En première ligne
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Pays:
Allemand et Suisse
Thème (s):
Amour, Burn Out, Médecine
Date de sortie:
27 août 2025
Durée:
1 heures 32 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Petra Biondina Volpe
Acteurs:
Leonie Benesch, Sonja Riesen, Selma Adin
Age minimum:
Adolescents et adultes

En première ligne (Heldin), drame allemand et suisse écrite et réalisée par Petra Volpe, 2025. Inspiré par le roman biographique de Madeline Calvelage, Unser Beruf ist nicht das Problem: Es sind die Umstände [Notre profession n’est pas le problème : ce sont les circonstances], 2020. Avec Leonie Benesch.

Thèmes

Médecine, amour, burn-out.

Le film remarquable de Petra Volpe peut se lire de multiples manières : scénaristique, sociologique, psychologique, médicale, philosophique et éthique (ontodologique).

 

  1. On pouvait craindre la chronique, voire le quasi-documentaire – tentation à laquelle cède trop l’une des séries actuellement à succès, The Pitt (R. Scott Gemmill, 1 saison, 2025) – : suivre le tour de garde survolté en temps réel ; filmer en plan séquence une infirmière expérimentée dans un service où il y a beaucoup de patients et trop peu de personnel, beaucoup de bonne volonté et trop peu de moyens.

Mais Heldin, c’est d’abord une histoire, avec un début et une fin. Pas seulement un point de départ (terminus a quo) et un point d’arrivée (terminus ad quem) arbitrairement découpés dans le tissu continu d’urgences difficiles à gérer, mais des histoires enchevêtrées que l’infirmière affronte avec des succès divers, des résolutions malheureuses (le décès de la patiente qu’elle n’a pas eu le temps de visiter à temps) ou des solutions heureuses (les aventures de la montre qui sera l’occasion d’un superbe échange). Et donc qui s’unifient en elle et par elle.

De plus, En première ligne est admirablement interprété. L’actrice qui, dans La salle des profs (İlker Çatak, 2023), était toute en palpable tension, est ici toute en patience et persévérance contenues. On saluera le jeu de Leonie Benesch qui est ainsi capable d’épouser du dedans non seulement des professions très différentes jusque dans le détail technique de ses actes (enseignants ou infirmiers), mais est aussi capable d’endosser des profils psychologiques très disparates (du plus hors de contrôle au plus contrôlé, jusqu’au perfectionnisme).

Enfin, la caméra de Judith Kaufmann, qui était aussi la directrice de la photographie de La salle des profs, suit les gestes extrêmement répétés qui, dans leur précision et leur perfection, finissent par faire converger technique et esthétique. Elle capte (sans capturer, mais en captivant) les états d’âme qui affleurent dans la grande expressivité des visages et des corps, en mouvement comme au repos.

 

  1. La lecture sociologique, c’est-à-dire institutionnelle, n’est pas contingente, mais obligatoire. Jusque dans le message final, qui ne cache pas son (juste) militantisme, à propos de la surcharge du travail des infirmières poussées à la limite.

En suivant ainsi l’infirmière, nous éprouvons très progressivement la tension de celle qui arrive, tout sourire et toute heureuse d’essayer ses baskets toutes neuves, salue avec joie les collègues qui achèvent leur garde et celle qui accompagnera la sienne, puis, sans discontinuer, va répondre aux demandes (prétendument) les plus urgentes, multiplier les gestes les plus variés, et essuyer les réflexions les plus amères. Le tout sans hausser la voix ni baisser la garde (du respect). En éprouvant physiquement la frustration toujours croissante, le spectateur ne fait pas que comprendre la surcharge indue du travail, il la ressent de l’intérieur. Autrement dit, il passe de la connaissance notionnelle à la connaissance réelle [1], c’est-à-dire expérimentale. Le stress devient tellement palpable que le spectateur attend avec angoisse le moment où Floria va commettre une erreur ou se blesser (ah, ces aiguilles qui deviennent soudain les acteurs d’un Destination finale en hôpital !).

Or, les études actuelles sur le burn-out l’affirment toutes : cette maladie contemporaine conjugue toujours les causes personnelles et les causes institutionnelles, les mécanismes psycho-éthiques et les mécanismes systémiques. De fait, en se contentant de suivre Floria, la caméra nous fait comprendre, là encore graduellement, qu’elle ne fait que révéler le problème, non le causer. Au début, en puissance, quand est annoncé qu’une infirmière n’a pas été remplacée. Puis de plus en plus en acte, quand nous découvrons : en creux, l’absence d’aide, l’incompétence relative de l’élève infirmière et la non-fiabilité du chirurgien de M. Leu ; en plein, les multiples demandes, internes et externes au service, les plus importantes et les plus dérisoires (une paire de lunettes oubliée dans un tiroir qu’il faut rapporter de manière urgente à l’accueil).

