Avatar 2 : La Voie de l’eau
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Pays:
Américain
Thème (s):
Autochtone-étranger, Différence homme-femme, Famille, Fratrie, Homme-nature, Parents-enfants, Prière, Suspense, Unité
Date de sortie:
14 décembre 2022
Durée:
3 heures 12 minutes
Évaluation:
*****
Directeur:
James Cameron
Acteurs:
Sam Worthington, Zoe Saldana, Sigourney Weaver
Age minimum:
Adolescents et adultes

Avatar. La Voie de l’eau (Avatar: The Way of Water), science-fiction américain réalisé et coécrit par James Cameron, 2022. Deuxième film de la franchise Avatar. Avec Sam Worthington, Zoe Saldana, Sigourney Weaver, Stephen Lang.

Thèmes

Famille, différences homme-femme, parents-enfants, fratrie, homme-nature, autochtone-étranger, suspense, unité, prière.

Comme Titanic (1997) et le premier volet de la saga (2009), Avatar. La Voie de l’eau a battu les records les plus étoudissants. Avec un budget estimé entre 350 et 460 millions de dollars, il est sans doute le film le plus cher jamais réalisé. Mais il a rapporté bien davantage au box-office. Avec 2,316 milliards de dollars dans le monde, il est le plus gros succès depuis le début de la pandémie de Covid-19 et le troisième de tous les temps. Il est également le deuxième film à dépasser le plus rapidement la barre symbolique des 2 milliards de dollars. Si Avatar 2 mérite admiration et contemplation, ces faits étourdissants appellent attention et explication. Surtout, ce film total requiert une grille de lecture sinon totale, du moins holistique, convoquant technique filmique, scénaristique, éthique et spirituelle [1]. Attention, à très grande œuvre, longue critique !

1) Les innovations techniques

a) De multiples dons

Si le premier volume a été l’occasion de telles innovations techniques que l’on parle d’un avant et d’un après Avatar, le second opus ne s’est pas contenté de vivre sur ses acquis, ni même de simplement bénéficier des progrès fulgurants de la technique pendant les treize années séparant les deux épisodes de la saga. Il a dû s’affronter à de nouveaux défis, comme la nécessité de développer une nouvelle technologie afin de filmer des scènes en capture de mouvement (« performance capture ») sous l’eau, exploit jamais réalisé auparavant.

Triples sont les nouveautés techniques comme triples sont les instances concernées : la constitution de l’image numérique (les antiques « effets spéciaux »), sa projection et sa diffusion en salle. Contentons-nous d’égrener quelques-unes des dernières améliorations techniques en termes de projection dont va bénéficier le spectateur, en laissant le soin aux spécialistes d’en détailler les moyens et les atouts : une 3D de dernière pointe avec une luminosité supérieure à 3.5 Foot-Lambert, le 4K (une résolution d’image extrêment haute à raison de 3840 pixels par 2160 pixels, soit le double de la Full HD), le HFR (une cadence d’images par seconde allant de 48 à 120 images par seconde). Ainsi qu’on le constate, c’est la totalité de la vision qui est ici prise en compte et dopée : synchroniquement et diachroniquement, ou, en prenant en compte, non sans artifice, les quatre dimensions : la luminosité toujours supérieure pour la 1D ; la résolution toujours plus importante pour la 2D ; la stéréoscopie toujours plus vertigineuse pour la 3D ; la fréquence de trame toujours plus élevée pour la 4D.

Loin d’être seulement techniques, ces multiples innovations sont totalement mises au service de l’esthétique, de la scénaristique et de l’éthique. La longue histoire de la fascination que les abysses exercent sur Cameron et qui mériterait à elle seule une monographie et un parcours de sa filmographie suffit à nous le certifier.

b) Quelle réception ?

Comment recevrai-je ce don ouvré et ouvert par la technique autant qu’il veut se donner ? La question : comment m’immerger dans ce spectacle immersif ? se traduit dans la grammaire dative par l’interrogation : comment recevoir totalement un spectacle total ?

Du côté du cinéma (je parle de la salle et de tout ce qui se trouve derrière ou devant), l’on sait quel défi pour les distributeurs de s’adapter aux innovations techniques de Cameron. Les exploitants ne pouvant toutes s’offrir toutes les capacités d’honorer les dernières évolutions techniques en termes de de son, de projection et de HFR, le film sera disponible dans toutes les versions, y compris 2D répondant aux normes techniques de base de toutes les salles du parc français.

Quoi qu’il en soit, la conséquence artistique et quasi éthique est la suivante : s’il est déjà indécent de regarder un film sur ces timbres postes que sont les écrans de smartphone, il devient presque coupable de visionner le spectacle total qu’a voulu Cameron sur une simple tablette. Et si l’un des effets positifs était, beaucoup plus que la relance de la 3D boudée par les salles [2], celle du grand écran, c’est-à-dire rien moins que le 7e art ? Un jeune adepte des écrans et addict de film me disait avec sérieux : « Oui, je le reconnais, je consomme beaucoup de films et séries sur tout petit écran. Il est d’ailleurs rare que je ne fasse pas de multitasking. Mais je suis allé voir Avatar 2 et Topgun. Maverick en 3D dans une salle équipée à cet effet, avec fauteuils inclinables et tout le tuttim. Expérience inoubliable ! J’ose à peine imaginer ce que j’aurais manqué si je l’avais siroté en surfant sur TikTok. Je me suis désormais fixé comme règle intransgressible de ne jamais visionner Starwars, les Nolan et autres blockbusters, sur mon smartphone et même sur mon ordinateur ».

Quant à l’artefact, la donation exige la réception. Quant au spectateur, elle recommande un accueil idoine. Pour ma part, non seulement je suis allé le voir avec des amis dans la salle 4DX du cinéma Pathé Beaugrenelle, mais je ne me suis senti le droit d’écrire sur lui qu’après l’avoir assimilé, questionné, ou, mieux, avoir intériorisé ce monde, et le redécouvrir une seconde fois. Je craignais quelque ennui ou du moins quelque effacement de l’intérêt. Assurément, le suspense s’était émoussé, mais l’attention s’est portée sur d’autres sujets. Surtout, et cette expérience est décisive, hors l’enrichissement comme quantitatif, la compréhension plus fine des relations au sein de la famille Sully, j’éprouvais que la passion ne s’était en rien démentie : le monde de l’eau invitait à s’y plonger et s’y immerger durablement. Cameron avait véritablement subcréé un univers où il faisait bon vivre et évoluer (au double sens du terme). La voie de l’eau a fait retenir sa voix au plus intime de moi.

