La panthère des neiges
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Pays:
Français
Thème (s):
Charité, Espérance, Foi
Date de sortie:
15 décembre 2021
Durée:
1 heures 32 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Marie Amiguet, Vincent Munier
Acteurs:
Sylvain Tesson, Vincent Munier
Age minimum:
Famille

La panthère des neiges, documentaire français coécrit avec Vincent Munier et réalisé par Marie Amiguet, 2021. Dans le prolongement du récit éponyme de Sylvain Tesson (Paris, Gallimard, 2019) qui a reçu le prix Renaudot 2019.

Thèmes

Espérance, foi, charité.

Hors quelques commentaires paradoxalement bavards et naïvement écocentriques, ce merveilleux documentaire animalier est plus encore une formidable parabole sur l’espérance, si précieuse en ce début de nouvelle année [1].

 

Bien entendu, nous aurons droit, de la part de Sylvain Tesson, à un plaidoyer sur la vie sauvage et au discours, aujourd’hui très balisé et très banalisé sur un biocentrisme un tantinet anthropophobe, ignorant de sa contradiction performative. Une seule attestation. Dans le générique final, le film rend « hommage aux bêtes et à ceux qui les protègent ». Conserver-préserver, oui ! Mais Gn 1,28 et 2,15 ajoute deux autres verbes qui constituent le juste trépied de notre relation à l’animal en particulier et à la nature en général : « soumettre » (ce qui ne veut sur pas dire exploiter de manière cupide et démesurée) et « cultiver » (pour nous-mêmes, mais aussi pour le cosmos, tant celui-ci ne fructifie, c’est-à-dire ne porte à son plein accomplissement les ressources présentes en lui, que par la médiation de l’homme [2]).

Sur cette hiérarchie entre l’homme et la nature aujourd’hui inaudible et si profondément suspectée, comment ne pas relever la si totale asymétrie entre un animal dont la finalité presque unique est de se nourrir et de se reproduire (nous nuancerons plus loin notre propos), et un homme dont la plus haute des destinées est de s’émerveiller, d’aimer et de contempler. Certes, nous allons aussi le redire, les animaux sont également à l’affût, mais c’est uniquement par peur de cet étranger humain, peur qui est comme un équivalent de la crainte mondaine (la peur de souffrir). En revanche, si l’homme se dissimule jusqu’à désirer devenir invisible (« Nos rêves sont d’être invisibles »), c’est au nom d’un sentiment tout autre et infiniment plus élevé, l’éblouissement enchanté débordant de reconnaissance, et au nom d’un acte qui est aussi proprement humain : contempler la nature en la magnifiant par ses sublimes prises de vue, en convoquant les techniques les plus raffinées de la photographie animalière, en déployant une ascèse de vie singulièrement vertueuse, voire héroïque, en la communiquant au plus grand monde par le truchement d’un livre, puis d’un film, et en la servant-préservant par une métanoïa écologique, c’est-à-dire un changement radical de l’esprit et du cœur dont l’animal est viscéralement incapable – bref, en mobilisant les trois transcendantaux de la beauté, de la vérité et de la bonté qui, accolytes de l’être et réfractions de l’Être, voire appropriations des Personnes divines, ne sont accessibles qu’à l’esprit aussi concret que discret. Ainsi, en s’élargissant à l’homme et à son œuvre (la technique), la gratitude n’en devient pas pour autant un barbare anthropocentrisme ; voire, en reconduisant le don au Donateur, la créature à son Créateur, son théocentrisme conjure la double tentation symétrique de l’écocentrisme et de l’anthropocentrisme.

 

Mais, plus encore que ce dépaysement si paysan (au sens étymologique qui a donné païen, celui qui célèbre l’hymne du sacré dans une nature théophanique) ou que ce témoignage rendu à la triple activité, théorétique (contemplative), éthique et technique de l’homme, ce film que j’ai eu le bonheur d’aller voir avec des amis le dernier jour de l’année 2021 si contrastée et si contrainte, m’a hissé et haussé vers la si indispensable espérance. Quelle métaphore inspirée de cette vertu que Péguy se contentait de qualifier de « deuxième » (et non de « seconde », ce qui amputerait le trio) – tant elle se fonde sur la foi et ouvre à la charité !

