des douleurs sans vouloir « exercer » la miséricorde à son égard [74] ? Mais il y a une autre explication que l’anesthésie : Jésus, comme Marie, se refuse à toute complaisance victimaire, ainsi que l’atteste son attitude à l’égard des femmes de Jérusalem (Lc 23,27-32) ; loin de se faire plaindre et ainsi d’arrêter le regard du spectateur à sa souffrance, il invite celui-ci à entrer en lui-même (cf. Lc 15,17) afin que sa violence se convertisse en douceur. Or, c’est la posture de victime qui appelle l’accusation. C’est donc que le film s’interdit de désigner un bourreau.

    Bref, le film de Gibson est un film de violence et même d’extrême violence ; pour autant, est-il un film violent ? Et si toute vision de la Passion du Christ dans son réalisme est objectivement obscénité et subjectivement voyeurisme, comment jugera-t-on la présence de Marie qui choisit de demeurer au pied de la Croix et de contempler son Fils supplicié, des heures durant, dans la noble attitude du Stabat mater chantée par la tradition ?

    b) Les craintes

    1’) Ma relation à la souffrance en général

    Quand j’étais en paroisse, une expérience m’avait frappé : des paroissiens offraient un déjeuner à des personnes démunies ; un jour, l’idée vint de leur proposer une sorte de ciné-club. Ingénument, j’imaginais qu’elles auraient aimé des films actuels, ceux qui sortaient sur les écrans et qu’ils n’avaient pas vu, et des films d’aventures, qui ne vont jamais sans quelques coups de poing et de révolver. Or, la réponse fut unanime : « Aujourd’hui, les films sont trop violents. Nous voulons des films d’amour, des films qui se terminent bien, où les personnages sont gentils les uns avec les autres ». Sous-entendu : ne redoublez pas la violence que je vis tous les jours en me montrant celle que vivent les autres.

    La relation à la violence est donc subjective : la violence ressentie est une interaction entre le spectacle et notre histoire ; or, cette histoire met en jeu notre caractère, notre héritage, notre culture et notre liberté [75]. Un signe : à la sortie du film de Mel Gibson, si chacun s’entend pour dire qu’il a visionné des images violentes, certains n’en seront pas affectés (au moins consciemment), d’autres si ; et parmi ces derniers, tel dira avoir été heurté par ce moment de la flagellation, tel autre avoir pleuré quand la croix est sauvagement retournée, etc.

    Le vécu de la violence est donc éminemment divers, car éminemment personnel Sa métabolisation de même. Et nous rejoignons ici une autre crainte : celle que la vision de La Passion du Christ n’engendre chez certains des réactions agressives, notamment des réactions antisémites : la violence est mimétique, elle invite à la répétition.

    Pour autant, les mécanismes en jeu ne sont pas sans présenter des points communs[76]. Dans un des rares ouvrages consacrés aux relations entre la violence et la télévision[77], le psychanalyste Serge Tisseron renvoie dos à dos les deux interprétations classiques. 1. La thèse de l’influence immédiate estime que la vision d’images violentes engendre directement, à plus ou moins long terme des comportements de même nature. Pourtant, pour le dire de manière abrupte, chacun a fait l’expérience d’avoir vu des films de gangster ou des westerns sans, pour autant, avoir acheté un révolver à la sortie. 2. Par réaction, la thèse de l’absence d’influence avance qu’il faut totalement dissocier la représentation des scènes violentes de leur accomplissement. Mais si le monde des images n’exerçait aucune influence sur nos comportements, pourquoi le budget annuel de la publicité serait-il, en France, de l’ordre des 10 milliards d’euros ?

    Le défaut de chacune de ces visions est une notion fausse de notre « boîte noire » : dans le premier cas, elle suppose qu’entre le stimulus qu’est l’image cinématographique(ou télévisée) et la réponse, il n’y a rien ; dans le second cas, imagination et esprit, images et liberté agissante ne communiquent pas, voire ne peuvent communiquer. Le premier schéma, moniste, nous animalise ; le second, dualiste, nous angélise.

    La vérité est autrement complexe. Pour faire court, l’image représentant la violence m’invite à un triple travail :

    1. a) en amont, un travail de relecture : qu’est-ce qui, dans mon histoire, explique l’attrait ou le besoin d’images de violence ou, inversement, la répulsion démesurée à leur égard ? Serge Tisseron a constaté que, contrairement à une idée courante, les enfants grands consommateurs de bandes dessinées qu’il avait en thérapie « ne regardent pas les images de violence – notamment sexuelle – parce qu’ils cherchent des modèles à imiter, mais au contraire parce qu’ils cherchent à se donner des représentations qui leur font défaut[78] ». Une trop grande sensibilité à la violence me parle non pas seulement du spectacle présent, mais de mon histoire passée[79]. Une trop grande anesthésie face à une violence réelle me parle tout autant d’un besoin de protection et de mise à distance de ce que je ressens comme insupportable.
    2. b) à même l’image, une tâche d’interprétation et de discernement : quels moyens le film met-il à ma disposition pour comprendre d’où vient la violence filmée ? quelle évaluation de cette violence le scénario propose-t-il ?
    3. c) en aval, un labeur de décision et d’intégration : quels moyens sont à ma disposition pour « assimiler » la violence ? par quels filtres passent les images : la parole ou seulement l’action (donc le rejeu, plus ou moins symbolisé) ? au-delà de la prime émotion, quelle attitude décidé-je d’adopter face à la violence : la fascination (voire la compulsion), la fuite, le rejet, etc. ?

    Cette brève analyse montre que, êtres d’intelligence et de volonté, nous ne sommes pas démunis face aux images violentes. Quelques critères de discernement en découlent :

    – Trop jeune, dénuée de vie intérieure, une personne risque de s’identifier à une image de violence et manque de recul pour l’assimiler.

    – Trop blessée par une histoire douloureuse, par des images encore très présentes de violence subie, par elle ou par des proches, le spectateur manque aussi de capacité à se distancier.

    – Trop fascinée par des films de violence, incapable de voir un film n’engendrant pas de sensations fortes, la personne gagnera à interroger les raisons d’un besoin qui peut aller jusqu’à la dépendance et sur la nécessité intérieure à laquelle répond cette saturation d’images « dopées à l’adrénaline ».

    – Plus le visionnement d’images « gothiques » est suivi d’une mise en mots, plus aisé et enrichissant est le travail d’intégration.

    – Plus la violence montrée par le film est expliquée, compréhensible, moins elle fascine.

    – Plus l’image violente est porteuse d’un jugement éthique humanisant, plus elle peut être intégrée.

    Cette grille d’analyse montre que l’on ne peut répondre à la place d’autrui à la question : le film ne va-t-il pas induire un rejet, une mésinterprétation du message évangélique, un surcroît de violence antisémite ? Assurément, l’absence de culture biblique de la majorité du public, donc l’ignorance du sens de la souffrance de Jésus, l’actuelle fascination et demande pour les films sur-violents, etc., ne favorisent pas une juste compréhension et une assimilation constructive des images de la Passion du Christ. Aussi un prosélytisme qui pousserait systématiquement autrui à voir le film est-il contraire non seulement au respect de la liberté, mais à la logique de la juste relation à l’image. Cette analyse invite aussi à une vigilance pastorale particulière et, si c’est possible, à un accompagnement du jeune qui voit et verra le film [80], afin de l’aider à un travail de verbalisation, d’intégration des affects suscités par les images. Ce qui est dit d’un film de cinéma vaut d’ailleurs pour les images d’actualité qui, souvent, ne reculent guère devant un réalisme cru [81].

    Mais nous n’avons fait appel qu’aux quatre premiers critères, plus subjectifs. Les deux derniers renvoient à l’autocompréhension que le film donne de lui-même. Et cela suppose que l’on rentre dans le détail de ce qu’il montre.

    2’) Ma relation à la souffrance du Christ

    Cette première analyse n’est pas suffisante. D’abord, j’ai parlé de notre relation générale aux images violentes. Ensuite et surtout, ce n’est pas n’importe quelle violence qui m’est montrée, mais celle faite à Jésus, faite à celui qui, pour le chrétien, constitue le cœur de sa vie. Si déjà la violence faite à autrui ou à soi retentit profondément en nous, combien plus l’injuste souffrance qui frappe Celui qui a donné sa vie, alors que nous étions pécheurs (cf. Rm 5,8).

    À ce sujet, je dirai la chose suivante. Il y a une pédagogie divine. Même s’il n’y a pas de foi sans adhésion à l’intégralité du Credo, c’est par tout un chemin que Dieu nous révèle progressivement le contenu de notre foi, que celle-ci peu à peu se fait chair. S’il n’y a pas de gradualité dans la foi objective (la fides qua, autrement dit le Credo), en revanche, la foi subjective (la fides quæ, autrement dit la vertu théologale) est graduelle : comme toute vertu, elle est appelée à croître, et, comme théologale, à grandir sans mesure.

    Il y a un temps pour découvrir l’existence de Dieu qui n’est qu’amour miséricordieux, sa proximité, son absence de toute compromission avec la violence. Mais il y a un temps pour être confronté à ce que le Sauveur a vécu à la Passion ; nous ne pouvons indéfiniment ajourner le moment où nous disons avec Paul : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). Le fidèle du Christ ne saurait contourner cette vérité : la souffrance inouïe de la Passion, Jésus l’a vécue pour moi. On sait combien, pour tous les Saints, cette Heure, qui était le but vers lequel tendait toute la vie de Jésus, est aussi devenue pour eux leur Heure.

    Or, face au drame du Christ et l’émotion intense qu’il suscite en nous, note Maurice Blondel dans le texte déjà cité,

     

    « nous ne nous bornons pas à voir les choses se faire ; nous imaginons que nous les faisons nous-mêmes. […] On sait bien, sans doute, que ce n’est pas le christ qui est là ; et pourtant l’on sent, comme on ne l’avait jamais fait, qu’on aurait pu se rencontrer ainsi avec lui. […] Sommes-nous assurés de n’avoir de la pusillanimité de Pierre, […] rien des routines, des étroitesses et des ambitions pharisaïques, rien de l’aveugle grossièreté des soldats ? Tous les rôles, nous les prenons nous-mêmes [82] ».

     

    Et c’est la vision, la perception, non la narration, des souffrances du Serviteur qui décide de la conversion radicale des nations, ainsi qu’on le notait ci-dessus. Nous ne pensons jamais sans images [83]. Nous ne prions pas non plus sans images [84]. Le philosophe Max Scheler a noté avec force le lien existant entre les affects et les valeurs. Quiconque médite la Passion, accomplit le Chemin de Croix, en a une représentation, éprouve des émotions. Images et sentiments, loin d’être accessoires ou simplement adjuvants, permettent de mieux adhérer à la vérité pleinement incarnée de notre salut.

    On sait l’impact des images, a fortiori les images télévisées ou cinématographiques qui, intégrant le mouvement, le son, sont plus proches de la réalité vécue, et donc sont beaucoup plus prégnantes. Le film de Mel Gibson va remplir le trésor de la mémoire avec des images neuves, nourrir l’affectivité. Il va permettre à bon nombre de fidèles de donner une véritable épaisseur historique et de rappeler la vérité si souvent occultée de ce que le Christ a enduré pour moi. « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée », a-t-il dit un Jeudi Saint, à Angèle de Foligno, alors que la bienheureuse était en silence depuis plusieurs jours [85]. Pastoralement, il s’agira donc d’accompagner le travail de ce film en moi, chez autrui. Comment aider à ce que ces images, les émotions qu’elles véhiculent, nourrissent l’amour du Christ et du prochain, conduisent à la vraie source que constituent la Parole de Dieu et les sacrements ?

    4) Suggestion de relecture théologique

    Une approche seulement cinématographique ou historique passerait à côté de l’essentiel. Ou plutôt, l’un des grands intérêts de La Passion du Christ est de conjuguer histoire et théologie, apportant ainsi comme une réponse concrète à la question décisive de théologie fondamentale posée par la crise moderniste.