2) Les innovations scénaristiques

Le cinéma est une image-mouvement, plus, une image-narration. Si parfaite soit-elle, la technique sans le scénario, serait vide. Si saisissant soit-il, le scénario sans la technique, serait aveugle [3]. Or, Jim Cameron demeure un très grand narrateur. Même les consommateurs de blockbusters les plus blasés, même les spectateurs les plus rétifs à la science-fiction le reconnaissent, ils n’ont pas décroché pendant les 3 heures et 12 minutes de projection. Plus encore, l’attention est sans cesse renouvelée et relancée, le rythme constamment varié. Voire, le film méritant d’être seulement entendu, la bande-son d’une grande richesse et d’une profuse variété se distribue entre les musiques, les bruits et les dialogues.

Sans surprise, la cause de cette réussite est la présence d’un suspense inégalé. Deux micro-exemples parmi beaucoup qui mettent en scène la mort imminente et violente des héros, concomitamment à l’éloignement plausible de tout salut.

a) Deux micro-exemples

Le premier est l’épisode où Lo’ak est abandonné par Aonung et ses amis, puis attaqué par un redoutable monstre aquatique. Dans sa fuite angoissante et éreintante, il tente de se réfugier dans différents récifs coralliens. Mais ils sont systématiquement détruits par le dangereux prédateur marin, et lorsqu’il réussit enfin à en trouver un qui soit assez solide pour résister à ses coups de boutoir, un autre péril mortel le menace : l’asphyxie face à un adversaire qui joint la persévérance à la violence. Comment, abandonné de ses compagnons et à l’insu de ceux qui pourraient le délivrer, trouverait-il le salut ?

On le sait, Lo’ak est sauvé d’extrême justesse par Payakan, un tulkun, une espèce de cétacés intelligente avec laquelle les Metkayina ont des relations spirituelles étroites. Or, si la résolution est totalement surprenante, elle est aussi totalement attendue – la conjugaison de ces deux caractéristiques étant la définition même du suspense !

Mais le jeune Sully n’est pas au bout de ses peines, ni le spectateur au bout de ses craintes. En effet, le fils cadet a trop longtemps attendu dans son refuge-prison et il sombre dans un coma hypoxique vers les fonds marins, loin, répétons-le, de tout secours possible. Cut !

Il se réveillera sur ce qui ressemble fort à un rocher. Le suspense cède ou plutôt s’adjoint alors au mystère : comment est-il arrivé sur ce rocher ? Comment d’ailleurs celui-ci peut-il émerger en plein océan ? Or, loin d’être arbitraire (ce qui réduirait le suspense à la surprise et l’émotion à l’excitation), la réponse autant que la résolution de ce mystère-suspense a été préparée de manière lointaine par une vérité zoologique enseignée dans le premier volet : ainsi que l’atteste la faune terrestre de Pandora, le tégument de l’animal est d’une dureté minérale.

Un second suspense remarquable a lieu juste avant la bataille finale. D’un côté, le commando surarmé des recyclés reprogrammés n’a qu’une mission : décapiter la rébellion, c’est-à-dire éliminer Jake. De l’autre, celui-ci ne peut ne pas affronter le colonel Quaritch et son escouade : ils menacent de tuer ses enfants retenus en otage s’il ne se rend pas à eux. Or, il doit les affronter seul, puisque, passivement, il est abandonné par le peuple des Récifs et que, activement, il est la cause même de cette situation catastrophique. Mais comment un unique guerrier, même aguerri peut-il vaincre une armée dont chaque soldat est presque aussi fort que lui ? Jake est donc voué à une mort aussi héroïquement certaine que certainement héroïque.

La solution viendra de l’intervention aussi imprévisible que désirable de Payakan – tiens, encore lui ! – qui, en se jetant le navire des recombinés, tue une grande partie de son équipage et endommage gravement le bateau. Et, derechef, nous nous trouvons face à un authentique suspense où le totalement stupéfiant s’avère être aussi totalement cohérent. D’ailleurs cette attaque surprise n’est pas sans rappeler l’assaut gagnant des mammifères terrestres au terme du premier épisode – à la différence près que, sur mer, l’attaque solitaire est motivée par l’amitié, alors que, dans la forêt, la contre-offensive solidaire était animée par l’interdépendance de la planète assurée par la médiation d’Eywa elle-même médiatisée par l’intercession de Jake.

b) Un macro-exemple

Ces suspenses à petite échelle s’inscrivent eux-mêmes dans le suspense à grande échelle de l’histoire totale. Là encore, limitons-nous à un aspect. Une bonne intrigue est d’abord un « bon » méchant. Or, le premier opus l’incarnait dans un affreux qui, s’il était effrayant par son jusqu’auboutisme et son narcissisme, par sa puissance, sa violence et sa persévérance, ne brillait guère par la nuance. Mais ici, le cinéaste innove en complexifiant de manière assez radicale son bad guy.

D’un côté, le colonel Miles Quaritch confirme qu’il ne connaît qu’une relation à l’autre, la domination : au lieu de fusionner avec l’Ikran, il le dompte en le boxant. De même, il continue à être guidé par sa motivation première, la vengeance : la trahison du Marine en qui il avait placé tout son espoir a conduit non seulement à l’échec de sa mission, mais à l’élimination de toute l’armée qu’il a formée. Voire, il affirme et affine sa dureté en y ajoutant machiavélisme et manipulation. Par exemple, avant l’affrontement final qu’il sait inéluctable, il cherche à affaiblir Jake après la mort de son aîné en le culpabilisant (« C’est ta faute »), voire en frappant le cœur même de sa mission paternelle (« Tu n’as même pas su protéger son enfant »).

Pourtant, de l’autre, Cameron se refuse d’identifier Quaritch à un sociopathe et introduit deux motivations dont la première est incompatible avec son côté obscur et la seconde, le complexifie.