D’une part, en effet, « Dieu est lumière » (1 Jn 1,5). Or, « par ta lumière, nous verrons la lumière » (Ps 35 [36],10). La foi est donc cette « lumière » ou, selon la belle image du père Rousselot, « les yeux », par lesquels Dieu nous donne de voir Sa « lumière ». Or, analogiquement [3], la rencontre avec la panthère n’est rendue possible que par l’immense savoir des deux amis. Je ne parle pas seulement ni d’abord des compétences techniques évoquées ci-dessus, ou de cet art du camouflage qui réussit à fondre un appareil photo-caméra dernier cri dans un amoncellement de cailloux. Et s’il est de bon ton de chahuter, depuis Nietzsche, notre sensibilité appauvrie, l’atrophie de l’odorat au profit de la seule vue et d’accuser l’intelligence qui aurait refoulé l’instinct, il serait au contraire de bon don (non, il n’y a pas d’erreur de frappe !) de chanter la richesse d’un savoir patiemment acquis qui peut faire l’inventaire de toutes les traces laissées dans une grotte, ou la finesse d’un entendement qui permet de multiplier les déductions heureuses assurant que la panthère ne pourra que passer par ce défilé ou revenir vers cette proie fraîchement dévorée.

L’on pourrait développer ce premier point à l’infini. Comment la profonde réflexion sur l’accès à la nature par le seul humble langage des traces (que l’un des deux chercheurs-chasseurs fait dans la grotte) n’évoquerait-elle pas l’itinéraire lui-même analogique vers Dieu par la seule échelle des vestiges, signes et ressemblances qu’arpente saint Bonaventure ? Cette entreprise risquée, mais riche de découvertes n’a rien à voir avec l’affirmation d’un signifiant vidé de tout signifié où s’est aventurée une théologie apophatique qui a transformé la linguistique en une métaphysique et a hissé Ferdinand de Saussure (et, à un moindre titre, Roman Jakobson) en Docteur commun de l’Église !

D’autre part, « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16). Or, « l’amour ne se paie que par l’amour [4] » – parole qui fait écho au verbe du Verbe : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Ainsi, le trio des théologales qui s’ouvre sur la foi s’achève par l’amour. Or, toujours analogiquement, celui-ci est ici présent, vécu, voire nommé. En effet, en son essence, l’agapè est don de soi (cf. Jn 15,13 ; 1 Jn 3,16. 4,9-10 ; Rm 5,8). Or, comment ne pas être touché par cette attention émerveillée et jamais lassée qu’ont Vincent Munier et Sylvain Tesson à l’égard des paysages et de chaque animal. Et, de même que le don est pour la communion, de même les deux artistes-artisans vivent dans une amitié toute finalisée par le service désintéressé de la nature contemplée ; et cette bienheureuse concordance (au sens le plus étymologique du terme, qui renvoie à l’union des cœurs : cum, « avec », et cor, « cœur ») se répercute, comme par débordement, sur les autres relations qu’ils entretiennent, par exemple, dans une familiarité joueuse et joyeuse avec les enfants tibétains : loin de se sentir dérangé par leur intrusion curieuse, Vincent se demande aussitôt quel cadeau leur offrir et trouve un dessin adapté à leur compréhension ; loin d’être surplombant, Sylvain cherche à communiquer dans la langue autochtone et à se laisser instruire par eux.

Cet amour est si intensément vécu qu’il est spontanément nommé dans une phrase riche de sens qui cherche à tâtons ses mots dans une pudeur qui en est, elle aussi, une trace : « Le double exercice de la patience et de l’attention. Appelons cela l’amour ». Joignons-lui une autre assertion : « La patience, vertu suprême, aide à aimer le monde ». Or, cette longanimité n’est-elle pas le premier des quinze actes que Paul attribue à l’agapè (cf. 1 Co 13,4) ?

 

Venons-en à notre petite sœur tant attendue (sic !), l’espérance. Là encore, profuses sont les découvertes, et d’autres interprètes fileront peut-être la métaphore dans une catéchèse dont le film pourrait constituer un support des plus féconds. Retenons trois notes qui structurent aussi le récit en profondeur.