    Le film de Mel Gibson se propose comme une méditation qui, j’ose le dire, mériterait une étude théologique soigneuse et respectueuse du mode propre d’expression qu’elle a choisi, à savoir le cinéma. À mon sens, cette méditation s’articule autour de quatre pôles – le mal voulu (le malum culpæ) ; le mal subi (le malum pœnæ) ; le salut offert ;le salut reçu – et de trois personnages ou types de personnages – Jésus qui est à la fois le sujet du mal subi et l’auteur du salut offert ; les pécheurs qui sont les responsables du mal voulu ; Marie, mais aussi d’autres justes, qui sont les premiers bénéficiaires accueillant le salut. Je proposerai quelques indications trop brèves et nécessairement schématiques.

    a) Le mal voulu

    La Passion du Christ nous montre que le mal du péché est universel, libre et indéfini.

    Universel. Au tout début du film, Marie-Madeleine demande, angoissée : « Pourquoi cette nuit est-elle si différente de toutes les autres ? » Et Marie répond : « Car tous les hommes étaient esclaves du péché et maintenant ils ne le seront plus ». Tous : les Juifs – ce dialogue ouvre la liturgie juive de Pâques, comme nous le disions plus haut – comme les païens – Mel Gibson a tenu à jouer le rôle d’un soldat romain enfonçant le clou dans l’une des mains de Jésus ; de fait, un plan ne montre qu’un bras. Il n’est pas une seule catégorie de personnes qui ne soit complice. Sont même concernés le règne infrahumain de la nature (le cadavre de l’âne signifie symboliquement à Judas qui a employé sa longe pour se pendre que le péché l’a frappé à mort ; le corbeau qui a pu évoquer une justice cosmique choquant plus d’un spectateur, alors que c’est un fait historique que les oiseaux de proie, comme les chiens se repaissaient des condamnés immobilisés) et le règne angélique, avec la présence constante du Malin, depuis Gethsémani jusqu’à la mort au Golgotha. Et si nous sommes universellement convaincus d’avoir crucifié le Seigneur de gloire, c’est parce que nous sommes universellement appelés au salut. De ce point de vue, l’admirable évolution – conversion – de Simon de Cyrène est exemplaire du chemin que chaque homme est appelé à accomplir : réquisitionné de force (Mt 27,32 //), il refuse, non sans lâcheté, de s’arracher à sa douce vie familiale; mais, progressivement, il va comme s’identifier à Jésus et porter celui dont il pressent qu’Il le porte, au point de s’opposer à toute la soldatesque avec une « assurance » que seul donne l’Esprit-Saint (cf. par exemple Ac 2,29 ; 4,13).

    Cette universalité n’est pas qu’extensive ; elle est intensive, elle couvre toutes les espèces de péché. Jésus est notamment condamné au nom des trois péchés fondamentaux qui font l’objet des trois tentations au désert : elles sont génialement synthétisées par la Légende du Grand Inquisiteur en trois mots : le pain, le pouvoir et la paix [86] ; or, la motivation première de la foule n’est-il pas le pain, celle du Sanhédrin le pouvoir, celle de Pilate la paix ? [87]

    Libre. Se refusant à tout unanimisme, le film ne cesse de conjurer la fatalité du lynchage, en responsabilisant celui qui croit trouver dans l’attitude de l’autre les raisons de la sienne. Combien de badauds voyeurs se pressant sur la Via dolorosa ont été bouleversés en rencontrant le regard du supplicié. Même le « brigand » (Jn 18,40) et « assassin » (Lc 23,19) Barabbas, que le scénario présente comme une brute grossière s’imaginant sottement que le choix de la foule est positif, connaît un mouvement de recul et de silence quand il regarde Jésus ou plutôt quand il est regardé par Lui. Même Judas, que l’Écriture appelle « le fils de perdition » (Jn 17,12), croise, à l’instar de Pierre, le regard de Celui qu’il a trahi et lui offre sa miséricorde [88]. Même Pilate (formidablement interprété par un acteur bulgare, Hristo Naumov Shopov), dont le film montre et imagine, avec profondeur, un déchirant combat intérieur (« Ma vérité… ») [89], apparaît très clairement comme celui qui, bien que prévenu par le songe de sa femme aimée, Claudia, bien qu’assuré par son interrogatoire, de l’innocence du prévenu, se prévaut de la logique du pouvoir pour abandonner Jésus à une mort ignominieuse. Ayant peur qu’on l’accuse auprès de l’empereur de ne pas avoir puni une personne accusée de subversion et donc de perdre son poste de préfet de la Judée, Pilate, par lâcheté et opportunisme cynique, estime que « la vie d’un juif rêveur et fanatique ne pouvait valoir son office de préfet [90] ».

    Indéfini. C’est peut-être l’une des plus puissantes réussites du film, c’est en tout cas une révélation pour un certain nombre de spectateurs de nous montrer que sans terme peut être l’endurcissement du cœur de l’homme – et plus encore de la foule agité et assoiffée de violence – face à la souffrance qu’il inflige – ou qui est infligée – à l’autre homme. Les soldats s’enivrent du sang qu’ils versent, du spectacle de le voir jaillir. Il est très intentionnel et significatif que la scène de la flagellation nous apparaisse non seulement longue, trop longue, mais au sens propre, interminable [91] : atterrés, épouvantés, nous comprenons soudain qu’aucune régulation interne n’autolimite l’homme qui s’abandonne à l’hubris de la violence. De même, sur le chemin de Croix, ces chutes répétées (on n’en dénombre pas moins de sept), loin d’être complaisantes, nous font à nouveau expérimenter que le temps de la violence est indéfini… À chaque fois, il faudra l’intervention extérieure d’un officier pour désaoûler la chiourme. La logique vertigineuse du sadisme compulsif qui n’a d’autre limite que son propre rassasiement, c’est-à-dire aucune [92], se redouble de la logique auto-accrue de ce que René Girard appelle « l’emballement mimétique » : à partir du moment où un membre anonyme de la foule a osé initier la violence en frappant le premier, il sera de plus en plus difficile à la masse de s’arrêter d’elle-même [93].

    b) Le mal subi

    Tout le péché des hommes se concentre sur l’homme de douleurs, seule personne absolument innocente, avec Marie.

    Le mal subi s’identifie surtout, dans ce film, à la douleur physique. Les coups, instrument universel de la violence, se multiplient, coups de gueule, coups de poing, coups de fouet. Le sang versé gicle et se répand. Mais, plus encore, le corps livré est défiguré. Jamais aucun film n’avait montré combien Jésus avait été enlaidi par la Passion. Pourtant, c’est bien ce qu’affirme le quatrième chant du Serviteur : « il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme » (Is 52,14 ; cf. 53,2) ; « ver mais non pas homme », dit le Psaume 22 (v. 4) dont les premières paroles ont été prononcées par le Christ sur la Croix (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Dès la comparution au Sanhédrin, donc très tôt, le visage de Jésus apparaît, sauvagement frappé, la paupière tuméfiée interdisant d’ouvrir l’œil. Étroitement entravé dans ses liens, sa marche est réduite à un sautillement ridicule. Puis, progressivement, c’est le corps entier du plus beau des enfants des hommes (cf. Ps 44,3) qui devient méconnaissable (jusqu’à ce coup de fléau qui touche le visage pourtant interdit). Si la majorité des spectateurs est si marquée par la scène de la flagellation, cela ne tient-il pas autant à la souffrance inouïe que Jésus y subit, qu’à la progressive perte d’apparence humaine frappant l’intégralité de son corps. Enfin, sur la Croix, les pieds qui portaient inlassablement la bonne nouvelle du salut sont immobilisés, après les mains qui bénissent et que, dans un superbe flash back, Jean fixe avec vénération au moment où Jésus dit qu’il est « la voie, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Cette défiguration atteste le véritable détachement que l’acteur a accepté de vivre à l’égard de l’image qu’il donne de lui-même ; voire, paradoxalement, elle favorise l’identification au Christ qu’une représentation risque toujours de décevoir ;mais, surtout, elle est à la fois l’effet et le symbole de la déshumanisation du péché.

    Le mal spirituel n’est pas oublié. Il est au centre de la première scène, au jardin de Gethsémani. On pourra toutefois regretter l’insistance trop grande sur la souffrance physique, oubliant l’abîme de la détresse intérieure que Jésus n’a cessé de vivre et qui atteint son sommet dans le cri de déréliction emprunté au début du psaume 22 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27,46 ; Mc 15,34). Pour ma part, je trouve dommageable que le cinéaste n’ait pas donné un relief particulier à cette parole, et donc ait manqué le mystère insondable où Jésus « nous a assumé dans l’égarement de notre péché par rapport à Dieu au point de pouvoir dire en notre nom sur la croix : ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’ (Mc 15,34) [94] ». Si le film nous propose une riche lecture spirituelle de la flagellation, de la Via dolorosa et de la crucifixion, il manque pour une part celle de Jésus agonisant sur la croix dans une insondable nuit spirituelle.

    c) Le salut offert

    « Tout l’immense appareil de l’incarnation et de la rédemption – écrit Charles Péguy – n’a-t-il pas été dressé pour désentraver l’homme, pour l’empêcher de rester tombé dans l’esclavage et j’ai presque envie de dire dans l’habitude du péché originel. Car le péché était surtout devenu une immense habitude. Et l’esclavage est l’habitude pour ainsi dire la plus habituée [95] ». Celui qui subit à cause de nous cette passion de souffrance est le même qui vit pour nous la Passion d’amour. Le salut offert par le Rabbi Iéshouah est un acte libre, aimant, universel et efficace.

    Libre. À chaque moment décisif, le choix du Christ est souligné avec force : dès le jardin des oliviers (Jésus accepte la volonté du Père et éloigne la tentation par l’affirmation : « Père, à toi, tout est possible »), au moment de l’arrestation, au début de la flagellation (Jésus murmure : « Père, je suis prêt ».), au début du portement de croix (même si, comme on le disait, le double choix du port d’une croix entière et d’une forme latine est discutable, en tout cas le cœur du spectateur est souvent touché de l’élan avec lequel il l’embrasse), etc. La non-violence de Jésus n’est en rien suspecte d’entretenir quelque complicité malsaine avec le masochisme ou quelque pulsion meurtrière : sa souffrance est sans jouissance[96] ; en se redressant après la série de coups de jonc, outre qu’il accomplit la prophétie du troisième chant du Serviteur (« J’ai tendu le dos à ceux qui me frappaient » : Is 50,6), Jésus regarde ses bourreaux en face : il n’adopte pas l’attitude de soumission qui multiplierait le mépris. D’ailleurs, si le silence de Jésus peut supporter deux interprétations (le don d’amour ou l’indifférence stoïcienne), les paroles des huit flashes back – sans oublier la bande-annonce qui parle de son « message d’amour » – sont suffisamment nombreuses et explicites pour ne laisser place à aucune ambiguïté :il est dit et répété que Jésus ne subit pas la violence, mais y consent librement par amour pour nous les hommes (cf. Jn 10,18 cité ci-dessus). Enfin, le soupçon porté sur le film ne contient-il pas en germe un déni de ce que nous dit explicitement l’Écriture elle-même ? En effet, Jésus se laisse arrêter sans opposer aucune résistance ; plus encore, il refuse la tentative de Pierre de le défendre par la violence (cf. Mt 26,47-56 et //) ; il demeure le plus souvent silencieux ; lorsqu’il parle, il ne fait aucun reproche, ni à ses disciples (cf. Mt 26,40-41.45-46 et //), ni à Judas (cf. Mt 26,50 ; Lc 22,48 ; voire, selon l’évangéliste Marc, Jésus se tait lors du baiser du traître : cf. Mc 14,45-46), ni à Pierre quand il l’aura renié (cf. Lc 22,61) ; et s’il reprend le serviteur qui le gifle, Jésus se contente de lui poser une question (cf. Jn 18,23). Or, loin d’être une passivité résignée et, pire, autodestructrice, cette non-violence en acte, en parole et, dans sa source, en pensée, est le signe non seulement de la souveraine liberté du Christ qui refuse d’opposer à la violence une justice armée, mais surtout de son amour extrême qui prend sur lui nos péchés. Assurément, ce refus d’accuser l’accusateur, ce renoncement à toute représaille, ce consentement à l’humiliation extrême peuvent être interprétés comme un masochisme, pire comme un signe de sa culpabilité : n’est-ce pas ainsi que la foule avait commencé par interpréter l’attitude du Serviteur souffrant [97] ? Mais cette parole ne juge-t-elle pas celui qui juge ? D’ailleurs, l’importante parabole dites des vignerons homicides montre que si le maître (Dieu) pardonne, répondant à la violence de la mort des premiers serviteurs (les prophètes) par la douceur insensée de l’envoi de son fils (Jésus), il finit, face à l’obstination des vignerons (contraire à l’attitude de ceux qui, ayant vu le Serviteur souffrant se convertissent) par prononcer un jugement de condamnation très ferme (cf. Mc 12,1-9), signe à l’évidence que sa miséricorde n’est ni faiblesse ni injustice [98].