La première est la paternité. Si le militaire devenu mercenaire perce si habilement la meurtrissure de Jake, c’est parce qu’il est lui-même atteint dans sa fibre paternelle. Certes, pendant tout le film, il la dénie implicitement lors de ses face à face avec Spider, mais au terme il la reconnaît explicitement quand il appelle « son » son sauveur. De même, lorsqu’il soutire à Spider les informations par violence s’il justifie chacun de ses gestes par une motivation tactique, il n’empêche qu’il arrête ses tortures mentales ou le met à l’abri. Surtout – lors d’un autre remarquable moment de suspense –, il cèdera face au chantage de Neytiri, face à la détermination farouche de cette mère tigresse, blessée à mort par la perte de son enfant (« fils contre fils »). Cette reconnaissance de paternité qui ne peut pas ne pas toucher son cœur de fils adoptif ne constituerait-elle pas la raison secrète pour laquelle Spider, comme malgré lui, finit par sauver celui qu’il ne peut pas ne pas reconnaître comme son père ? Son geste qui semble lui échapper est aussi nécessaire que la filiation est constitutive de son identité. Un film qui, nous allons le dire, est centré sur la famille, ne peut pas ne pas s’affronter à la problématique œdipienne et la résoudre dans le sens d’un dépassement, donc d’un refus du meurtre réel et même symbolique.

La deuxième est la rivalité mimétique avec Jake. Explicitée une fois lors de l’apprivoisement de l’Ikran (« Sully y est arrivé du premier coup ? »), elle est implicitement présente de manière beaucoup plus ancienne et même constante, ne serait-ce que parce que Quaritch se doit de se fondre dans la peau des Na’vis (« Penser comme… ») et donc suivre l’itinéraire immersif de son rival.

On objectera que, en soulignant soudain ce côté lumineux de l’ennemi, le réalisateur contredit son premier volet et introduit une divergence inacceptable dans son récit.

Je répondrai d’abord que, depuis le début, le colonel fait montre, sans hésitation, de deux qualités : le courage (c’est ainsi qu’il affronte, lui et parfois lui seul, le danger) et la loyauté (c’est ainsi qu’il est encore plus affecté par la trahison de Jake que par la mort de ses hommes). En hiérarchisant les bolges de l’Enfer, Dante introduit une gradation dans le mal. C’est ainsi que, dans le premier opus, l’on trouve plus de noblesse dans la personnalité du chef de la sécurité militaire que dans celle de l’autre bad guy, la la violence ultralibérale-liberticide de celui qui pilote le programme, Parker Selfridge. Ici, plus bas que Quaritch et ses sbires dans la destruction de l’autre, nous trouvons le chasseur baleinier utilitariste jusqu’au machiavélisme, sans vertu ni honneur, le capitaine Mick Scoresby (Brendan Cowell). Et, pire encore, cet inquiétant animal à sang-froid qu’est la glaçante Générale Ardmore (Edie Falco), chargée de veiller au bon déroulement des opérations de la RDA et de superviser la construction de la ville de Bridgehead d’où elle dirige ses opérations : son objectif est « rien de moins que de faire de Pandora le nouveau foyer de l’humanité ». Comme si, en multipliant les figures du mal et en les hiérarchisant, le réalisateur préparait l’introduction d’un ultra-méchant qui sera une ultra-méchante, dans les prochains opus.

Je répondrai ensuite que Jim Cameron se réserve ainsi la ressource scénaristique, dans les trois prochains épisodes (la réussite exceptionnelle du deuxième lui donne le financement pour tourner les opus 4 et 5 !) d’un retournement de son méchant – à l’instar de celui de Kylo Ren (Adam Driver), dans la troisième trilogie de la franchise Star Wars. En effet, une intrigue n’est jamais mieux dopée que moralement, voire spirituellement. Or, en parcourant la distance infinie entre la négativité du péché et la positivité du pardon, la conversion constitue l’enjeu spirituel, le plus élevé, donc la plus inouïe des métamorphoses. Si déjà la création qui est passage du non-être (ou néant passif) à l’être est une merveille, la recréation qui est passage de la néantisation active ou voulue à la positivité de la vie divine, donc l’impossibilité absolue de mériter par soi-même le pardon, est la merveille des merveilles.

3) Les nouveautés éthiques

Que la technique soit époustouflante et l’intrigue épatante injecte assurément de l’inédit, mais n’est pas inédit. En revanche, la grande nouveauté concerne le contenu éthique. Multiples sont les problématiques morales introduites par cet opus, ainsi que cela n’a pas échappé ni aux observateurs ni aux spectateurs. Et le génie de Cameron est d’avoir affronté quatre problématiques aussi éternelles qu’aujourd’hui chahutées.

Deux sont internes à la famille. Or, avec un courage et une lucidité d’autant plus louable que l’on connaît son producteur et distributeur [4], Cameron ose s’opposer au courant mainstream qui brouille, voire inverse, les deux différences structurantes de la famille – donc de la société.

a) La différence homme-femme

Avatar 2 campe la différence homme-femme avec grand équilibre.

D’un côté, il ne cède rien à l’idéologie féministe. Il campe des hommes virils qui prennent des décisions, assument leurs responsabilités et protègent leurs proches (les enfants, quand ils sont pères ; leurs amis, quand ils sont encore jeunes). De même – continuons à assumer les stéréotypes ! –, les viri sont souvent plus lucides que leurs épouses qui peuvent être aveuglées par leur amour protecteur, mais aussi par leur amour-propre rival. Deux témoignages entre beaucoup. C’est Jake qui, contre l’avis de Neytiri et avant qu’elle ne se range au sien, comprend que la meilleure manière de protéger sa famille, mais aussi la tribu devenue sienne des Omaticayas, est de paradoxalement la quitter. C’est encore Jake qui, à l’arrivée chez le Peuple des Récifs, adopte la juste position basse permettant l’intégration, versus la fière Neytiri qui, allant droit au conflit avec son alter ego Tsahik, met maladroitement en avant la prestigieuse figure du Toruk Makto, dompteur du Grand Leonopteryx et vainqueur des Terriens.

De l’autre, le film ne pourrait pas être accusé de quelque concession à un crypto-patriarcalisme. Sans revenir sur ce que la critique du premier opus a dit de l’univers religieusement plus féminin de Pandora (pour mémoire, Eywa est la « Grande-Mère »), l’on relèvera, au ras des relations époux-épouse que Neytiri n’hésite pas à reprocher à Jake son attitude trop dure à l’égard de ses fils, lui révéler combien ils l’admirent et donc, paradoxalement, à les défusionner de leur père.

L’histoire n’évite ces deux précipices que parce qu’il avance avec détermination sur l’étroit chemin qui entrelace taxis (ordre) et périchorésis (circulation) de l’homme et de la femme – sans rien dire de la fécondité qui a ouvert leur couple tant aux enfants de leur chair qu’à ceux de leur cœur (l’adoption). La communion est célébrée depuis le début – portrait de la « soirée couple sans enfants » en féerique ballet nocturne sur les Ikrans phosphorescents au sein de la forêt enchanteresse – jusqu’au générique final où tout est couple dansant, et, entre les deux, nourrie par de réguliers enlacements amoureux et reconstruite par les gratuites et pourtant nécessaires réconciliations qui suivent les inévitables tensions.