 

  1. Approfondissant la question, la perspective psychologique ne saurait manquer de s’inviter. Si Floria subit la pression autant objectivement (trop de soignés, pas assez de soignants) que subjectivement (centrés sur leur souffrance et presque jamais sur le personnel qui les aide, les malades douloureux vont jusqu’à projeter leur frustration sur les soignants innocents), on doit ajouter qu’elle se la met aussi. En effet, il faudra attendre longtemps avant qu’on ne la voie s’arrêter pour boire. Et encore davantage avant qu’elle ne prenne du solide (un sandwich) : dans l’ascenseur qui, au terme de sa garde, la conduit vers la sortie. Et nous ne la verrons assise que pour chanter un air (d’ailleurs très touchant) à une patiente angoissée. Jusqu’au moment où elle s’écroulera en larmes.

Dès lors se pose la question de sa juste écoute d’elle-même. Floria ne serait-elle pas une personnalité à ce point perfectionniste qu’elle s’auto-martyrise elle-même ? Plusieurs indices poussent à répondre par l’affirmative : le constant contrôle de soi au nom des hautes valeurs d’humanité qu’elle souhaite vivre et transmettre ; l’exigence projetée sur Amelie ; la difficulté à excuser l’autre (qui nous en dit long sur sa capacité à s’accuser elle-même) ; la discipline permanente (elle ne s’assoit même pas pour boire) ; la pression immédiate dès qu’elle arrive dans le service ; la difficulté à se faire aider (au terme de sa garde, elle décline la proposition de sa collègue Bea) ; la difficile empathie vis-à-vis de la patiente tabagique et insuffisante respiratoire chronique ; la tendance à la culpabilité démesurée et sur-réparatrice ; et, peut-être plus révélateur que le reste, l’explosion inattendue de la colère longtemps contenue contre l’homme à la montre de 40 000 francs (suisses).

Joint à son haut-idéal d’infirmière et son effectif don de soi aux patients, Floria a choisi l’un des services les plus difficiles auprès des patients les plus douloureux physiquement et les plus souffrants psychiquement. Faut-il rappeler l’apologue de la maman oiseau qui, dans une région désertique, n’a trouvé qu’un ver pour nourrir ses oisillons affamés ? Que doit-elle faire de la précieuse nourriture ? La réponse la plus juste n’est pas la plus spontanée chez l’aidant : ingurgiter soi-même l’asticot pour y puiser la force d’en trouver à tous ses rejetons !

Quoi qu’il en soit, avec le contexte organisationnel défaillant, nous sommes donc en présence de la convergence idéale d’ingrédients conduisant à l’épuisement émotionnel. L’on peut sans peine imaginer combien un tel film susciter d’utiles et peut-être âpres discussions chez les patients et, plus encore, chez les soignants.

 

  1. Il y aurait bien des choses à dire de la représentation de la médecine, du malade et de la maladie que véhicule ce service de chirurgie oncologique. Limitons-nous à un zoom (!) sur l’omniprésence et la compétence de la technique face à l’évanescence de l’humain. Si l’infirmière apporte une douceur et une chaleur si bienfaisante, elles demeurent juxtaposées à l’acte médical. Un signe ne trompe pas : une Floria inexpressive poserait des gestes tout aussi efficaces.

On pourrait distinguer trois perspectives : technique, éthique et ontologique. La première est présente dans l’art médical, malgré les déficits liés à l’absentéisme, etc. Le point de vue éthique ou plutôt humain n’est pas absent, mais per accidens, parce qu’il est lié non point au service, mais à la personne de Floria et à ses qualités exceptionnelles de disponibilité, de maîtrise de soi et de compassion. Qu’en aurait-il été si, en lieu et place de Floria, nous avions eu droit à Chloé Antovska (Louise Bourgoin), la très expérimentée, mais aussi très froide et très roide interne d’anesthésie-réanimation, puis urgentiste de la série Hippocrate (Thomas Lilti, 3 saisons, 2018 s) ? Enfin, la vision ontologiquement matérialiste de la maladie (et donc, subséquemment, du soin) n’est même pas évoquée dans le cas de M. Severin, ce patient relativement jeune qui se demande à juste titre pourquoi il se meurt du pire des cancers, celui du pancréas, alors qu’il prend soin de sa santé et que, marié depuis un an, il semble heureux et fortuné. Sa colère très jugeante, son exigence très surplombante et sa maîtrise temporelle très aliénante ne présenteraient-elles aucun retentissement psychosomatique ?

 

  1. Ce petit monde personnel et artéfactuel s’inscrit dans le monde au sens plus large du terme.

Tout d’abord, il configure un espace clos, surchargé et suroccupé où les patients souffrent d’une trop grande proximité sonore, visuelle et peut-être même olfactive. Localisation qui distille sournoisement une oppression. À preuve le moment où, chantant pour apaiser la patiente angoissée, Floria laisse s’échapper son regard vers l’extérieur. Quadruple évasion du temps qui, enfin, s’arrête (ou plutôt se met en mode pause), de l’espace qui s’ouvre vers plus grand que lui, de la raison qui laisse place à l’imagination, du bien efficace et du vrai opératoire qui laissent place au beau dans sa gratuité.