    Aimant. La liberté s’accomplit dans le don de soi. S’il n’y a pas de plus grand amour que de livrer sa vie pour son ennemi, c’est une belle trouvaille que de faire non seulement dire, mais répéter à Jésus, au moment même où s’enfoncent les clous dans ses mains, ces paroles si improbables et si révolutionnaires : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23,33). L’absolue non-violence (en pensée, en parole et en action) est l’autre nom de l’amour. Ce que Jésus vit, ses paroles le prescrivent. Dans la lumière du mystère pascal, le commandement de l’amour universel cesse d’être une aimable mais invivable et bientôt culpabilisante utopie pour devenir un appel à un don de soi sans retour et sans restriction que seul rend possible la lumière du Christ (cf. 1 Jn 4,10-11) et la grâce de l’Esprit (cf. Rm 5,5). Au fur et à mesure où la Passion avance, les retours se multiplient et se concentrent sur le dernier repas de Jésus avec ses disciples, le lavement des pieds, la Sainte Cène et le discours des adieux. Autant de gestes et de paroles qui témoignent de son amour extrême [99].

    Mais cet engagement libre et aimant est plus qu’humain ; il est divin. Voire, dans ces heures extrêmes, si le Verbe incarné vit pour l’homme cette passion d’amour, le Père et l’Esprit sont aussi présents. Dans son regard tourné vers le Ciel (cf. Jn 17,1 ; cf. Mt 6,9 [100]) comme en ses paroles, Jésus ne cesse d’être le Fils bien-aimé du Père (cf. Mt 3,17 ; 17,5 ; etc.), « obéissant » à celui-ci « jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix » (Ph 2,6-8) ; « insulté, il ne rendait pas l’insulte, souffrant ne menaçait pas, mais s’en remettait à Celui qui juge avec justice » (1 P 2,23) [101]. On n’aura pas manqué d’observer la présence de la colombe (cf. Mt 3,6) ; plus discrète, mais tout aussi réelle est la présence de l’Esprit dans le souffle que, de manière très audible, au moment de sa mort sur la Croix, Jésus « transmet » (Mt 27,50). Et la perspective du « film est trinitaire » pour une autre raison que précise le Père Bernard Bro : en effet, « dans le mystère intime de la Trinité, les Personnes ont des relations de douceur, parce qu’il n’y a entre elles aucun mur ». Or, dans la Passion, alors que tout autre aurait réagi en manifestant sa puissance, « la Trinité fait silence face à la brutalité » des hommes : « Celui qui est tout-puissant n’a pas besoin de se défendre : Il fait preuve de douceur [102] ».

    Universel. Le salut de Dieu est sans nulle exclusive (cf. 1 Tm 2,4), Jésus l’offre à tout homme (cf. Mt 18,14). De même que tout homme est responsable de la mort de Jésus – affirmation qui conjure définitivement toute accusation d’antisémitisme [103] –, de même tout homme, s’il l’accepte, est bénéficiaire de sa rédemption. Cette universalité est salué depuis le début du film, à Gethsémani (la caméra nous montre Malchus dont Jésus vient de guérir l’oreille tranché, assis, sidéré de ce que celui que l’on vient arrêter avec tant de violence réponde avec tant de douceur) jusqu’au terme, après la mort de Jésus (montrant le centurion touché par la mort du Juste). Nous citions ci-dessus la phrase de Marie juste après l’arrestation de Jésus : « nous étions esclaves et nous ne le sommes plus ». Ce « nous » englobe l’humanité. Cette phrase elliptique, prononcée durant la Pâque qui commémore l’exode hors de la terre d’esclavage, renvoie bien entendu à la sortie de la terre d’Egypte qui, dans l’Écriture, symbolise le péché. Une autre ellipse suggère l’universalité du salut : au moment du retour sur l’épisode de la femme adultère, Jésus trace sur le sol un étrange signe dont le sens échappe à Marie-Madeleine mais qui se grave dans sa mémoire ; or, au moment où la croix est élevée, la caméra fixe à la fois le regard de Marie-Madeleine et la forme de l’attache dans laquelle la corde qui sert à dresser la Croix, forme qui rappelle étrangement le dessin dans la poussière. N’est-il pas ainsi suggéré ce qu’expérimente alors la pécheresse pardonnée : c’est au prix de son sang que Jésus m’a obtenu le salut dont elle a bénéficié, c’est pour moi que maintenant il s’offre ; et la violence à laquelle il consent maintenant par amour rachète celle de tous les hommes qui ont voulu la lapider ?

    C’est peut-être la mise en scène du redressement de la Croix, une fois la crucifixion achevée, qui montre au mieux l’universalité de cette offrande sacrificielle. En effet, un moment, la caméra épouse le mouvement du regard de Jésus qui, passant en position verticale, embrasse soudain « la multitude [104] » : « Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi ». (Jn 12,32 ; cf. Jn 3,14-15). Attirance qui, loin de nier la liberté, la suscite [105]. Et ce salut est à ce point offert à tous les hommes que, dans une superbe intuition, Mel Gibson superpose le redressement de la Croix à l’élévation du pain consacré par Jésus la veille au soir, lors de la Cène : « Voici mon corps » (Mt 26,26).

    Efficace. Certains, on l’a dit, ont regretté que la Résurrection ne soit pas plus clairement affirmée. En tout cas, le film exprime très clairement que la Croix de Jésus est victorieuse du mal et donc réalisatrice de notre salut. La haine multipliée à l’infini n’a jamais raison de l’amour du Christ. Une spectatrice notait : « Je me demandais quand cette boucherie allait s’arrêter. J’en pleurais, je hurlais intérieurement. Mais je ne pouvais pas haïr les bourreaux de Jésus quand je le voyais pardonner ». En une inclusion significative, le diable dont Jésus a écrasé la tête au début de sa Passion, se retrouve, au terme, précipité au plus profond de l’abîme sans nom, dans le dernier « bolge » de l’enfer. Jésus a remporté définitivement la victoire sur son Adversaire. « Par sa Croix », il « fait la paix » (Ep 2,16). Il a fait « la paix par le sang de sa Croix » (Col 1,20).

    d) Le salut accueilli

    L’apport le plus marquant, sinon même le plus original, du film tient dans la place donnée à Marie, extraordinairement interprétée par l’actrice juive Maia Morgestern. Encore faut-il le comprendre. Le sens n’est-il pas celui-ci : le don du salut ne peut pleinement se comprendre sans son accueil ? Or, Marie est non seulement celle qui a enfanté Jésus, mais celle qui, la première, a accueilli la rédemption et la seule à l’avoir fait de manière plénière [106]. Déclinons quelques gestes fondamentaux par lesquels, dans le film, Marie première Église [107] se donne à voir.

    Marie est celle qui cherche Jésus, comme l’épouse cherche son Bien-Aimé [108]. Une fois Jésus condamné par le Sanhédrin, on voit Marie, le regard en quête. Soudain, elle s’immobilise, elle s’agenouille, son visage s’approche du sol, son oreille se colle à la pierre (le dallage ?) ; la caméra opère alors un lent travelling descendant : à hauteur même du visage, on découvre un anneau, des chaînes emprisonnant des poignets, ceux de Jésus ; au même moment, celui-ci tressaille, tourne son visage vers la voûte sombre : il sait ; il sait que Marie est là, il n’est pas seul. Comment ne pas entendre résonner la parole du Cantique des Cantiques : « La nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime » (Ct 3,1) ?

    Marie est celle qui console Jésus. Compatissante, elle ressent chacun des coups (par exemple de marteau enfonçant les clous) portés à son Fils – qu’au pied de la Croix elle appelle « chair de ma chair » et aussi « cœur de mon cœur » –, comme si son propre corps les encaissait. La consolation n’est pas qu’affective, elle est effective. Cette consolation effective se manifeste singulièrement dans une scène souvent relevée. Marie a demandé à Jean de pouvoir croiser Jésus sur le chemin de Croix. Son Fils arrive à son niveau et, sous la trop pesante croix, chute. Mais voilà que, soudain, l’épreuve est trop forte ; prostrée, elle ne peut pas aller à sa rencontre. C’est alors que, dans un retour en arrière, Marie se souvient d’une scène à Nazareth où, Jésus petit enfant, était tombé ; très alarmée, entendant le cri de son fils, Marie lâche aussitôt son travail et se précipite pour relever Jésus en pleurs : « Je suis là ! » À ce souvenir, Marie se redresse, passe miraculeusement entre les soldats et prend le visage couvert de sang et de crachats de Jésus entre ses mains.

    Marie est celle qui recueille le don de Jésus. Le scénario réserve une autre belle surprise. Pendant la flagellation, Claudia, femme de Pilate, apporte à Marie des linges blancs. On songe aussitôt au suaire qui servira à envelopper le corps de Jésus. Tout autre en sera l’usage. Une fois le lieu du supplice déserté, Marie s’approche et s’agenouille sur le dallage couvert du sang de Jésus. Alors, elle prend les linges et, dans un geste à la fois très doux et très précis, elle recueille le sang de son Fils. Plus tard, elle demande de s’approcher de Jésus sur la Croix et, avec un infini respect, pose son visage sur les pieds sanglants. Ce sang rédempteur [109] qu’elle a recueilli dans un linge, ce sang qui maintenant couvre son visage, elle en sera aspergée quand il jaillira du Cœur transpercé par la lance du soldat.

    Marie est celle qui aide Jésus à se mettre debout, autrement dit à aller jusqu’au bout de sa mission. À la flagellation, Marie est celle qui décide Jésus de passer du fini (déjà abominable) à l’infini dont nous parlions ci-dessus. En effet, déjà épuisé par la badine, frappé aux jambes, Jésus s’affaisse ; c’est alors qu’il croise le regard de Marie ; contre toute attente, Jésus se redresse ; interprétant alors comme un geste de défi ce qui, en vérité, est un acte de courage fou et humble[110], l’officier commande ce qui va devenir le plus sanguinaire des supplices. De même, à la fin du Chemin de Croix, alors que Jésus, abattu, « mordant la poussière », ne trouve plus la force de se lever, malgré les menaces, il croise, une nouvelle fois, le regard de sa mère et, une nouvelle fois aussi, y puise la force inouïe de se redresser et de se coucher sur la croix.

    Enfin, Marie, que les Apôtres appellent significativement « la Mère [111] » (en particulier Pierre, le chef des Apôtres, se jetant à ses pieds pour implorer son pardon : « Je l’ai renié, Mère ! »), est celle qui, à la Croix, consomme le Fiat de l’Annonciation (cf. Lc 1,38). Dans une scène manifestement inspirée de la première Pietà de Michel-Ange, la Mater dolorosa accueille le corps de Jésus à la descente de la Croix, une main délicatement posée sous la tête de son Fils et l’autre ouverte vers le Ciel. A cette représentation plus classique, Mel Gibson a ajouté un détail déchirant qui a ému nombre de spectateurs :Marie pose ses yeux sur le spectateur [112] et le regarde, longuement, avec douleur et amour, lui signifiant que cette mort dont il est aussi responsable est la « bienheureuse espérance » que chacun attend.