Mais cette union ne va pas sans un ordre – ce qui dit plus que la seule altérité. C’est ainsi que, de manière significative et constructive, même si, dans l’affrontement final, la mise en scène valorise Neytiri en son efficacité (elle élimine le plus d’ennemis) autant qu’en son agilité (ici aussi, le bien devient beau et le mouvement danse), c’est Jake qui réveille en elle son âme de guerrière permettant au couple de vaincre l’adversité : autant l’ancien Marine rappelle très fermement à chacun de ses enfants de ne pas l’accompagner, autant il insiste fortement pour que, tout à l’inverse, son épouse le suive. Mais, redisons-le, que Jake prenne l’initiative, ne transforme pas sa bien-aimée en Amazone, en Walkyrie ou en Reine des neiges 2 ! Au contraire de l’homme solitaire, la femme ne vit l’aventure que solidaire aux côtés de son mari, comme le couple Eldredge l’a finement vu.

b) La différence parents-enfants

Avec la différence des sexes, la différence des générations est le lieu où se forge le juste sens de l’altérité. Or, là encore, Jim Cameron tient un juste milieu entre la trop grande proximité et le trop grand éloignement dans la relation parents-enfants.

En introduisant Spider dans son équipe, le colonel ne sait pas éduquer cette « bête sauvage », par exemple, en lui fixant des limites ou en prenant le temps de dialoguer avec lui. L’unique moment qu’il partage avec celui en qui il a reconnu son fils ne cherche qu’à le manipuler par des paroles en double bind, et donc redoubler sa révolte. Par exemple, l’affirmation apparemment laudative : « Tu ne vas pas trahir Jake » signifie exactement l’opposé. Or, un contraire se transforme aisément en son contraire, au nom de la loi de la réaction. Par exemple, Quaritch n’a aucune hésitation à faire des enfants innocents de Jake des otages qu’il tuerait, donc de simples moyens instrumentalisés pour la négociation. L’attitude du militaire se reflète d’ailleurs dans celle de son escouade, seuls protagonistes adultes de l’histoire qui soit sans compagnons ni progénitures, toute d’indifférence à l’égard de la souffrance des enfants, y compris de l’innocente Tuk.

Tout autres sont les attitudes de Jake et de Neytiri à l’égard de leurs fils de leurs filles – attitude avec laquelle les Metkayina entrent en forte résonance. Il vaut la peine de s’attarder quelque peu sur la richesse et la complexité de la trame familiale tissée par Cameron.

  1. Le trait le plus évident, ce qui ne veut pas dire le plus saillant, est bien entendu l’autorité du père à l’égard de ses enfants. Elle se traduit par des règles qui, clairement énoncées, requièrent l’adhésion et, effectivement transgressées, entraînent la punition (« Tu seras privé de sortie pendant un mois », sanctionne Jake après la désobéissance caractérisée de Lo’ak lors de l’attaque des Terriens).
  2. Loin d’être utilitariste, cette autorité est tout entière mise au service de l’éducation, donc du bien, de ses enfants. Notamment, pour ces chasseurs-pécheurs-cueilleurs que sont les hommes de la forêt, élever, c’est initier à cet acte aussi vital que dangereux qu’est la chasse – singulièrement dans ce milieu hostile qu’est Pandora qui souvent et rapidement convertit le prédateur en proie. Et ce n’est pas un hasard si, après le décès de Neteyam, lorsqu’il se connecte avec l’Arbre des âmes et donc avec Eywa, Jake (pourquoi le français ne possède-t-il pas d’équivalent de veuf ou d’orphelin pour le parent privé de son enfant ?) bénéficie de la consolation de se retrouver avec son fils aîné en train de lui apprendre à pêcher et de se réjouir avec lui de sa première prise – sous le regard bienveillant, ému et admiratif de la mère qui se tient à distance sans n’être nullement distanciée.
  3. Cette autorité est complétée par la protection. Autant celle-ci conduit au bien, autant celle-là écarte le mal. Le scénario la souligne avec insistance, répétant à plusieurs reprises avec Jake que « la mission d’un père est de protéger ». Un maître des mots comme des images avait déjà tout dit : « Le propre de la puissance est de protéger [5]». Il ne faudrait toutefois pas que ce doux et ferme enveloppement monopolise l’attention, pire, devienne prioritaire sur les autres fonctions que nous avons d’abord voulu souligner. Le wokisme ambiant a tellement déconsidéré les différents -centrismes et brisé la hiérarchie que seules les relations horizontales, mutuelles et symboliquement féminines comme la protection, semblent aujourd’hui compatibles avec la non-violence. Mais ce que Cameron formuler en mots, il le montre en images fort éloquentes.
  4. Mettre en avant l’autorité éducative court le risque de l’excès. Mais il est très tôt exorcisé par une Neytiri attentive qui, cum grano salis, rappelle opportunément à Jake que les Sully forment une famille et non une escouade et que celui que ses fils appellent « sir» (ce que la traduction rend par « chef ») est d’abord un père. D’ailleurs, Jake Sully montre qu’il sait aussi écouter, par exemple, lorsqu’il s’assoit auprès de la délicate Kiri et lui partage longuement ses souvenirs sur sa mère biologique.

Mesurer l’autorité et l’incarner dans l’écoute ne suffisent pas. Elle menace toujours d’être surplombante et unilatérale. L’éducation et l’autorité éducative n’accèdent pleinement à elles-mêmes que lorsqu’elles s’inversent, sans pour autant perdre l’initiative et l’asymétrie. Autrement dit, lorsque le père qui apprend, c’est-à-dire enseigne, devient aussi le père qui apprend, c’est-à-dire est enseigné, selon l’heureuse ambivalence du verbe qui est aussi révélatrice que celle du substantif « hôte » : dans les deux cas, le don est vitalement et consubstantiellement complété par la réception qui, paradoxalement, l’achève [6]. Voilà pourquoi la scène finale qui, lors de ma première vision, m’avait semblé aussi longue qu’inutile, m’est apparue à la seconde, aussi bienvenue que nécessaire. Il convient alors de la relire non pas d’abord aux yeux des exigences toujours précipitées et économiques de l’intrigue, mais à ceux, patients et au fond, riches scénaristiquement, de l’anthropologie, ici de l’éducation. Dans ce moment dramatique, Jake et Neytiri, chacun de son côté, apprennent, donc, reçoivent, plus, se reçoivent, le premier, de Jo’ak le rebelle et la seconde de Kiri la différente, qui tous deux ne font rien moins que de les sauver d’une mort certaine. Et la communion patri-filiale tailladée par la trahison et la défiance renaîtra pleinement lorsque Jake remerciera-reconnaîtra Lo’ak de la parole la plus riche de la langue na’vi : « Je te vois, mon fils ».