 

  1. Selon sa définition la plus classique, espérer, c’est attendre Dieu. Plus précisément, espérer, c’est attendre ce don le plus immérité de tous qu’est le salut, c’est-à-dire la sainteté, c’est-à-dire encore la divinisation – et nous retombons, mais plus concrètement, sur l’ardu désir de Dieu. Or, le narrateur du film prend soin de nous introduire dans ce qui est beaucoup plus qu’une technique, une science et même un art. Ce que j’oserais appeler la spiritualité de l’affût : « Il faut avoir une bonne vie intérieure pour faire des affûts pendant des heures tout seul ». Voire, il nous initie à une sorte de mystique de l’affût. En effet, ce guet n’est rien d’autre que l’expectation de cet animal d’exception qu’est la panthère des neiges. De plus, avant d’être une attitude seulement subjective, la mystique est la réponse au Mystère. Or, dès les premières images, Sylvain Tesson affirme : « La panthère, c’est le Graal ». Enfin, de même que l’ascétique prépare au mystique, de même l’héroïque persévérance et l’édifiante sobriété sont au service de la survenue grandiose de cet ami des sommets. Qui tiendrait pendant des heures, des jours, voire des semaines, à des dizaines de degrés en dessous de 0° C dans des conditions de vie des plus spartiates ?

Mais il faut dire plus. La deuxième vertu théologale est transie par un paradoxe que résume l’oxymore de l’Apôtre à propos d’Abraham : « Espérant contre toute espérance » (Rm 4,18). Combien d’autres Saints ne l’ont-ils pas expérimenté ?

Or, le guet du fauve improbable est également habité par une double conviction. D’un côté, la totale gratuité de la fragile apparition de ce don des dons qu’est le léopard des neiges – au point que certains en ont fait un animal mythique ou fabuleux, au double sens d’extra-ordinaire et de fantastique. Cette gratuite manifestation est la vérité partielle de l’affirmation excessive : « Tout n’aurait donc pas été créé pour le regard de l’homme ». Selon sa description complète, le don désintéressé n’est-il pas ce qui est à la fois le plus désirable et le plus inattendu ? Si ingénieux soit le déchiffrement des indices de sa présence, si minutieux soit le repérage, si onéreux soit le quart vigilant, si douloureux soit le corps dans un constant qui-vive, jamais Vincent Munier et Sylvain Tesson ne pourront garantir la survenue du désiré des volitions intérieures. « Rien ne nous promettait une rencontre » ; « Nous scrutions les paysages sans certitude de moisson ».

Donc, le don contingent ploie et broie le cœur qui s’ouvre à la libre gratuité. Mais, de l’autre côté, une invincible nécessité sangle et gante les entrailles qui espèrent. La Révélation nous l’atteste, l’espérance engendre une certitude singulière qui n’est ni celle, inévidente, de la foi, ni celle, chaleureuse, de la charité. Or, nos deux chercheurs de l’extrême sont secrètement mûs par cette assurance au-delà de toute assurance, raisonnable au-delà de toute rationalité. « Ignorer ses douleurs. Mépriser le temps. Et ne jamais douter d’obtenir ce qu’on désire ». Un autre aveu est à cet égard révélateur. Dans son commentaire en voix off, Tesson observe à la fois qu’une sourde angoisse lui triture les viscères et qu’une sidération plus décisive lui interdit de la partager à son ami avec qui, pourtant, il communie en grande confiance : « Je n’avouais pas mes impatiences à Munier ». Il pressent, en effet, qu’une telle parole briserait le lien sacré non pas tant entre lui et le photographe, qu’entre eux et celui qu’ils attendent à se défibrer l’âme. Comme si le creux foré par leur espoir nécessitait la survenue du bien qui l’épousera en plein. Comme si la concavité toujours plus profonde que, dans une veille attentive jamais démentie, perce et polit en eux l’inexpugnable et indomptable espérance, ne pouvait qu’appeler obligatoirement la réponse pourtant incommensurable. Ainsi, en ce double sentiment contrasté qui l’étreint, le commentateur expérimente la certitude propre à cette vertu des sommets qu’est l’espérance. S’obligeant à s’arrêter, l’écrivain-voyageur survolté et globe-trotteur surpressé abandonne soudain la course folle qui le précipite dans l’indéfini insensé de l’horizontalité indécise pour investir et comme condenser son énergie, qui est l’autre nom de cette inquiétude d’un repos innommé, dans la verticalité d’une attente, métamorphosant le doute en ferme espérance.