    Il ne s’agit nullement de nier que Marie soit la première sauvée. Avant d’être épouse et mère, elle est « fille de son Fils ». Marie vit, comme tout fidèle, de « l’obéissance de la foi » ; voilà pourquoi, dans un passage du Chemin de Croix dont la puissance évocatrice a bouleversé plus d’un spectateur, le réalisateur filme le diable et Marie avançant avec Jésus, à travers la foule, chacun d’un côté ; or, le péché du démon est son orgueilleuse révolte contre Dieu ; le parallélisme antinomique oppose donc le « Fiat » de Marie au « Non serviam » du Satan. Lorsqu’elle s’approche de Jésus sur le Chemin de Croix, elle entend cette parole : « Voici que maintenant je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). C’est ce qu’exprime, dès le début du film, une audacieuse ellipse : nous voyons Jésus écraser la tête du serpent ; or, dans l’Écriture, cette mission est réservée à « la femme » (Gn 3,15 ; Ap 12,17 [113]) ; n’est-il pas ainsi signifié que Marie n’a rien qu’elle ne l’ait reçu du Christ [114] ? n’intercède-t-elle pas pour le salut seulement parce qu’elle en est la première bénéficiaire [115] ?

    Ces gestes de Marie sont aussi partagés, dans le film, par d’autres femmes : ainsi, avant la flagellation, Pilate puise la force de dire « non » à la foule qui veut lyncher Jésus dans le regard de sa femme ; plus encore, ces gestes sont imités : telle Marie-Madeleine qui, voyant Marie recueillir le sang de Jésus après la flagellation, fait de même avec son propre voile ; telle Véronique qui voyant la profonde détresse de Jésus éponge son visage et en garde l’empreinte. Tous ces gestes gratuits, « pour rien », ne prennent sens que dans l’amour totalement désintéressé, autrement dit pour rien. Or, « la dignité de la femme se mesure dans l’ordre de l’amour [116] ». Ces gestes sont des gestes de femme [117], des gestes qui caractérisent en propre ce que Jean-Paul II appelle le « génie féminin [118] ». Les gestes de Marie, première Église, sont les gestes de l’Église, épouse du Christ [119]. La manière dont le Cardinal Journet résume, avec puissance, la pensée de Grignon de Montfort sur la Vierge, signifie assez bien l’intuition mariale et ecclésiologique du film :

     

    « Le saint qui n’aimait tant Marie que parce qu’elle fait entrer plus avant dans la profondeur du mystère de Jésus, était prédestiné à comprendre sa parenté avec ce qu’il appelait l’Église des derniers temps. L’amour de la Vierge pour l’Église, et de l’Église pour la Vierge, voilà, selon lui, la force qui soutiendra l’Église dans les combats avant-coureurs de la fin du monde [120] ».

     

    Combien de spectateurs, là encore, se sont sentis très intimement rejoints par l’attitude mariale, pour en bénéficier ou pour en faire bénéficier autrui. « Le rôle de Marie – écrit Didier Pourquery dans le mensuel gratuit Métro – est lumineux de bout en bout ; c’est elle qui fait comprendre l’inacceptable [121] ». À chaque fois joue, multipliée, la grande loi de l’image : l’attention se porte du signe au signifié, de l’image à ce qui est représenté. Marie est celle qui ne cesse de rechercher l’homme incarcéré, quelle que soit sa prison, jusqu’à ce qu’elle l’ait retrouvé, celle qui console l’éprouvé sur son chemin de Croix, celle qui permet que pas une goutte de sang innocent versé soit perdue, celle qui donne la force, celle qui, « à l’heure de notre mort », nous offre au Père.

    Là se trouve, à mon sens, la grande réponse à l’accusation portée contre le film, de violence démesurée : il n’est possible de consentir à voir le trop-plein insupportable de la souffrance du Christ que dans et par le regard de celle, « la Mère », qui a désarmé toute complicité et toute dureté. La manière dont Marie regarde son Fils purifie et éduque notre regard, nous permettant d’éviter la double erreur symétrique de la fascination et de la fuite. Lorsque les soldats crucifient Jésus, Marie demeure comme prosternée, courbée dans la poussière ; puis, quand la croix est dressée, elle se relève et affronte dans l’humilité et l’intercession ce que l’Écriture n’hésite pas à appeler un « spectacle » (Lc 23,48). Elle nous apprend ainsi à contempler, sans nul voyeurisme, « pour pénétrer avec elle dans les profondeurs de l’amour de Dieu pour l’homme et pour en sentir toute la force génératrice [122] ». C’est parce qu’il a compris que le mystère du Christ ne peut se comprendre sans celui de Marie que Mel Gibson a pu aller si loin dans le réalisme de sa représentation du Calvaire [123].

    e) La dynamique du salut

    Les quatre pôles qui viennent d’être décrits sont dynamiquement articulés. Dans l’intention et la mise en œuvre, La Passion du Christ désire aussi donner les moyens de conduire du plus immédiat – la vision abrupte de la violence faite au Christ – à la reconnaissance que, dans l’Agneau immolé, ma propre violence n’est pas seulement montrée, mais pardonnée, voire que je peux pardonner à celui qui me violente. Trois réactions entendues à la sortie du film montrent ce possible passage autant que la grande variété des médiations :

     

    « Un moment, quand Simon de Cyrène prend à partie les soldats sur le chemin de Croix, je me suis dit : ‘J’espère qu’il va enfin leur montrer la vérité !’. Et, brusquement, j’ai pris conscience de la violence qui m’habitait et du décalage entre ma disposition intérieure et l’attitude de Jésus ».

    « Pendant la scène de la flagellation, je me disais : mais ils vont arrêter ; ce n’est pas possible, ils vont tout de même prendre conscience de ce qu’ils font. Et non… J’ai soudain réalisé que la violence pouvait ne pas s’achever, qu’il était possible de s’acharner même sur un cadavre. Et m’est revenue en mémoire une personne à qui j’en voulais, m’étant juré que je ne m’ouvrirais de nouveau à elle que si elle faisait le premier pas : ma fermeture promettait de durer aussi longtemps que mon amertume, c’est-à-dire sans fin. Etais-je si différent des bourreaux ?… » ;

    « En voyant la trahison de Pierre, je fus bouleversé. J’ai songé à ma propre démission, à mes tentations de lâcheté ».

     

    Ces brefs témoignages soulignent que la Passion du Christ n’est pas seulement un exemple, un signe ou un récit ; elle est véritablement efficace de notre salut. « La meurtrissure » de Jésus « nous a guéris » (1 P 2,24 ; cf. Is 53,5). Les Pères grecs (saint Athanase, saint Maxime le Confesseur, saint Jean Damascène) l’on souligné avec force, par exemple saint Cyrille d’Alexandrie qui parle de « chair vivificatrice » et saint Thomas d’Aquin, recueillant cet héritage, avec vigueur et originalité, dira, dans son langage technique que l’humanité de Jésus est l’instrument de notre rédemption[124]. Répétons-le : dans le chant du Serviteur souffrant (cf. Is 52,13-53,12), le spectacle de la douleur et de la défiguration de l’innocent se livrant par amour est le point de départ de la conversion. De même la vision du transpercé dans la prophétie du prophète Zacharie (cf. Za 12,10) que Jean applique à Jésus : « Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » (Jn 19,37). De même, le récit de la Passion établit une corrélation entre la vision (l’expérience de la souffrance de Jésus) et le repentir, la conversion : « toutes les foules qui s’étaient rassemblées pour ce spectacle, voyant ce qui était arrivé, s’en retournaient en se frappant la poitrine ». (Lc 23,48 ; cf. v. 49) N’était-ce pas déjà le sens de la parole de Jésus aux femmes de Jérusalem (cf. Lc 23,27-31) ? Et la vision du Christ souffrant et offrant sa vie par amour ne touche le cœur que parce qu’intérieurement celui-ci « participe » de l’Esprit Saint (cf. He 6,4). Or, la « défiguration de Jésus […] manifeste l’invisible défiguration spirituelle du péché [125] », de mon péché qui l’a mis en Croix. Ainsi, loin d’induire à la haine, le film suscite l’amour chez beaucoup :

     

    « C’est avec beaucoup d’appréhension que j’ai décidé d’aller voir le film, témoigne Ephraïm […]. Je m’étais dit : si je sors de la projection en aimant davantage le Christ, alors Mel Gibson aura gagné son pari et atteint son objectif ; car La Passion n’a pas d’autre intention que de dire au monde l’immense et insondable amour de Dieu. C’est gagné : toutes les personnes que j’ai interrogées témoignent de la même expérience profonde, qui put être désagréable, gênante, troublante pour certains dans un premier temps, mais qui finalement s’est transformée en un élan d’amour, en un renouvellement de leur engagement envers Jésus [126] ».

     

    Mais ce passage de la représentation au pardon n’a rien de nécessaire. On peut s’arrêter en chemin : en demeurant fasciné par la violence, en accusant l’autre, en se culpabilisant. Il y va de notre histoire, de notre liberté, de notre ouverture à la grâce. La Passion du Christ, écrit l’exégète Paul Gilbert, « marque le point crucial, dans tous les sens du mot, où le lecteur est en quelque sorte sommé de dire oui ou non au pouvoir de la violence, et ce, de façon définitive[127] ». Voilà pourquoi Paul Thibaud, président de l’Amitié judéo-chrétienne de France, pose la bonne question sur ce film qui, selon lui, « suscite la méfiance » :

     

    « Attendons néanmoins d’avoir vu pour savoir si les larmes que le film fait couler ne sont qu’attendrissement sur soi et désir encore une fois de mettre le Christ au service de nos passions, de notre besoin de désigner les coupables, ou si, à travers cette émotion, se manifeste la conscience de la différence entre nous et celui que nous voudrions accompagner, un désir de salut et de conversion [128] ».

    f) Confirmation en creux

    Loin d’être un documentaire historique, le film de Mel Gibson est une relecture spirituelle de la Passion du Sauveur. L’image, réaliste et artistique, propose une articulation puissante et originale du mal (voulu et subi) et de son remède salvifique (offert et accueilli). Il fait ressortir en creux la connexion étroite et insoupçonnée existant entre le déni de ces quatre pôles : la minimisation du péché grave ; la relativisation de la souffrance du Christ ; la réduction de l’efficacité salvifique (par exemple à un récit) ; l’effacement de la véritable identité ecclésiale et de la mission centrale de la Mère du Sauveur. Qui offusque un des pôles, singulièrement la vérité de la Passion, ne court-il pas le risque d’affaiblir l’un des trois autres, tôt ou tard ?

    On se souvient peut-être d’un des traits par lesquels Bernanos décrivait une des âmes les plus profondément vouées au péché, ici de néant, qu’il ait mises en scène, l’abbé Cénabre : « Sa répugnance, son horreur invincible de la Passion de Notre-Seigneur, dont la pensée fut toujours si douloureuses à ses nerfs qu’il détournait involontairement le regard du crucifix [129] ». En regard, les héros bernanosiens « saints » sont habités par un grand amour pour la Passion – « J’ai prié Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux ; j’ai voulu voir sa Croix ; je l’ai vue […] ils parlent de la mort de Dieu comme d’un vieux conte… Ils l’embellissent… », dit l’abbé Donissan [130] – et notamment un amour pour l’Agonie de Gethsémani : de Chantal de Clergerie, Bernanos dit : « Tandis qu’elle croyait refuser encore le don sublime dont elle se jugeait indigne, l’Agonie divine venait de fonder sur son cœur mortel [131] » ; « J’étais prisonnier de la Sainte Agonie », écrit le Curé d’Ambricourt [132] ; « Qui entre à Gethsémani n’en sort plus », affirme la Prieure [133].