c) De la fratrie à la fraternité

De l’union horizontale de l’homme et de la femme naît d’abord la relation verticale (mais néanmoins mutuelle, nous venons de le dire) entre parents et enfants. Et de leur croisement naît une troisième connexion tout aussi vitale et de nouveau symétrique (horizontale), celle de la fratrie appelée à devenir fraternité, c’est-à-dire union dans la différence, par arrachement à la tentation destructrice de la comparaison jalouse. Bien que subordonnée et donc seconde, au point de ne pas faire nombre avec les deux rocs de l’altérité, elle n’en est pas moins secondaire. Et Cameron n’a pas manqué de lui accorder également son attention.

À une lecture superficielle, l’histoire semble s’être polarisée sur l’opposition classique et facile entre le fils soumis et le fils rebelle. Si, comme par hasard, ils s’identifient respectivement à l’aîné et au cadet, leur rivalité pointe surtout en direction de celle des premiers frères qui s’est achevée par le premier meurtre. De fait, le conflit entre Neteyam et Lo’ak présent jaillit, plus, saillit et dès les premières images. Mais leur relation s’achève dans une véritable estime mutuelle, conduisant le grand frère à sauver le second, non sans apprendre de lui l’audace à retourner sauver leurs sœurs, donc, de nouveau, à la création d’une parité et d’une réciprocité sans identité.

Mais La voie de l’eau introduit trois autres enfants aussi différents qu’attachants. Tuk, elle, est une Till l’Espiègle, dont le caractère n’est encore qu’ébauché. Néanmoins elle est suffisamment décentrée d’elle-même pour tirer Kiri de sa mélancolie – romantique encore plus qu’acédique à force de cultiver sa différence incomprise – en la conduisant au spectacle enthousiasmant de la rencontre géobiorythmée des tulkuns. Nous parlerons plus bas de Kiri. Spider ne cède en rien en complexité et en ambivalence à cette dernière. Rejeté comme étranger, autant par les Terriens que par les Na’vis – y compris sa mère adoptive –, il en ressent une amertume qu’il extériorise avec une belle énergie de « bête sauvage » lorsqu’il est capturé par la BlueUnit de Quaritch et que, par la suite, il ne manque pas une occasion d’opposer à ses différents mercenaires. Quoi qu’il en soit, il promet une riche évolution, y compris son possible basculement contre la planète qui l’a si généreusement hébergé. S’il opte au terme pour sa famille adoptive Omaticaya, si Neyturi pose le beau geste de l’inclure après l’avoir menacé de l’immoler pour sauver sa fille, il garde pour lui le secret d’avoir sauvé le « méchant » qui n’en demeure pas moins son père biologique et ainsi de retourner sa famille de cœur contre lui. Et cette ambivalence viscérale ne manquera pas d’être contagieuse quand on sait combien Spider aime Kiri qui, en retour, ne lui est pas tout-à-fait indifférente.

d) La différence homme-nature

Plus larges que la famille, les deux autres apports éthiques sont, eux aussi, des différences tout en équilibre et de grande portée actuelle.

La première différence, qui concerne la relation de l’homme à la nature, articule le mal et le remède. Ébauchée dans le premier opus en termes positifs de proximité des ethnies Na’vi avec leur planète, la problématique écologique émerge à nouveau, mais de manière beaucoup plus dramatique. Elle révèle sa face ténébreuse, dès l’arrivée de l’armada des Terriens dont la brutalité sauvage n’a d’égale que l’extension de sa destruction et la cruauté de ses moyens : aux bombes au napalm succèdent de monstrueux bulldozers et bientôt la construction de Bridgehead. Car il y a encore pire que ces moyens et ces effets dévastateurs, c’est l’intention explicitée par la Générale que nous avons déjà évoquée : la colonisation programmée de la totalité de Pandora. Une Terre surexploitée et rendue exsangue par l’avidité humaine n’a plus d’autre survie que de venir à son tour étriller – et bientôt épuiser – le trésor de la bien nommée Pandora (littéralement, en grec, « tous les dons ») ; et d’ainsi nier, sans état d’âme, la liberté de ses habitants.

Mais Cameron pousse plus loin le diagnostic et vise, en plus d’une Terre que la détresse pourrait en partie absoudre, le fantasme d’une toute-puissance qui, elle, n’a plus rien d’excusable : la recherche de l’immortalité. En effet, la tuerie honteuse et choquante de ceux que les chasseurs réduisent à des baleines pour mieux se justifier, est motivée par la quête d’une gelée royale, l’amrita, la substance présente dans l’encéphale des tulkuns, qui présente une valeur marchande aussi considérable (80 millions de dollars le flacon) parce qu’elle a la propriété de stopper le vieillissement humain, et donc de promettre l’éternité. Vous avez dit transhumanisme ? La pseudo-complexité de la situation camoufle la réelle complicité d’un pouvoir technoscientifique qui dissout sa conscience morale dans l’amnésie alcoolique.

Face à ce diagnostic symptomatique et étiologique, la thérapeutique proposée par le réalisateur n’est assurément pas la négociation non-violente, mais la lutte armée. Non sans lorgner vers la vengeance ou du moins une justice très expéditive dans son égalitarisme : le baleinier se retrouve amputé de son bras, payant ainsi pour la nageoire que ses grenades explosives avaient arraché à Payakan – « bras pour nageoire », a murmuré ma voisine.