D’ailleurs, traditionnellement, l’espérance trouve dans la béatitude de la pauvreté (cf. Mt 5,3) la condition de son exercice : c’est en consentent au rien des créatures que le tout du Créateur peut venir remplir le cœur enfin vide de soi ou plutôt d’ego. Or, nous l’avons évoqué, à quels et à combien de dépouillements les affûteurs affûtent leur cœur. De même qu’ils logent symboliquement dans le creux du rocher ou la profondeur d’une grotte, de même leur esprit se désencombre de tout faux bien autre que celui permettant d’atteindre le seul bien désiré : le félidé. Et l’un d’eux l’appelle dans un cri qui se transforme en prière. Car, last but non least, comment ne pas se réjouir de cette dernière convergence ? L’acte par excellence de l’espérance est la prière (de demande) et l’exemple par excellence de cette prière est l’oraison dominicale (le « Notre Père » est tissé des sept requêtes qui résument toutes les requêtes possibles) ; or, dans une nouvelle audace, le narrateur compare son guet à une prière, non sans écho avec la parole du prophète Habaquq : « Je vais me tenir à mon poste de garde et rester debout sur mon rempart, guetter ce que Dieu me dira, et comment il répliquera à mes plaintes » (Ha 2,1).

 

  1. Mais passons du versant (sic !) subjectif de l’espérance à son versant objectif. En effet, on l’oublie souvent : l’homme n’attend Dieu que parce que, le premier, Dieu, l’attend. L’on doit, à nouveau au génie du poète français Péguy que d’avoir avec une folle audace transféré l’espérance en Dieu même, au point de faire de l’expression « espérance de Dieu », un génitif subjectif : Dieu espère l’homme, avant même que l’homme espère Dieu (génitif objectif).

Or, de manière bouleversante, nous découvrons que, loin d’être guettée, la panthère des neiges, depuis toujours, guette l’homme. « J’étais vu et je n’en savais rien », commente le narrateur. D’une manière doublement significative. Tout d’abord, cette rencontre se produit à peu près à la moitié du film. Ensuite, elle constitue le premier face à face avec le mythique (mystique ?) félin. Non sans émotion, Sylvain Tesson raconte cette expérience antérieure et toute intérieure : il avait photographié une journée durant d’autres animaux sauvages, tout en cherchant à surprendre le carnivore. Mais ce n’est que quelques mois plus tard, en passant en revue ses clichés, qu’il découvre, à son intense stupéfaction, non seulement le sommet de la tête de la panthère, mais son regard vrillé sur lui avec une extrême attention. Loin d’être celui qui attendait, l’homme était donc celui qui était attendu. De même que, selon la dynamique dévoilée par Paul Beauchamp, les événements historiques originaires narrés dans le Pentateuque deviennent des normes prescrites par les prophètes, de même, cette expérience fondatrice vécue par le reporter animalier se convertit en une règle d’existence : « Faire de l’affût un style de vie » ; « Un être vous observe, le monde prend sa forme ». La sagesse (prudence) informulée du félin devient l’exemplaire d’une sagesse humaine, le don immémorial dont parlait la première note se transmue dans le mémorial d’un don qui irrigue le quotidien de l’existence.

Là encore, last but non least, le père Baudiquey aimait répéter : « Les regards qui nous sauvent sont les regards qui nous espérent ». C’est parce que Dieu nous enveloppe d’un regard chargé d’espérance qu’il nous sauve. Le fils prodique se sait sauvé quand il croise les yeux de son père qui, avant même qu’il ne descende dans son intimité (cf. Lc 15,17), le guette de loin et depuis toujours l’appelle.

 

  1. Une troisième expérience, tout aussi prenante, poignante et prégnante, attend encore nos deux patients explorateurs. Nullement écartelée entre les deux pôles, subjectif de l’espérance humaine et objectif de l’espérance divine, la vertu les noue dans un tiers moment qui en est le but : la communion d’espérance, c’est-à-dire la rencontre entre ceux qui espèrent. Davantage, l’espérance invite ces deux regards qui s’attirent et s’appellent à se symboliser.

Or, à un moment là encore choisi et éminemment significatif, se produit ce face à face qui, ni tête à tête (trop cérébral et trop distant), ni corps à corps (trop violent et trop proche), est un cœur à cœur. Que nous montre la toute dernière scène ? De nouveau, la panthère des neiges prend l’initiative de contempler les deux hommes. Mais ici, le regard caméra de l’animal consent en retour à être lui-même longuement rejoint par ses vis-à-vis humains. Suffisamment éloignés pour garantir une pudique sécurité et suffisamment proches pour permettre le croisement des yeux. Avant même que l’on ne voit les cils de Vincent Munier se figer dans une larme gelée, et le visage torturé de Sylvain Tesson s’apaiser dans une moue émouvante, le spectateur lui-même est pris aux tripes et chaviré par l’émotion. Ce sommet fervent du film est aussi le sommet théologal de l’espérance : l’admirabile commercium, « le prodigieux échange », du Ciel et de la Terre, de Dieu et de l’homme, qui constitue le cœur de ce que nous célébrons si souvent en ce temps de Noël.