    La Passion du Christ apporte aussi un utile contrepoint aux représentations messianiques multiples qui envahissent un cinéma surtout tenté par les messies de puissance– le dernier en date est le héros christique de Neo, l’Élu, venu sauver Zion, de la trilogie Matrix [134] –, mais aussi par des figures tout aussi ambiguës, de type chamanique. Le Messie [135] non-violent et aimant de l’Évangile que met en scène Mel Gibson, montre que la seule victoire définitive sur la violence passe non par la destruction de l’ennemi – qui, alors, mériterait de demeurer en vie ? – mais par sa conversion. Cependant, il ne suffit pas de voir mourir l’Innocent qui pardonne pour refuser définitivement de pactiser avec le mal : il faut l’ouverture de la volonté, qui est elle-même un don de la grâce.

    5) Conclusion

    L’exhortation que Jean-Paul II a consacrée à l’Europe s’ouvre sur un paragraphe intitulé « l’obscurcissement de l’espérance [136] » où il en décrit quelques manifestations dans notre continent. Or, face à l’acédie, cette tristesse de l’âme qui est la cause directe de notre désespérance, l’épître aux Hébreux nous exhorte à méditer sur la Croix : « Jésus qui, au lieu de la joie qui lui était proposée, endura une croix dont il méprisa l’infamie et qui est assis désormais à la droite du trône de Dieu. Songez à celui qui a enduré de la part des pécheurs une telle contradiction, afin de ne pas défaillir par lassitude de vos âmes. Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang dans la lutte contre le péché » (He 12,2-4). La Passion du Christ pourrait-il aider à lutter contre cette tiédeur mortelle où conduisent l’euphorie perpétuelle et le désir de jouir à tout prix caractérisant une époque fascinée par le vide et dénuée de toute gravité [137] ?

    Tous les arts se sont confrontés, un moment ou l’autre, au mystère fondamental de la foi : le Mystère pascal, en particulier la mort de Jésus sur la Croix. Cela est vrai de la poésie, de la musique, du théâtre, de la sculpture, de la peinture, de l’architecture. Pourquoi dénier ce droit à cet art nouvellement venu qu’est le cinéma ? De fait, une des plus grandes originalités du film de Mel Gibson consiste – à ma connaissance [138] – à être le premier entièrement consacré à la passion du Christ, conciliant la reconstitution historique et la méditation spirituelle.

    C’est la nouveauté même du cinéma qui est en jeu – et que la Passion révèle. Cette nouveauté tient notamment en la puissance de figuration et de proximité que cet art introduit entre spectacle et spectateur. Le film, qui conjugue le récit (propre à l’art romanesque), l’image (propre aux arts plastiques), voire la danse et le son (propre à la musique), est doué d’une puissance de réalisme que seul, à leur manière, égalent le théâtre et l’opéra. Le risque d’un détournement, voire d’un dévoiement, qui serait ici voyeurisme, mainmise sur le mystère, est proportionnel à la puissance d’évocation de l’image en mouvement.

    Des cinéastes chrétiens comme Bresson ou Dreyer, pour ne citer que des auteurs incontestés, nous ont montré que l’on peut ne pas confondre l’essence du cinéma avec ses excès et ses mésusages. Sachant que celui-ci est devenu, et de loin, le premier moyen de distraction de Français et de nombre d’Occidentaux, ne serait-il pas regrettable de se priver de ce moyen pour proclamer la Bonne nouvelle du Salut ? Si, selon le Concile Vatican II, « l’Église n’a jamais considéré aucun style artistique comme lui appartenant en propre, mais […] a admis les genres de chaque époque [139] », comment ne prendrait-elle pas en compte ce dernier né qu’est le septième art ?

     

    Père Pascal Ide

    Via Santa Giovanna d’Arco, 5

    00186 Roma

     

    [1] Charles Péguy, Œuvres en prose. III. 1909-1914, éd. Robert Burac, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1994, p. 1323.

    [2] Saint Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, Pensées, éd. abbé Nodet, Paris, DDB-Mappus, 1981, p.142.

    [3] « Pendant de nombreuses et très longues minutes personne ne se lève, personne ne bouge, personne ne parle ».(Vittorio Messori, Corriere della Sera, 17 février 2004)

    [4] Un sondage fut réalisé par Ipsos sur 400 personnes, dont 53 % de catholiques, du 2 au 4 avril 2004 (disponible sur le site http://www.ipsos.fr/CanalIpsos/articles/images/1323/diaporama.htm ).

    1. « Avez-vous aimé ce film ? » Beaucoup : 57 % ; assez : 26 % ; un peu : 8 % ; pas du tout : 8 %
    2. « Ce film montre-t-il trop de violences gratuites ? » Réponse affirmative: 43 % (tout à fait d’accord : 18 % ; plutôt d’accord : 23 %).
    3. « Ce film favorise-t-il l’antisémitisme ? » Réponse affirmative : 11 % (dont, tout à fait d’accord : 2 %).
    4. « La presse a beaucoup critiqué ce film. Ces critiques vous paraissent-elles tout à fait ou plutôt justifiées ? » Réponse affirmative : 24 %.
    5. « Conseilleriez-vous à vos amis ou à vos proches d’aller voir ce film ? » Réponse affirmative : 78 %.
    6. « Ce film vous paraît-il conforme aux Évangiles tels que vous les connaissez ? » Réponse affirmative : 85 %. Le sondage montre donc que le principal problème rencontré par les spectateurs est celui de la violence de l’image. Il serait désormais intéressant d’affiner le questionnaire sur ce dernier point.

    [5] Mais la liste n’est pas close. Disons un mot d’un argument parfois entendu et qui ne mérite pas une longue analyse : les motivations de Gibson sont au fond vénales. En effet, le film rapportera sans doute beaucoup plus d’un milliard de dollars ! Tarak Ben Ammar, le producteur franco-tunisien, distributeur du film pour la France, répond : Gibson « n’a pas fait le film pour ça, puisqu’au contraire il a misé son propre argent dans ce projet [en l’occurrence plus de vingt-cinq millions de dollars], risqué puisqu’il était tout sauf évident que les gens se précipitent pour voir ce film sous-titré. Je l’ai beaucoup respecté pour ça. Mel m’a dit : « Même si personne ne va voir le film, c’est grâce au Bon Dieu que je suis là, ma carrière m’a donné beaucoup d’argent, je peux me permettre de rendre un peu de cet argent ». Ce qui m’a donné envie de défendre le film, c’est ce courage, l’intégrité de son discours ». (Propos recueillis par Laurent Dandrieu, Valeurs actuelles, 26 mars 2004, p. 67)

    [6] Ainsi, l’argument selon lequel le démon ne passant que derrière les juifs ou dans leurs rangs, est tout simplement faux : on le voit aussi passer derrière les soldats romains, par exemple pendant la flagellation, signifiant ainsi qu’il les excitait à la violence.

    [7] Certains disent que la bourse lancée à Judas et tombée à terre l’oblige à ramasser l’argent à quatre pattes, ce qui pousse au mépris antisémite. D’abord, la même scène filmée dans le Jésus de Zeffirelli n’a pas suscité cette levée de boucliers. Surtout, c’est oublier que, l’Écriture, notamment la Genèse, affirme que le péché, surtout la violence, animalise l’homme, tout homme (cf. Gn 4,7 ; cf. Paul Beauchamp et Denis Vasse, La violence dans la Bible, coll. « Cahiers Évangile » n° 76, Paris, Le Cerf, 1991). Le film exploite à nouveau cette symbolique en montrant un cadavre d’âne au moment de la pendaison de Judas.

    [8] Tel celui des « messages subliminaux ». Il est intéressant à ce sujet de lire un propos Maia Morgenstern, l’interprète de Marie. Juive qui a vécu l’expérience du totalitarisme, en Roumanie, sous le régime de Nicolae Ceaucescu, elle raconte qu’elle fut interviewée par un journaliste israélien lui reprochant d’avoir joué dans le film : « C’est comme si j’étais confrontée à l’Inquisition. On attend que je fasse mon mea culpa. […] La polémique a commencé avant la sortie du film, entretenue par des gens qui ne l’avaient pas vu. C’est un préjugé, or ce film ne fait que dénoncer les préjugés ». (Le Monde, mercredi 31 mars 2004, p. 28)

    [9] Le fondement de ces sophismes est toujours le même, celui du rapprochement dénué de tout lien de causalité(« Vous aimez les chiens ; Hitler aimait les chiens ; comme c’est bizarre… »), rapprochement qui n’est pas sans rappeler la tactique du loup de la fable (« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. – Je n’en ai pas. – C’est donc quelqu’un des tiens ».) Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, L’art de penser. Guide pratique, Paris, Médialogue,1992, p. 42-50. Deux exemples suffiront : « Mel Gibson a une lourde hérédité », écrit Henri Tincq qui fait allusion à son père Hutton : « Dans ses interviews, le père de Gibson défend des positions révisionnistes, niant le chiffre de 6 millions de juifs morts dans la Shoah. Un point de vue que ne partage pas son fils ». Alors pourquoi l’écrire, sinon pour permettre l’amalgame (et je ne dis rien appel de la plus suspecte des théories sociobiologiques d’une innéité des comportements culturels, contenue dans l’expression : « Mel Gibson a une lourde hérédité ») ?(« Mel Gibson, une star chez les catholiques traditionalistes », Le Monde, 26 février 2004) « Mel Gibson, réalisateur de Passion, se défend d’avoir restauré la thèse ancienne du peuple juif, « peuple déicide », de même qu’il réfute toute accusation d’antisémitisme, qu’il considère comme « un péché ». Sa défense est cependant affaiblie par l’attitude de son père, Hutton Gibson, leader d’une branche de catholiques intégristes et révisionnistes qui, depuis des mois, dans des interviews, va jusqu’à contester le chiffre de 6 millions de juifs morts dans la Shoah ». (Henri Tincq, »L’épiscopat américain se distancie de Mel Gibson », Le Monde, 26 février 2004).

    [10] Patrick Jarreau, « Une déclaration de foi naïve devenue événement de l’année », Le Monde, 27 février 2004.

    [11] Cette ambiguïté essentielle n’est pas sans rappeler la créature la plus démoniaque inventée par Georges Bernanos, Monsieur Ouine (« oui-non »).

    [12] Cf., à ce sujet, Daniel Marguerat, « Le Nouveau Testament est-il anti-juif ? L’exemple de Matthieu et du livre des Actes », Revue théologique de Louvain, 26 (1995), p. 145-164. Le Nouveau Testament est-il anti-juif ?, Cahiers Évangile n° 108, Paris, Le Cerf, 1999. Avec bibliographie. Et comme l’Evangéliste saint Jean est le plus souvent mis en cause, je renvoie aux mises au point de Pierre Grelot, Les Juifs dans l’Évangile de Jean. Enquête historique et réflexions théologiques, Paris, Gabalda, 1995. Gérald Caron, Qui sont les juifs de l’Évangile de Jean ?, coll. « Recherches » n° 35, Montréal, Bellarmin, 1997. De l’Évangile selon saint Jean, je ne rappellerai qu’une seule phrase, prononcée par Jésus même : « Le salut vient des Juifs ». (Jn 4,22) Xavier Léon-Dufour commente ainsi cette parole qui est aux antipodes de l’antisémitisme : « Face à la Samaritaine, Jésus maintient donc pour les Juifs le privilège d’être les authentique dépositaires de la révélation par laquelle Dieu se communique au monde […]. Du dessein salvifique de Dieu, le peuple juif demeure à jamais le premier porteur ». (Lecture de l’Évangile selon Jean I, Paris, Seuil, 1988, p. 370-371).

    [13] Michel Kubler, « Mel Gibson ou la ‘passion’ des excès », La Croix, 26 février 2004. Un encadré confirme la vanité de l’accusation puisque le cinéaste a accepté notamment de couper un verset de l’Évangile que la foule crie à Pilate : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ». (Mt 27,25) De même, Estelle Warin : « Rarement la judaïté de Jésus n’aura été exposée de manière si flagrante au cinéma ». (Le Pélerin, 1er avril 2004).

    [14] Ainsi que l’on se félicite de la non-traduction de la parole : « Que son sang soit sur nous et nos enfants ! » (Mt 27, 25), voire qu’on ait pu en souhaiter l’effacement, se comprend. Notons toutefois que, d’abord, cette parole est scripturaire et, ensuite que Gibson minimise la portée de cette parole en la plaçant dans la bouche de Caïphe et non de la foule, autre signe de son désir de respecter la sensibilité juive, donc de la vanité de l’accusation d’antisémitisme.