S’il concède trop à la vindicte, le réalisateur ne cède pas au ressentiment acide de l’écocentrisme. D’abord, même la loi du talion n’est pas respectée puisque, en plus de sa nageoire, le tulkun avait aussi perdu sa mère. Ensuite, le réalisateur et coscénariste nous donne d’écouter, avec Kiri, le discours de Grace Augustine qui, très pédagogiquement, voire très philosophiquement, distingue « l’intelligence » qu’elle refuse d’accorder à la forêt, et « la conscience » qu’elle lui attribue bien volontiers – ce qui n’est pas sans consonner avec les passionnantes études actuelles sur les mycorhizes [7]. En outre, si le film plaide en faveur d’une communion égalitaire avec le tulkun, ce n’est pas au nom du relativisme antispéciste, mais parce que, en premier lieu, il montre à plusieurs reprises ses capacités exceptionnelles de langage articulé, de compassion et d’intelligence des situations et, en second lieu, parce qu’il prend soin de les fonder sur la structure extraordinairement complexe d’un cerveau qui n’a rien à envier à celui de l’homme. Enfin, le cinéaste visionnaire nous offre une clé d’accès aussi secrète que symbolique à cette union sans fusion dans la superbe scène où Payakan découvre à Lo’ak la profondeur douloureuse de son histoire, donc de son cœur, en lui ouvrant l’intimité même de son corps. Si le fond se révèle dans l’apparition en s’extériorisant, celle-ci se manifeste paradoxalement dans la profondeur en se retirant. De même que les tulkuns parlent à l’intelligence par des glyphes uniques en leur être et leur histoire qui tatouent leur peau et leur muqueuse, de même leur intériorité n’est-elle rejointe que dans la lecture bienveillante et compatissante de leur mémoire tragique. Ici nous est peut-être révélé l’une des grandes différences entre le peuple Omaticaya de la forêt et ce peuple mystérieux des tulkuns : la médiation du souffle a permis le développement du langage articulé, alors que celle de l’eau aurait favorisé celui de l’écriture. Ainsi la rhétorique du « tout est lié » demeure incantatoire et inefficace tant qu’elle n’est pas doublée de son intériorisation. Pour aller aussitôt à l’Exemplaire divin, le Fils ne peut dire : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jn 10,30) que parce qu’il affirme aussi : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » (Jn 14,11). La communion demeure juxtaposition extérieure tant qu’elle n’est pas d’abord inhésion intérieure [8].

e) La différence sédentaire-migrant

Avatar 2 aborde une dernière grande question éminemment actuelle : celle de l’accueil de l’étranger, plus précisément du migrant. Derechef, il illustre d’abord les deux postures extrêmes qui s’opposent jusqu’à s’affronter, avant de montrer le chemin de la particulièrement bien nommée intégration.

La première attitude est l’ostracisme, c’est-à-dire le refus identitaire de l’étranger. Elle est singulièrement illustrée par l’anti-accueil de la Tsahik des Metkayina qui, lors de l’atterrissage des Sully, au lieu d’honorer l’hospitalité, ne met en avant que les multiples risques encourus par celle-ci. Leur litanie est d’une douloureuse actualité : l’incompétence des Omaticaya (ils ne pourront pas s’adapter à la nage apnéique), donc leur inutilité, leur différence jusque dans leur inscription physique qui se transforme en stigmatisation (couleur de la peau, doigts non palmés inadaptés à la nage, les paumes trop douces), les manquements passés (l’introduction des Terriens) qui effacent les réussites ultérieures (leur retour sur la planète d’origine), etc. Précisons toutefois que l’attitude de Ronal s’explique et s’excuse parce qu’elle attend un enfant et donc se sent à la fois plus vulnérable et plus responsable.

Quoique plus discrètement représenté, le comportement opposé qu’est l’assimilation sans intégration, l’acceptation sans retard et sans condition de l’étranger, n’est nullement ignoré. Avec raideur et maladresse, Neytiri ne se contente pas de mettre en avant les mérites insignes de son époux, ainsi que nous disions ; elle en appelle aussi et aussitôt aux lois sacrées de l’hospitalité. Il est d’ailleurs significatif que cette attitude contraire soit incarnée par l’autre figure féminine excessive, qui est aussi l’autre femme de chef et une autre Tsahik potentielle. En effet, dans son génie propre, la femme (l’anima, l’éternel féminin) est plus tournée vers le même, la famille, la vie, et moins spontanément porté vers l’autre et l’extérieur, donc vers l’étranger.

Comme toujours, la médiété (synchronique) entre les deux violences opposées de l’ostracisme et de l’assimilation est d’abord un chemin (diachronique) qui avance à tâtons et parfois à reculons. Si l’intégration se traduit d’emblée, d’un côté, par le don d’un habitat, et de l’autre, par la discrétion accompagnée de règles précises, elle devra surtout s’inscrire dans une temporalité qui porte un nom déjà rencontré : l’éducation. C’est-à-dire l’apprentissage des coutumes locales de ce nouveau peuple. Ce qui nous vaudra les plus beaux moments du film sur la découverte de la féerie des profondeurs aquatiques du peuple Metkayina. Et comme toute dynamique interpersonnelle, l’apprentissage est autant don généreux de l’autochtone qui fait place à l’étranger que réception humble du migrant qui accueille ce don.

Ce qui se vit de manière feutrée chez les adultes, notamment grâce à la médiation apaisée et pacificatrice des hommes, sera ressenti de manière beaucoup plus houleuse chez leurs enfants. Nous retrouvons chez eux les trois attitudes mentionnées, mais portées à la fois à l’évidence et à l’incandescence. D’abord, les deux extrêmes du rejet méprisant des deux aînés, Neteyam et Aonung, jusqu’à la proximité ingénue et bientôt amoureuse de Tsireya et de Lo’ak. Ensuite et surtout, le chemin d’apprivoisement réciproque supposera l’initiative exemplaire de Lo’ak qui, en consentant à se substituer à son ennemi, encourra la punition à sa place. Or, avant d’être un acte de libéralité, cette décision authentiquement héroïque est un acte d’humilité qui fait sortir la relation des préjugés racistes la parasitant et l’introduit dans la généreuse et féconde amitié qui l’énergétise. Décidément, le couple austenien pride and préjudice (« orgueil et préjugé ») est le poison non seulement de l’amour, mais de toute relation interpersonnelle.

4) Les nouveautés spirituelles

Demeure la dimension supra-éthique que Kierkegaard qualifiait de religieuse et qu’aujourd’hui on appelle du vague terme de spirituelle [9]. Elle était très présente dans le premier opus. J’ai un moment pensé qu’elle était trop effacée dans le second. En réalité, si elle n’a plus la nouveauté d’Avatar I, elle s’est à la fois maintenue, précisée, déplacée et enrichie.

a) Continuité et rupture

Elle s’est d’abord maintenue, ainsi que l’attestent les prières répétées, notamment de Neytiri à la Grande Mère pour la protection de ses enfants.