Le vidéaste ne s’y trompe pas, qui rejette au générique une autre rencontre avec la panthère que la seule logique chronologique aurait dû placer auparavant : celle des prises de nuit dans le défilé. Mais cet événement est dénué de réciprocité, donc de communion autre qu’avec l’œil mort de l’appareil. Avec une justesse sapientielle, le réalisateur lui a préféré la logique ontologique qui fait de l’entrelacement des regards de la nature et de l’homme le digne aboutissement de cette ascension théologale.

Osons sonder l’intention de la panthère et balbutier ce qu’un autre commentaire nomme avec justesse le mystère inviolable (mais non impénétrable). Se montrer à nu sur le flanc de la montagne, c’est surmonter cette ennemie héréditaire de l’espérance qu’est la peur. Désormais la panthère (on aimerait lui donner un nom propre, mais sa singularité est telle que son nom commun élève l’individu à la dignité de l’espèce, qu’on l’interprète comme cet universel concret qu’est l’Idée platonicienne ou, plus chrétiennement, comme une espèce angélique [5]) a surmonté toute crainte et ose l’aventure de la rencontre.

Mais il faut affirmer davantage. Quel affect pousse un animal à regarder fixement ? La peur qui précède la fuite ou l’agressivité qui prépare à l’affrontement. Or, nous venons d’écarter la première et la distance paisible offusque la seconde. Demeure une troisième hypothèse, aussi gratuite que son objet : la rencontre par surcroît. La panthère des neiges regarde pour regarder et parce qu’elle est regardée. Au-delà de toute soumission, donc de toute régression, et de toute agression, elle cherche la communion. De fait, elle contemple longuement ses patients amis. Elle désire ardemment, j’oserais dire sauvagement, la communion – une communion qui n’est pas une fusion : dans une distance qui est pleine de signifiance, dans une différence qui excepte toute indifférence.

 

L’on objectera à notre interprétation parabolique du film en clé d’espérance que, nouant ses expériences en une gerbe de « principes », le narrateur prescrit : « Ne rien espérer ». Ne serait-ce pas oublier les autres règles qui l’accompagnent et lui donnent sens : « Jouir de ce qui s’offre. Avoir foi dans la poésie. Se contenter du monde » ? Non à l’espoir qui se crispe sur son objet et transforme toute frustration en tristesse absolue (les deux amis n’affirment-ils pas de la rencontre qu’elle « est un cadeau inespéré » ?). Oui à l’espérance qui attend sans exigence et qui reçoit avec gratitude. Oui à la grande espérance qui est prête à désirer toute une vie le bonheur qui la comblera au-delà de toute mesure !

Merci, Vincent Munier et Sylvain Tesson de nous avoir transformés, spectateurs, en contemplateurs. Merci, plus encore, en ces temps si inquiétants, de nous avoir offert une si apaisante leçon d’espérance.

Pascal Ide

[1] N’ayant pas lu le livre de Sylvain Tesson, les rares citations sont empruntées au film.

[2] Pour le détail, cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 89 s.

[3] Rappelons que notre propos est parabolique, métaphorique, donc analogique. Or, toute analogie se caractérise par la jonction du même (partim non diversae) et de l’autre (partim diversae). Ici, le semblable concerne l’acte et le dissemblable, l’objet (Dieu et l’homme pour les vertus théologales ; la panthère des neiges et le chasseur d’images dans le film).

[4] Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel B, strophe 9, n. 7, Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 1258 (l’expression ne se trouve pas dans la version A) ; repris par Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, Ms A, 85 v°, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 214 ; Ms B, 4 r°, p. 227 ; LT 85, p. 385

[5] Cum grano salis, la panthère des neiges (aujourd’hui Panthera uncia) n’était-elle pas précédemment appelée Uncia uncia, autrement dit classée dans le genre monotypique Uncia ? Ce qui est vrai de la relation genre-espèce se répercuterait ainsi, analogiquement, sur la relation espèce-individu…

Ce documentaire suit le parcours du photographe animalier Vincent Munier et de l’écrivain voyageur Sylvain Tesson à la recherche de la panthère des neiges dans les hauts plateaux tibétains. Pendant les longues heures d’affût pour apercevoir l’animal dans des conditions climatiques particulièrement éprouvantes, les deux hommes apprécient la beauté des paysages et discutent de la place de l’homme dans le monde du vivant. Mais pourront-ils contempler l’objet de tous leurs vœux et la fin de toutes leurs attentes ?

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