    [15] Giuseppe de Rosa y répond en proposant une double distinction. D’abord une distinction entre responsabilité juridique et morale : « Si la responsabilité « juridique » de la mort de Jésus revient à Pilate, la responsabilité « morale » est celle des chefs du peuple juif ». En effet, si Pilate a prononcé la sentence de mort et l’a fait exécuter, ce sont les chefs des Juifs, dénués de tout ius gladii, qui lui présentent Jésus : ce sont eux qui le font arrêter au jardin des oliviers ; Flavius Josèphe (Antiquités juives, 18, 63-64), de concert avec les Évangiles, note que, sans l’accusation de sédition, Pilate ne se serait jamais intéressé à Jésus. A cette distinction s’ajoute une distinction entre les personnes historiquement et géographiquement impliquées et les autres personnes, contemporaines ou actuelles : « Evidemment, de même que la responsabilité de Pilate est personnelle et donc ne peut être étendue ni au peuple romain de son temps ni aux Romains d’aujourd’hui, de même la responsabilité des chefs du peuple juif pour la mort de Jésus est personnelle et ne peut être étendue à tout le peuple d’Israël du temps de Jésus (si l’on excepte le petit nombre de ceux qui, par les grands prêtres, demandèrent sa crucifixion), ni encore moins aux Juifs d’aujourd’hui ». (Giuseppe De Rosa, « La storicità della Passione di Gesù », La Civiltà Cattolica, 3693 [1er – mai 2004], p. 216-229, ici p. 226-227) C’est ce qu’affirme avec beaucoup de clarté le Concile Œcuménique Vatican II, Déclaration Nostra aetate sur l’Église et les religions non chrétiennes, n. 4.

    [16] La remarque du porte-parole du Saint-Siège, Joaquin Navarro Valls, qui, une fois n’est pas coutume, est sorti de sa réserve, mérite d’être entendue : « Le Pape a vu le film [les 5 et 6 décembre 2003] et il n’a pas fait de commentaires, et je ne fais pas de commentaires sur l’activité privée du Pape […]. Si le Pape a vu le film, le silence de la hiérarchie qui a suivi est très éloquent. Il n’y a rien là d’antisémite, sinon, ils l’auraient dénoncé » (Il Messaggero).

    [17] Propos dans une interview à l’émission Tout le monde en parle, sur France 2, samedi soir 3 avril 2004.

    [18] Voire loin du feu dont l’Évangile de Jean montre la valeur symbolique après la résurrection (cf. Jn 18,18 ; Jn 21,9s).

    [19] On sait que les tissus de la main n’auraient pas résisté aux violentes tractions des bras que, à chaque respiration, le crucifié devait faire pour lutter contre l’asphyxie.

    [20] Un exemple parmi beaucoup de cette liberté et de cette inventivité est la scène qui interroge beaucoup où l’on voit, durant la flagellation, le démon porter un enfant vieillard grimaçant, se réjouissant manifestement des souffrances de Jésus. « Voici quelques interprétations vraisemblables : premièrement, le diable veut corrompre tout ce qui est bien et bon dans la création de Dieu. […] Dans une deuxième interprétation on peut y voir le don de la vie – un petit enfant – caricaturé sous une forme totalement dépravée. […] Enfin, on peut encore voir dans cette scène le contraste entre Marie qui contemple son enfant, Jésus, et Satan qui étreint cet enfant ». (uide de la Passion. 100 questions sur La Passion du Christ, trad. Claude Mahy, Paris, Téqui, 2004, p. 51) On pourrait encore ajouter : l’imitation perverse de la maternité ecclésiale de Marie, sa haine de la femme (cf. Gn3,15), etc. Interrogé sur la source de cette scène, Mel Gibson est, à ce qu’il semble, demeuré énigmatique, suggérant qu’il s’agit d’une inspiration personnelle.

    [21] « Je crois qu’aucun film n’est encore entré dans toute la force de cette histoire. Vous les avez vus ? Ou bien ils sont inexacts sur le plan historique, ou il y a des problèmes de détails (la musique, les costumes, etc.) ». (Mel Gibson, Entretien recueilli sur le site Internet de l’agence Zenit, jeudi 6 mars 2003. Disponible sur le site http://www.zenit.org)

    [22] Par exemple, le père Thomas Rosica, bibliste canadien (cf. interview du jeudi 22 janvier 2004. Disponible sur le site http://www.zenit.org).

    [23] Je songe à la campagne d’opinion aux Etats-Unis qui fut lancée, alors que non seulement le film n’avait été vu de personne, mais qu’il n’était pas encore achevé ! De plus, cette campagne est née du vol d’un brouillon de scénario dans les bureaux de la société de Mel Gibson, Icon Productions (sur le détail de l’histoire de la production, cf. le petit livre de Daniel Hamiche, La Passion de Mel Gibson de A à Z, Paris, Sicre éd., 2004).

    [24] René Girard, « Mel Gibson. Une violence au service de la foi », Le Figaro Magazine, samedi 27 mars 2004, p. 53-54, ici p. 52.

    [25] Le texte est édité sous plusieurs formes. La version la plus complète est celle de Frère Joseph-Alvare Duley, Visions d’Anne-Catherine Emmerich sur la vie de notre-Seigneur Jésus-Christ et de la Très Sainte Vierge Marie, la douloureuse passion et l’établissement de l’Église par les Apôtres, trad. Charles d’Ebelling, Paris, Téqui, 3 volumes, sans date ; les textes concernant la Passion sont dans le tome 3, p. 131-415.

    [26] Cf. La cité mystique de Dieu, trad., Paris, Téqui, s. d., 3 volumes. Par exemple, l’épisode – ignoré des Évangiles– du retournement de la Croix de Jésus qui se trouve ainsi suspendu au-dessus du sol, se trouve dans son récit de la vie de Marie.

    [27] Sur ce sujet, je renvoie à l’article équilibré de Pierre Adnès, « Révélations privées », in Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 13, 1988, col. 482-492.

    [28] « L’économie chrétienne, étant l’Alliance Nouvelle et définitive, ne passera donc jamais et aucune nouvelle révélation publique n’est dès lors à attendre avant la manifestation glorieuse de notre Seigneur Jésus-Christ (cf. 1 Tm 6,14 et Tt 2,13) ». (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Dei verbum sur la Révélation divine, n. 4)

    [29] « Elles provoquent chez certains, et parfois dans l’ensemble du peuple chrétien, un choc salutaire que lessignes sacramentels si dépouillés et devenus habituels ne produisent pas habituellement. C’est leur raison d’être providentielles ». (Jean-Hervé Nicolas, « Les révélations privées : la foi et les signes », Vie Spirituelle Supplément, 7 [15 mai 1953], p. 139).

    [30] Radio message pour le centenaire de Lourdes, 18 février 1959, Acta Apostolicæ Sedis, Città del Vaticano, Pontificia Editrice Vaticana, tome 51, 1959, p. 144.

    [31] Dans ce sens, l’affirmation suivante de Mel Gibson qui manque le moment herméneutique est d’une certaine ingénuité : « Ce film montrera la passion de Jésus Christ telle qu’elle s’est déroulée. Ce sera comme faire marche arrière dans le temps et regarder l’histoire se dérouler exactement comme les événements se sont produits. […]Nous avons fait des recherches. Je raconte l’histoire comme la Bible la raconte. Je crois que l’histoire, telle qu’elle s’est déroulée, parle d’elle-même. L’Évangile est un script complet et c’est ce que nous filmons ». (Entretien du 6 mars 2003 cité ci-dessus)

    [32] Émission télévisée Comme au cinéma, France 2, 19 avril 2002.

    [33] Qui, soit dit en passant, emprunte aussi à d’autres Évangiles, comme saint Jean, en donnant une place centrale à Marie.

    [34] La Congrégation pour la Cause des Saints a émis un décret sur l’héroïcité de ses vertus, première étape vers la béatification, en août 2003.

    [35] François Bœspflug, art. « Images », Jean-Yves Lacoste éd., Dictionnaire critique de théologie, Paris, p.u.f., 1998, p. 553-557, ici p. 556.

    [36] Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, éd. Joseph Hoffmann, Paris, Le Cerf, 1996, n. 601, p. 222. Cf. S. Basile de Césarée, De Spiritu Sancto, 18, n. 45, trad. Benoît Pruche, coll. « Sources chrétiennes » n° 17 bis, Paris, Le Cerf, 1968, p. 406.

    [37] Il aurait aussi été possible de faire appel au philosophe et dramaturge Gabriel Marcel qui disait du théâtre : Frank « Buchnan [le fondateur du Réarmement Moral] et ses disciples ont fait une véritable découverte lorsqu’ils ont compris que dans le monde actuel une action représentée pouvait avoir dans les consciences un retentissement qu’on ne peut plus guère attendre d’une prédication » (« Introduction », Actualité Du Réarmement Moral. Plus décisif que la violence, Paris, Plon, 1971, p. 22. Souligné par moi). Or, le cinéma a aussi pour mission de représenter une action.

    [38] Voici ce qu’écrit le philosophe Maurice Blondel à propos de la Semaine Sainte : « Nos cérémonies sont le plus grand des spectacles et des drames » (Carnets intimes 1883-1894, le 20 avril 1889, Paris, Le Cerf, 1961, p. 200).

    [39] Maurice Blondel, « La psychologie dramatique du Mystère de la Passion à Oberammergau », 1900 et 1910,Œuvres complètes. Tome 2. 1888-1913. La philosophe de l’action et la crise moderniste, éd. Claude Troisfontaines, Paris, PUF, 1997, p. 289-310 ; p. 695-708.

    [40] Ibid., p. 697.

    [41] Ibid., p. 292. « ou bien le sentiment conservé et partout présent de l’auguste vérité historique écartera comme une profanation tout plaisir d’art, toute liberté du jeu ; ou bien la jouissance du spectacle et l’impression esthétique qui résultent de la fiction, par cela même qu’on prend la fiction pour une réalité et non la réalité pour une fiction, supprimera le caractère religieux du spectacle » (Ibid., p. 291-292). Blondel rappelle aussi les multiples obstacles et tracasseries que les autorités bavaroises ont opposés au peuple d’Oberammergau et à « son « Mystère »« (Ibid., p.702. Souligné dans le texte).

    [42] Ibid., p. 292.

    [43] Ibid., p. 704.

    [44] Ibid., p. 294-296.

    [45] Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine. I. Prolégomènes (1973), trad. André Monchoux avec la collab. de Robert Givord et Jacques Servais, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1984, p. 15.

    [46] Maurice Blondel, « La psychologie dramatique… », p. 698. Souligné dans le texte.

    [47] Ibid., p. 699. C’est moi qui souligne.

    [48] Ibid., p. 705. Souligné dans le texte.

    [49] Pour un clair exposé de ce sujet, cf. Pierre de Cointet, Maurice Blondel. Un réalisme spirituel, coll. « Humanités » n° 1, Toulouse, Éd. du Carmel, Saint-Maur, Parole et Silence, 2000, en particulier chap. 3, p. 55-102.

    [50] Cf. Geza Vermes, Enquête sur l’identité de Jésus. Nouvelles interprétations, Paris, Ed. Bayard, 2003 ; cf. le compte-rendu critique de Pierre Debergé, Paul, le pasteur, Cahiers Évangile, n° 126, Paris, Le Cerf, 2004, p. 63-64. Sur le refus de l’opposition du Jésus de l’histoire et du Christ de la foi, cf. le développement concret et suggestif de Joseph Ratznger, à partir de l’exemple de Charles de Foucauld, dans Le Dieu de Jésus-Christ. Méditations sur Dieu-Trinité, trad. Yves et Marie-Noële de Torcy, Paris, Communio-Fayard, 1977, p. 77-80.