Elle s’est incarnée dans de multiples actes ritualisés comme la récitation mythique de ce quasi-chapeler, et de multiples rites comme la « première communion », les funérailles et les multiples initiations. C’est d’ailleurs après les funérailles de Neteyam, alors que Jake et Neytiri veulent quitter les Metkayina pour ne plus les mettre en danger, que Tonowari leur annonce qu’ils font désormais partie de leur clan.

Sans surprise, elle s’est aussi transférée de la grande forêt vers le monde qui n’est pas moins varié de l’océan et s’en est trouvée élargie. Non sans de nombreux parallèles : l’arbre des âmes, l’étroite connexion entre les Metkayina humanoïdes et leur écosystème, et les deux avec la planète Pandora. Elle s’est surtout déplacée de la flore à la faune, avec l’invention autant visuelle que sonore, statique et dynamique, harmonique et chorégraphique, de ces créatures merveilleuses que sont les tulkuns. Ne s’inspire-t-elle pas de la continuité tropicale des deux entités, animale et végétale, où coraux et canopée rivalisent en profuse biodiversité et en esthétique chromatique. Mais, nous l’avons vu, ces animaux s’avèrent être plus que des animaux. Avec cette structure ellipsoïdale qui n’est pas sans rappeler la bipolarité humain, cérébrale et cordiale : matérielle, dorée et précieuse de l’amrita ; intérieure, hiéroglyphique et encore plus précieuse de la mémoire.

b) Kiri, une médiatrice de l’unité

La nature s’est surtout enrichie d’une poésie qui donne son titre au film et contient une riche philosophie de l’eau qui est loin de nous être étrangère, d’une mythologie des origines et plus encore, d’un personnage original, que l’on ne saurait purement et simplement réduire à une chamane : Kiri. La nouvelle venue peut-être la plus fascinante de ce deuxième opus est potentiellement l’un des protagonistes les plus importants des prochains épisodes. En effet, l’on sait combien le monde de Pandora est placé sous le chiffre de l’unité – ce qui ne signifie pas uniformité. Or, Kiri possède un génie inégalé de la connexion et de l’empathie, ainsi que l’attestent quelques indices parmi beaucoup organisés selon les trois moments de la dynamique du don [10].

Kiri est en effet particulièrement attachée à sa famille. Par exemple : à son jeune frère Lo’ak avec qui elle partage la singularité, l’incompréhension, le rejet, l’exclusion et l’esseulement, sans pour autant aller jusqu’à la contre-dépendance transgressive ; à Spider, ce « petit bonhomme » avec qui elle passe beaucoup de temps, qu’elle considère comme son troisième frère et dont la capture par la BlueUnit suscite en elle une intense inquiétude ; à sa jeune sœur Tuktirey « Tuk », et ici l’affection qui la fait surnommer affectueusement « Tuk-Tuk » devient sollicitude pour l’aider à s’adapter avec autant de gentillesse que de souplesse, aux us et coutumes de ce nouvel environnement.

Kiri est aussi en lien avec son origine : non seulement, elle enrichit sa mémoire en multipliant les souvenirs par ceux de son père adoptif qui a fréquenté sa mère pendant de longs mois ou par les nombreux enregistrements vidéo de celle qui fut la responsable scientifique du programme avatar autant que de la mission biologique, mais elle l’actualise, en portant sur elle un collier ayant jadis appartenu à Grace et en veillant sur son avatar endormi dans le biolab de High Camp.

Kiri noue enfin des relations privilégiées avec son nouvel écosystème : elle se passionne pour la faune et la flore aquatiques. Loin d’en demeurer information théorique, elle s’ouvre à la transformation pratique, son savoir devient savoir-faire et savoir-être : plus rapidement que les autres membres de sa famille, celle qui avait su se lier avec un Ikran par un simple contact visuel sans utiliser sa natte, s’adapte aux conditions de vie des Metkayina, apprend à contrôler sa respiration, plonger longuement et, la première, dompter un Ilu.

Comment dès lors s’étonner que, de tous les Na’vis, elle noue le lien le plus intime avec Eywa et que cette reliance, promesse d’une alliance, soit renforcée par l’univers aquatique ?

c) Une mystique de l’eau ?

Il reste à dire un mot de la plus grande spécificité de ce deuxième épisode : l’eau. En effet, assurément, la spiritualité d’Avatar emprunte la voie que Balthasar qualifie de cosmologique – par opposition aux deux autres voies, anthropologique et proprement théo-logique [11]. Or, ce que le premier opus a appliqué à la forêt, donc à la terre, le deuxième l’immerge dans l’océan – en attendant que les prochains visitent les lieux supérieurs, c’est-à-dire l’air et le soleil.

Une seule attestation suffira, celle qui justifie le sous-titre du film, et qui est un constat empirique autant qu’une leçon de sagesse. Nous la recevons de Tsireya. Mais elle est tellement importante qu’elle sera reprise au terme :

 

« La voie de l’eau n’a ni commencement ni fin.

Nos cœurs battent dans les entrailles du monde.

L’eau relie toutes les choses, la vie à la mort, l’obscurité à la lumière.

La mer donne et la mer prend ».

 

Avant de se gausser, voire de suspecter superficiellement quelque monisme nouvelâgiste, posons-nous trois questions. Pourquoi la vie a-t-elle choisi l’eau (si 60 à 70 % de notre poids est aqueux, 99,1 % des molécules de notre organisme humain sont de l’eau), sinon à cause de son extraordinaire capacité communionnelle (« L’eau relie toutes les choses ») ? Comment ne pas songer à un des sommets de la spiritualité chrétienne qui, lui aussi, a proposé une vision théologale de l’eau, l’appelant à cette occasion « notre sœur » [12] ? Comment, enfin, ne pas entendre du livre de Job : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris » (Jb 1,21) ? En effet, l’on pourrait adjoindre à cette parole sapientielle sur la voie de l’eau une parole qui, elle, se présente comme une prière et une prière de gratitude, le remerciement de Neytiri pour Neteyam qu’elle porte en elle : « Nous rendons grâce pour les nuits de la vie » [13]. Or, elle l’ignore, celui qu’elle a reçu avec tant de reconnaissance, il lui sera demandé de l’abandonner avec tant de souffrance. Ainsi « l’eau relie […] la vie à la mort […]. La mer donne et la mer prend ». Cela ne signifie surtout pas que l’être aimé disparaît pour ne plus vivre que dans notre souvenir, mais qu’il entre dans une surexistence qui appartient à l’autre monde. De même que la vie des personnes aimées vient ultimement de sa Source donatrice qu’est « la grande Mère en moi », c’est-à-dire Eywa, de même elle retourne vers sa Finalité consommatrice auprès duquel nous la retrouverons au terme, et dès maintenant dans la prière.