Ce monde médical façonne aussi le temps, ainsi que nous venons de l’évoquer. Cette durée n’est pas seulement pressée et stressée. Elle n’est pas seulement de plus en plus accélérée au fur et à mesure où la garde avance. Elle est superposée, c’est-à-dire constituée des temporalités multiples des patients et des rythmes hétérogènes des différents services, de sorte que, tôt ou tard, nous le devinons, des carambolages se produiront, des options conduiront à des frustrations, des paroles malheureuses fuseront et, pire, des actes manquants ou manqués se poseront.

 

  1. Enfin, et cet enseignement est pour moi le plus riche et le plus inattendu, ce film parle de cet invisible qu’est le don. Le soin ne va pas, disons plus, ne pourrait exister, s’il n’était enrichi d’un permanent désintéressement. Celui-ci affleure de multiples manières qu’un groupe de travail pourrait explorer avec profit : en ses sujets, en ses modalités, en ses langages, en ses régimes et en ses conditions.

Floria ne cesse de joindre à la technicité exigée, le sourire, la parole, la patience immérités. Mais les patients sont aussi capables d’attentions, rares et d’autant plus touchantes. Tel le mot de M. Leu. Encore plus révélateur est la parole qui encadre l’histoire car elle est encadrée dans le placard où l’infirmière la garde précieusement : « Merci ».

Cette générosité s’exprime en plein (quand elle penser en amont aux deux sucettes et qu’en aval, elle n’oublie pas de donner dans le tourbillon des urgences) et en creux (quand elle encaisse sans réagir les accusations et les reproches qui sont injustement adressés à sa personne, mais, à travers elle, justement dirigées vers l’institution).

Ce don se manifeste aussi selon les différents langages de l’amour, des cadeaux (comme les sucettes) aux moments de qualité (comme la chanson consolante et apaisante) en passant par le toucher (comme tenir la main), etc.

Il se déploie selon le régime habituel et attendu que nous venons de décrire, ou bien par un surcroît qui en redouble la gratuité, dans le par-don : celui donné à M. Severin que tout rend antipathique et que pourtant Floria va écouter et apaiser ; celui reçu de la patiente insuffisante respiratoire chronique qui renonce à la vengeance.

Enfin, le don se prolonge de sa condition présente à sa condition eschatologique. Ainsi s’explique, pour moi, la scène finale. Si elle agace la logique rationnelle, elle me semble conforme à la logique amative ici déclinée. Même si notre don n’est jamais qu’une réponse à Dieu qui le premier nous a aimés (cf. 1 Jn 4,10), jamais l’homme ne donne que, bouleversé par cette réponse, Dieu, qui est alpha et oméga (cf. Ap 1,8 ; passim), ne lui donne en retour encore bien davantage (cf. la finale du livre de Job). Voilà pourquoi la personne décédée vient retrouver Floria non seulement pour la déculpabiliser de ne pas avoir pu prendre soin d’elle, mais comme pour la remercier de tout le souci qu’elle a pris de tous les autres patients. Quelle heureuse trouvaille !

 

Le lecteur n’aura pas manqué de retrouver ici les lectures polysémiques que ce site affectionne, lectures qui ne sont pas totalement étrangères aux quatre sens des Saintes Écritures : littéral, tropologique (moral), anagogique (eschatologique), etc. [2] N’est-ce pas cette polysémie du long-métrage qui conjure le risque de l’ennuyeuse chronique évoquée dans le premier point ? Mais, après tout, le réel n’est-il pas riche de toute cette profusion superposée de sens ?

Pascal Ide

[1] La distinction est développée par le cardinal Newman dans La grammaire de l’assentiment.

[2] Cf. Pascal Ide, « Pourquoi aimons-nous les séries télévisées ? Une exégèse selon les quatre sens de l’Écriture », Nouvelle revue théologique, 142 (2020) n° 3, p. 437-455.

Avec sa collègue Bea Schmid (Sonja Riesen), une élève infirmière, Amelie Afshar (Selma Adin), et l’aide ponctuelle d’une l’urgentiste de garde, Leonie von Arx (Anna-Katarina Müller), Floria Lind (Leonie Benesch) travaille comme infirmière au service de chirurgie oncologique d’un hôpital suisse. Elle exerce sa profession avec passion et professionnalisme. Le film la suit pendant son service de garde de nuit. Une infirmière est absente du service qui est saturé et en sous-effectif chronique. Malgré un emploi du temps chargé, Floria s’occupe avec précision et compassion de divers patients, pour la plupart gravement malades, par exemple, M. Leu (Urs Bihler), un homme âgé diabétique qui attend désespérément que passe son médecin traitant, le Dr Strobel (Nicole Bachmann), ou M. Severin (Jürg Plüss), un malade hyper-exigeant dont on découvrira qu’il est en cancer du pancréas stade terminal. Cependant, lorsqu’elle commet une erreur potentiellement fatale sous l’effet du stress, ses limites sont mises à rude épreuve.

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