    [51] La série télévisée du tandem Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, L’origine du christianisme (Arte, du 3 au17 avril 2004) ouvre, entre autres, la première émission sur la phrase fameuse d’Alfred Loisy : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Église qui est venue ». Sur l’ouvrage qui vient d’en être tiré des mêmes auteurs (Jésus après Jésus. L’origine du christianisme, Paris, Seuil, 2004), cf. Jean Radermakers, « Jésus après Jésus de Mordillat et Prieur. A propos d’un livre récent », Nouvelle revue théologique, 126 (2004) n° 3, p. 458-461. A noter que ces auteurs avaient déjà commis une première série qui, pour le moins, laisse perplexe, Corpus Christi (1997 ; il en fut tiré un ouvrage : Jésus contre Jésus, Paris, Seuil, 1999).

    [52] Par exemple le gros ouvrage de Simon Légasse, Le procès de Jésus. 1. L’histoire. II. La passion dans les quatre les, Pairs, Le Cerf, 1994-1995, insiste unilatéralement sur le caractère kérygmatique de la narration évangélique, au point d’en nier presque totalement la dimension historique. En revanche, l’ouvrage de Giorgio Jossa (Il processo di Gesù, Brescia, Paideia, 2002) articule de manière équilibrée la dimension historique et kérygmatique des récits de la Passion du Christ racontée par les Évangiles.

    [53] Jacques Pohier, Quand je dis Dieu, Paris, Seuil, 1977, p. 176-179. Le « pauvre dominicain » est cité par Hans Urs von Balthasar et Adrienne von Speyr, dans Au cœur du mystère rédempteur, trad., coll. « Sentiers de lumière », Chambray-lès-Tours, C.L.D., 1980, p. 38. Je me demande si le commentaire de Paul Valadier qui qualifie le film de « profondément antichrétien » ne relève pas du même déni quand il oppose Mel Gibson qui »nous présente Jésus comme une loque ensanglantée » et l’Évangile de Jean montrant « un Jésus qui “mène” son procès de bout en bout, de façon souveraine, et qui monte à la Croix comme à sa gloire ». (La Vie, 25 mars 2004, p. 40) Même question pour le commentaire de Bruno Frappat qui parle de « mauvais film », « anti-cinéma », « mauvaise action », etc. : « Le Christ superstar héroïque résistant des heures durant à un traitement que n’importe quel autre mortel n’aurait pas supporté un quart d’heure, est-ce une image correcte de l’incarnation, “vrai Dieu et vrai homme” ? » (La Croix, samedi 3 et dimanche 4 avril 2004, p. 24)

    [54] Cette préférence n’est pas que protestante. L’ésotériste René Guénon a réussi le tour de force, dans son livre Le symbolisme de la croix (1939), de ne pas lever une seule fois les yeux sur le crucifix et donc de parler de la croix en évitant systématiquement et intentionnellement le cœur de la foi chrétienne qu’est le Crucifié.

    [55] Saint Jean-Marie Vianney, curé d’Ars, Pensées, p. 142.

    [56] Ibid., p. 702 et 703.

    [57] Cf. Jean-Hervé Nicolas, Les profondeurs de la grâce, Paris, Beauchesne, 1969, p. 290-299.

    [58] Dans l’article du Corriere della Sera, cité ci-dessus, Vittorio Messori rappelle l’avertissement du Bienheureux Fra Angelico : « Pour peindre le Christ il faut vivre avec le Christ », et n’hésite pas à l’appliquer à Mel Gibson.

    [59] Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine. I. Prolégomènes, p. 106.

    [60] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement ; Cinéma 2. L’image-temps, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1983 et1985.

    [61] René Girard, « Mel Gibson. Une violence au service de la foi », p. 53.

    [62] Interview déjà citée.

    [63] Ce supplice, en plus d’être extrêmement douloureux, était dégradant car le condamné était publiquement dénudé.

    [64] « crudelissimum taeterrimumque supplicium » (In Verrem, II, L. 5, ch. 64, n. 165).

    [65] Cicéron, Pro Rabirio, 5, 16.

    [66] Patrick Jarreau, « Une déclaration de foi naïve devenue événement de l’année », Le Monde, 27 février 2004.

    [67] Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 46, a. 5.

    [68] « Sa douleur et sa souffrance furent assumées volontairement en vue de cette fin : libérer l’homme du péché. Il a assumé toute la charge de souffrance qui était proportionnée à la grandeur ou fruit de sa passion ». (Ibid., a. 6 ; 4ème raison) De ce point de vue, Michel Kubler tire le texte dans son sens, quand il n’en retient que la distinction de la douleur physique et l’affliction intérieure (cf. « La Passion évangélique de Mel Gibson », Études, 4005 [mai 2004], p. 651-654, ici p. 653), comme si d’ailleurs cette dernière était moins abyssale que la première.

    [69] René Girard, « Mel Gibson. Une violence au service de la foi », p. 53.

    [70] Jean COLLET, John Ford. La violence et la loi, coll. « Le bien commun », Paris, Michalon, 2004, p. 51. Les citations qui suivent sont tirées du chapitre où il étudie La charge héroïque, intitulé « Le temps féminin, la violence déjouée », p. 47-56, précisément p. 51-54.

    [71] Et non pas les « vingt-cinq minutes » dont parlent Michel KUBLER (« La Passion évangélique de Mel Gibson », p. 653) et bien d’autres.

    [72] « Le chemin de foi de Mel Gibson », Valeurs actuelles, 26 mars 2004, p. 60-63, ici p. 61.

    [73] Interview de Jean-Paul Chaillet, Ciné Live. Mel Gibson cite aussi Andrea Mantegna et Salvador Dali parmi les peintres qui l’ont inspiré.

    [74] Selon la belle intuition développée par Jean-Paul II : « Dieu révèle aussi particulièrement sa miséricorde lorsqu’il appelle l’homme, à exercer sa « miséricorde » envers son propre Fils, envers le Crucifié » (Lettre encyclique Dives in misericordia sur la miséricorde divine, 30 novembre 1980, n. 8. Souligné dans le texte).

    [75] Et quand je parle des violences, les plus marquantes sont loin d’être seulement physiques, ainsi que le rappelle le psychologue Jacques Arènes (Dépasser sa violence, Paris, Les éd. de l’Atelier, 2001, notamment le chap.3 : « Le conflit mortifère »). Cf. aussi Nicole Jeammet, Les violences morales, Paris, Odile Jacob, 2001.

    [76] Je ne dis pas que le film n’est qu’un test projectif, que le film de violence est seulement un film qui me fait violence. Mais la question des critères objectifs de violence fut abordée dans le paragraphe précédent.

    [77] Serge Tisseron, Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ?, Paris, Armand, Collin, 2000.

    [78] Ibid., p. 95. Renvoie à Serge Tisseron, Psychanalyse de la bande dessinée, Paris, p.u.f., 1987, réédité dans coll. « Champs », Paris, Flammarion, 2000.

    [79] Autre exemple : « Une adolescente – que j’appellerai Pierrette – s’était sentie terriblement agressée par une publicité cinématographique qui montrait une femme assise sur une valise, seule dans une rue, au milieu des passants. Seule avait alors compté pour elle la situation de dénuement et de désespoir total où cette femme lui semblait se trouver. Pierrette s’était même mise à imaginer que ce personnage était condamné à mourir bientôt et elle ne pouvait pas en détacher sa pensée. C’est seulement plusieurs mois plus tard que la situation s’éclaira. Si les angoisses de Pierrette empruntaient leurs images à son présent, leur raison profonde était à chercher dans son passé. Quand elle avait cinq ans, elle avait surpris par hasard une conversation entre sa tante et son père à travers une porte entrebâillée. Celui-ci y évoquait l’éventualité de son départ et de son divorce. La fillette s’était trouvée tétanisée. La confidence surprise constituait pour elle un secret terrible dont elle ne pouvait s’ouvrir ni à son père ni à sa mère ». (Ibid., p. 105-106).

    [80] Le samedi 3 avril 2004, trois jours après la sortie en France, et cela dans 500 salles, ce qui est considérable, un demi-million de personnes l’ont déjà vu. Aux États-Unis, le nombre s’élève à plus de 60 millions.

    [81] Que l’on songe aux violences subies par les corps des quatre soldats américains en Irak, tout récemment.

    [82] Maurice Blondel, « La psychologie dramatique du Mystère de la Passion à Oberammergau », p. 303-304.

    [83] Cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 84, a. 7.

    [84] Cf. Fortunato De Jesus Sacramentado, art. « Images et contemplation », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome VII/2, 1971, col. 1472-1503.

    [85] Bienheureuse Angèle de Foligno, Le Livre des visions et instructions, trad. Ernest Hello, Paris, A. Tralin, 41910, chap. 33 : « L’amour vrai et l’amour menteur ».

    [86] Fedor Dostoïevski, « Le Grand Inquisiteur », Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, suivi de Les carnets des frères Karamazov, Niétochka Niézanov, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1952, p. 267 à 287.

    [87] Et toutes les autres motivations ne peuvent-elles pas être reconduites à ces trois concupiscences ? Par exemple, le roi Hérode recherche le plaisir que symbolise le pain.

    [88] Pour autant, Mel Gibson, en conformité avec l’Écriture et en contraste avec d’autres lectures (telle celle de Franco Zeffirelli qui, dans son Jésus de Nazareth, en fait un zélote), s’est refusé à édulcorer le personnage de Judas (cf. Jean-Marc Blot, Osons reparler de l’enfer, coll. « Vie spirituelle », Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2002, p. 167-194).

    [89] Sur ce point, Mel Gibson prend des libertés à l’égard de ce que rapportent, brièvement mais très négativement, Flavius Josèphe (La guerre des Juifs, L. II, 9, 2s) et Philon d’Alexandrie (Legatio ad Caium, 301-302). Cf. Luigi Weiss, Pilato, Treviso, Canova, 1999, p. 141.

    [90] Giorgio Jossa, Il processo di Gesù, p. 119.

    [91] A deux reprises, on croit que la scène va s’arrêter (après la badine, puis après les coups de flagrum sur le dos), mais, à chaque fois, elle continue, dans un redoublement de violence.

    [92] Maurice Blondel, après bien d’autres, rappelle que la passion humaine est sans fin car la satisfaction immédiate, loin d’apaiser le désir, creuse encore davantage sa frustration : « La bête n’a point de passion ; ce qu’il y a de bestial en l’homme réclame au contraire tout ce qu’exigent la raison et la volonté, une infinie satisfaction » (L’Action, tome 2. L’action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Alcan, 1937, p. 207 ; même page dans la réédition de Paris, p.u.f., 21963).

    [93] En ce sens, il est éloquent, même si c’est dénué de fondement textuel, que le cinéaste ait identifié Marie-Madeleine et la femme adultère et qu’il ait montré la scène où celle-ci est menacée de lapidation (cf. Jn 8,1-11) : dans ces deux cas, joue la logique d’auto-entraînement dans la cruauté et dans la cécité. Le jet de la « première »pierre décide de toute la presque irréversible escalade de violence ultérieure (sur ce sujet, cf. le suggestif commentaire de René Girard dans Celui par qui le scandale arrive, Paris, DDB, 2001).

    [94] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 603.

    [95] Charles Péguy, Œuvres en prose. III. 1909-1914, p. 1323.

    [96] Cf., sur ce point, Denis Vasse, La souffrance sans jouissance ou le martyre de l’amour. Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Paris, Seuil, 1998.

    [97] Sur l’attitude du Serviteur et de Jésus, cf. les importantes mises au point d’Adrian Schenker, Douceur de Dieu et violence des hommes. Le quatrième chant du serviteur de Dieu et le Nouveau Testament, trad. Philippe Hugo et Brigitte Rigo, coll. « Connaître la Bible » n° 29, Bruxelles, Lumen Vitæ, 2002. Cf., dans le même sens, Paul Beauchamp, Quatrième chant du Serviteur, Louvain, 1989.