5) Conclusion

Alors, combien d’étoiles ? L’univers subcréé par le premier Avatar est tellement fourmillant d’inventivité maîtrisée et habité par des questionnements universels, que je lui ai accordée – cas presque unique – six étoiles. La voie de l’eau ne peut bien entendu engendrer une surprise identique sans courir le risque de rompre la continuité avec l’opus (open ?) source. Toutefois, il s’inscrit dans son sillage en renouvelant suffisamment l’héritage pour mériter d’entrer dans la short short list panthéonique des films cinq étoiles. Surtout, Cameron a su maintenir la différence dans la continuité et ainsi conjurer le double spectre de l’herméneutique de la rupture et de celle, opposée, de l’identité.

En sortant difficilement du cinéma, je ne suis assurément pas sorti du film et me demandais si j’aurais la patience d’attendre jusqu’à Noël 2024 le troisième volet de la saga. Oui, si je me souviens de trois choses : notre Pandora qui n’a rien à lui à envier en beauté s’appelle la Terre ; ses habitants qui n’ont rien à lui à envier en ressources pleines d’espérance s’appellent les humains ; son Dieu qui est unique est immanent comme Eywa, mais transcendant en la vie trinitaire qu’il nous a communiquée.

Pascal Ide

[1] Nous retrouvons l’échelle des trois ordres pascaliens (corps, esprit, charité), le premier étant dédoublé selon les besoins de la technique.

[2] « Sur les 14,8 millions d’entrées françaises, 80 % avaient été réalisées en 3D. L’arrivée d’Avatar : La voie de l’eau, cette fois sorti par The Walt Disney Company le 14 décembre prochain, devrait relancer l’intérêt pour la stéréoscopie, qui en 13 ans a progressivement été boudée par le public. On estime en effet que de façon générale, les revenus des séances 3D ont dégringolé de 70 % en 2019 par rapport à 2010. En 2021, d’après le bilan du CNC, neuf films seulement ont été exploités en 3D, sur les 455 inédits sortis en salles. Les projections 3D ont représenté 6,2 % des entrées (mais 11,4 % des recettes) des films concernés » (Boxoffice Pro, sur le site consulté le 25 avril 2023 : ).

[3] « Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné, et sans l’entendement, aucun ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles ». (Emmanuel Kant, Critique de la Raison pure, « Logique transcendantale », Introduction, dans Œuvres philosophiques. Des premiers écrits à la Critique de la raison pure, trad. Jules Barni et al., coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1980, p. 812).

[4] Cf., par exemple, en ligne : « Disney et l’apologie de la culture LGBT », Tribune Chrétienne, 10 avril 2023.

[5] Blaise Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, n° 310, 41 et 310 bis ; éd. Lafuma, n° 797 et 798.

[6] Pour le comprendre en détail, il faudrait faire appel à la dynamique quaternaire du don et ici, au quatrième temps qu’est la vulnérabilité. Cf. Pascal Ide et al., Recevoir pour donner, Paris, Nouvelle Cité, 2021 ; « La vulnérabilité à la lumière de la dynamique du don », Revue d’éthique et de théologie morale, (2023), à paraître.

[7] Cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104.

[8] Une récente thèse a été soutenue au Centre Sèvres sur l’inesse des Personnes divines chez saint Albert le Grand.

[9] Pour éviter toute ambiguïté, il faudrait la dire surnaturelle.

[10] Cf. Pascal Ide, Le burnout. Une maladie du don, Paris, Éd. de l’Emmanuel et Quasar, 2015, chap. 4.

[11] Cf. Hans Urs von Balthasar, L’amour seul est digne de foi, trad. Robert Givord, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, rééd. Saint-Maur, Parole et silence, 1999, chap. 1, 2, 3.

[12] Cf. site pascalide.fr : « Le Cantique des créatures ou la réconciliation de l’homme, du cosmos et de Dieu ».

[13] On trouve une version chantée par Neytiri en langue na’vi que Cameron a dotée d’un riche vocabulaire de 8 000 mots, selon les spécialistes. Par exemple, sur le site consulté le 24 avril 2023 : https://youtube.com/watch?v=YZILqzUyYb8&feature=shares

Plus d’une décennie après les affrontements sur Pandora entre le peuple autochtone des Na’vi et les humains de la Ressource Development Administration (RDA) racontés dans le premier opus, Jake Sully (Sam Worthington) assume désormais son rôle de chef des Omaticaya. Avec sa compagne, Neytiri (Zoe Saldana), ils s’occupent de leurs enfants : Neteyam (Jamie Flatters), le fils aîné soumis, Lo’ak (Britain Dalton ; Chloe Coleman pour Lo’ak enfant), son frère cadet et rebelle, Kiri, leur fille adoptive – mystérieusement née de l’avatar inerte du docteur Grace Augustine (Sigourney Weaver) –, Miles « Spider » Socorro (Jack Champion), un garçon humain abandonné sur la planète, et Tuk, leur fille cadette.

Malheureusement, la RDA et ses troupes reviennent alors en force sur Pandora. Leur mission est de préparer la planète à devenir une nouvelle Terre et accueillir leur exode. Jake, Neytiri et les Omaticaya sont les premiers à s’opposer à eux. Cependant, les humains ont également dans leurs rangs une escouade de « recombinés », c’est-à-dire d’avatars Na’vi possédant les souvenirs et les caractères des soldats décédés. Leur chef n’est autre que le colonel Miles Quaritch (Stephen Lang), qui avait pris soin de faire une sauvegarde de sa mémoire et de sa personnalité avant la bataille où il perdit la vie.

Préférant mettre sa famille à l’abri, Jake renonce à son rôle de chef et mène les siens chez les Metkayina, un clan Na’vi vivant sur la côte est de Pandora, dirigé par leur chef, Tonowari (Cliff Curtis), et son épouse, la Tsahik (chamane) Ronal (Kate Winslet), qui, déjà parents de Aonung (Filip Geljo) et Tsireya (Bailey Bass) en attendent un troisième. La famille Sully se voit ainsi contrainte de s’intégrer à une nouvelle culture et faire face à l’opposition de certains qui voient d’un mauvais œil leur venue et leur mixité humaine-Na’vi. De son côté, Quaritch se met à la recherche de Jake pour l’empêcher de mener une insurrection Na’vi, mais aussi par vengeance personnelle. Réussira-t-il à les retrouver et à se venger ?

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