    [98] Cf., sur cette interprétation ici résumée, Adrian Schenker, « Gleichnis eines gescheirterten Vergleichs ? Mk 12,1-9 », Text und Sinn im Alten Testament. Textgeschichtliche und bibeltheologische Studien, coll. « Orbis Biblicus et Orientalis » 103, Fribourg (Suisse), Éditions universitaires et Göttingen, Vandenhœck & Ruprecht, 1991, p. 263-271.

    [99] Cet étroit entrelacement du passé et du présent, de la parole et de l’action, du sacrement et de l’événement pascal, demanderait une exégèse précise que, après une seule vision, je suis incapable de proposer.

    [100] Telles sont les paroles de la première prière eucharistique : « les yeux levés vers toi, Dieu son Père tout-puissant ».

    [101] « Quand l’Heure est venue où Il accomplit le Dessein d’amour du Père, Jésus laisse entrevoir la profondeur insondable de sa prière filiale, non seulement avant de se livrer librement […], mais jusque dans ses dernières paroles sur la Croix, là où prier et se donner ne font qu’un ». (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2605).

    [102] Propos rapportés par Édouard Huber dans Famille chrétienne, 1368 (3 au 9 avril 2004), p. 43.

    [103] Dans un paragraphe intitulé « Tous les pécheurs furent les auteurs de la Passion du Christ », voici ce qu’affirme le Catéchisme de l’Église catholique : « L’Église, dans le magistère de sa foi et dans le témoignage de ses saints, n’a jamais oublié que « les pécheurs eux-mêmes furent les auteurs et comme les instruments de toutes les peines qu’endura le divin Rédempteur » (Catéchisme Romain, 1, 5,11 ; cf. He 12,3). Tenant compte du fait que nos péchés atteignent le Christ lui-même (cf. Mt 25,45 ; Ac 9,4-5), l’Église n’hésite pas à imputer aux chrétiens la responsabilité la plus grave dans le supplice de Jésus, responsabilité dont ils ont trop souvent accablé uniquement les Juifs ». (n. 598)

    [104] Jésus dit « donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20,28).

    [105] Sur la douce manière d’agir du Christ, cf. CONCILE ŒCUMENIQUE VATICAN II, Déclaration sur la liberté religieuse Dignitatis humanæ, n. 11. Cf. aussi Sainte Catherine de SIENNE, Le dialogue, XXVI, Paris, Le Cerf, 1992,p. 49.

    [106] Cf. Hans Urs von Balthasar, Qui est l’Église ?, trad. par Ola Hahn et Maurice Vidal revue par Isabelle Crahay, Saint-Maur, Parole et silence, 2000. Le mystère de l’Église conjugue deux pôles : d’un côté, « l’ampleur du don de la grâce » divine, ce qu’il appelle « l’esprit objectif » ; de l’autre, la foi qui l’accueille, ce qu’il appelle « l’esprit subjectif ». Comment s’opère cette conjugaison, cette communion ? « Il faut que dans l’Église elle-même il y ait la représentation de cette identité. Car le Seigneur ne veut pas voir son Église se tenir devant lui comme un unique et visible échec, mais comme une épouse magnifique digne de lui. Ici intervient nécessairement le principe marial dans l’Église. Marie est cette subjectivité qui, à sa manière féminine et réceptive, est capable de correspondre pleinement, par la grâce de Dieu et par son Esprit venant sur elle, à la subjectivité masculine du Christ. Sa foi qui aime et qui espère, dans son ouverture féminine à l’époux divin, Dieu et homme, est cœxtensive au principe masculin ministériel et sacramentel inscrit dans l’Église, même s’il n’appartient pas à son caractère féminin de comprendre exhaustivement l’esprit objectif qui y règne. Marie n’est pas la Parole, mais la réponse adéquate ». (p. 58 et 59. Souligné dans le texte).

    [107] Cf. Hans-Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger, Marie, première Église, trad., Paris, Médiaspaul, 3eéd., 1998. Cf. aussi Jean-Miguel Garrigues, L’Épouse du Dieu vivant. Marie plénitude trinitaire de l’Église, Saint-Maur, Parole et silence, 2000.

    [108] « On a raison d’appeler Marie, en tant qu’archétype de l’Église, l’épouse du Verbe incarné » (Hans Urs von Balthasar, Qui est l’Église ?, p. 61). De fait, Marie est première Église et l’Église est l’épouse du Christ (cf. Ep 5,21-33 ; Ap 21,2.17).

    [109] On sait que sainte Catherine de Sienne, dans le langage puissamment symbolique qui est le sien, identifiait le sang de Jésus à sa rédemption.

    [110] « Le martyre est le suprême témoignage rendu à la vérité de la foi […]. Le martyr […] supporte la mort par un acte de force » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2473).

    [111] Marie « est devenue, pour nous, dans l’ordre de la grâce, notre mère » (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Église, n. 61).

    [112] C’est ce que, en langage technique cinématographique, on appelle un « regard-caméra ».

    [113] Sur la corrélation entre la femme couronnée d’étoiles d’Ap 12, Marie et l’Église, cf. Ignace de La Potterie, Marie dans le mystère de l’Alliance, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 34, Paris, Desclée, 1988, chap. 7, p. 261-283.

    [114] « Après sa chute, l’homme n’a pas été abandonné par Dieu. Au contraire, Dieu l’appelle (cf. Gn 3,9) et lui annonce de façon mystérieuse la victoire sur le mal et le relèvement de sa chute (cf. Gn 3,15). Ce passage de la Genèse a été appelé « Protévangile », étant la première annonce du Messie rédempteur, celle d’un combat entre le serpent et la Femme et de la victoire finale d’un descendant de celle-ci ». La tradition chrétienne voit dans ce passage une annonce du « nouvel Adam » (cf. 1 Co 15,21-22.45) qui, par son « obéissance jusqu’à la mort de la Croix » (Ph 2,8) répare en surabondance la désobéissance d’Adam (cf. Rm5,19-20). Par ailleurs, de nombreux Pères et docteurs de l’Église voient dans la femme annoncée dans le « protévangile » la mère du Christ, Marie, comme « nouvelle Ève ». Elle a été celle qui, la première et d’une manière unique, a bénéficié de la victoire sur le péché remportée par le Christ : elle a été préservée de toute souillure du péché originel (cf. Pie IX : DS 2803) et durant toute sa vie terrestre, par une grâce spéciale de Dieu, elle n’a commis aucune sorte de péché (cf. Cc. Trente : DS 1573) ». (Catéchisme de l’Église catholique, n. 410 et 411).

    [115] Cf. Jean Paul II, Lettre encyclique sur la bienheureuse Vierge Marie dans la vie de l’Église en marche Redemptoris Mater, 25 mars 1987, 3e partie : « La médiation maternelle ».

    [116] Jean Paul II, Lettre apostolique sur la dignité et la vocation de la femme Mulieris dignitatem, 15 août 1988, n. 29. Souligné dans le texte. « La femme est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement […] elle est celle qui reçoit l’amour, pour aimer à son tour » (Ibid.).

    [117] Cf. le bel ouvrage de Lucienne Sallé, Femmes pour L’aimer, Laval et Nantes, 2000. « Les saintes femmes de l’Évangile […] ont cherché à le voir et à le toucher, vénérant affectueusement ce corps dans lequel le Fils de Dieu s’est incarné ». (p. 9) Les « gestes » et les « attitudes » de ces femmes « envers le corps de Jésus nous éclaire[nt] surce que peut être le « génie féminin » ou la sainteté au féminin ». (p. 10)

    [118] Jean Paul II, Lettre aux femmes, 29 juin 1995, n. 10.

    [119] Faut-il préciser que, pour être symboliquement féminine, c’est-à-dire réceptive, l’Église est aussi composée de membres masculins, comme l’atteste l’admirable cheminement de Simon de Cyrène rappelé ci-dessus ? Plus encore, la symbolique masculine est bien présente : lorsqu’est montré le sang coulant de la main de Jésus transpercée par le clou, la caméra se fixe sur Jean et un flash back montre Jésus consacrant le vin à la Cène : il est ainsi signifié d’une part que le sacrement de l’Eucharistie fait un avec le mystère de la Passion et d’autre part que le propre du ministère sacerdotal consiste à rendre présent le corps livré et le sang versé (cf. ce qui sera dit plus bas du salut transmis).

    [120] Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné. II. Sa structure interne et son unité catholique, Paris, DDB, 1951, p. 433-434.

    [121] Métro, 31 mars 2004.

    [122] Jean Paul II, Lettre apostolique Rosarium Virginis Mariæ, 16 octobre 2002, n. 22.

    [123] Pour être complet, il faudrait ajouter au salut accueilli, le salut transmis, redonné par l’Église. En effet, certains ont reproché au film de ne pas assez honorer la dimension ecclésiale, la réception dans la communauté croyante. C’est oublier combien le film, en plus d’être marial, est eucharistique et ministériel (sacerdotal).Nous avons souligné ci-dessus la place tenue par saint Jean comme figure du prêtre offrant le sang du Christ.

    Quant à la réalité de l’Eucharistie, des flashes back de la Cène montrent les gestes et les paroles consécratoires de Jésus ; or, ces épisodes sont très intentionnellement contemporains de la crucifixion et de l’offrande que Jésus fait de son corps et de son sang pour la Nouvelle Alliance. Comment mieux montrer que le sacrement de l’Eucharistie est l’actualisation du sacrifice du Christ sur la Croix ?

    [124] Cf. l’ouvrage, classique enfin traduit de Theophil Tschipke, L’humanité du Christ comme instrument de salut de la divinité, trad. Philibert Secrétan, coll. « Studia Friburgensia », Fribourg (Suisse), Éd. Saint-Paul, Academic Press Fribourg, 2003.

    [125] Édouard Huber, « Le choc de La Passion », Famille chrétienne, 1368 (3 au 9 avril 2004), p. 40-41, ici p. 41.

    [126] Éditorial, Feu et lumière, 228 (mai 2004), p. 1.

    [127] Paul Gilbert, L’espérance de Caïn. La violence dans la Bible, Paris, Bayard, 2002, p. 213. Il ajoute : « avec la signature en actes du Christ dans sa Passion et sa mort, cet ultime fondement exclut absolument et définitivement toute violence, même s’il reste toujours une violence par-delà la violence ».

    [128] Le Nouvel Observateur, 2055 (25 au 31 mars 2004), p. 26. Souligné dans le texte.

    [129] L’imposture, in Œuvres romanesques suivies de Dialogues des carmélites, éd. Albert Béguin et Michel Estève, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 364.

    [130] Sous le soleil de Satan, p. 255 et 256.

    [131] La joie, p. 683.

    [132] Journal d’un curé de campagne, p. 1187.

    [133] Dialogues des carmélites, p. 1598.

    [134] Même si, comme dans beaucoup de ces films, la figure centrale emprunte à d’autres registres religieux, notamment la mythologie grecque et les spiritualités extrême-orientales (cf. Matrix machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003, notamment David Rabouin, « Le Tao de la Matrice », p. 63-76 et Elie During, « Les dieux sont dans la Matrice », p. 81-97).

    [135] « Messie » est un terme d’origine hébraïque qui se traduit en grec par « Christ » et en français par « oint ».

    [136] Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa sur Jésus-Christ, vivant dans l’Église, source d’espérance pour l’Europe, 28 juin 2003, n. 7. Pour ce qui suit, cf. n. 7-9.

    [137] Cf. notamment Konrad Lorenz, Les huit péchés mortels de la civilisation, trad. Elizabeth de Miribel, Paris, Flammarion 1974, chap. 4 : « Une tiédeur mortelle » ; Gilles Lipovetzky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 (et coll. « Folio essais » n° 121) ; Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000 ; Charles Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix. Entretiens avec Jean-Pierre Lebrun, Paris, Denoël, 2002. Cf. aussi les « maladies mentales transitoires » dont parle le philosophe Ian Hacking, L’âme réécrite, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.

    [138] Même Golgotha de Julien Duvivier (1935) commence à l’arrivée à Jérusalem et met en scène la résurrection.

    [139] Concile Œcuménique Vatican II, Constitution dogmatique Sacrosanctum Concilium sur la sainte Liturgie, n. 123.

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