À la dérive
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Pays:
USA
Thème (s):
Amour, Fécondité
Date de sortie:
4 juillet 2018
Durée:
1 heures 38 minutes
Directeur:
Baltasar Kormákur
Acteurs:
Shailene Woodley, Sam Claflin, Jeffrey Thomas

 

 

À la dérive (Adrift), drame et biopic américain de Baltasar Kormákur, 2018. Inspiré du roman autobiographique de Tami Oldham Ashcraft et Susea McGearhart, Red Sky in Mourning: A True Story of Love, Loss, and Survival at Sea. Avec Shailene Woodley et Sam Claflin.

Thèmes

Amour, fécondité.

Encore un survival marin ! Oui, mais contrairement au tumultueux et social En pleine tempête (Wolfgang Petersen, 2000) ou au taiseux et solitaire All is lost (J. C. Chandor, 2013), À la dérive conte la survie d’un duo amoureux. Doublé d’un biopic. Donc, rebondira l’objecteur, encore un survival croisé d’une autobiographie adaptée au cinéma ! Oui, mais si l’histoire est moins héroïque que l’étincelant 127 heures (Danny Boyle, 2007), l’histoire est moins narcissique. En revanche, si elle est moins hagiographique que Tu ne tueras point (Mel Gibson, 2016), elle est plus romantique – sans manquer d’être édifiante. Surtout, elle présente une originalité notable dans la catégorie (inventée pour le besoin !) des « biopic-survival par amour ».

 

En effet, il y a ceux qui donnent leur vie par amour, comme saint Maximilien Kolbe. Mais il y a aussi ceux qui conservent leur vie, c’est-à-dire qui survivent, par amour. Or, parmi les récits de ces survivants par amour, on pourrait distinguer trois espèces. Il y a celui qui survit parce qu’il est aimé. Tel est par exemple le cas du psychiatre viennois Viktor Frankl qui raconte que, dans le camp de concentration nazi de Theresienstadt où il est déporté en 1942, puis d’Auschwitz, où il est transféré en 1944, il réussit à survivre en pensant à son épouse, elle aussi déportée, ce qui donne du sens à sa vie (la question du sens et notamment de l’amour comme sens, étant le pivot de la logothérapie qu’il a fondée) [1]. Il y a celui qui survit pour se donner, donc pour aimer. Tel est par exemple le cas d’Henri Guillaumet, pilote mythique de l’Aéropostale, qui, le 13 juin 1930, s’écrase dans la Cordillère des Andes, et réussit à rejoindre la plaine argentine après une marche dans la neige et le froid sans s’arrêter pendant cinq jours et quatre nuits, en se disant que sa femme ne toucherait la prime que si l’on retrouvait son corps [2]. Il y a enfin celui qui survit transformé par ou, mieux, dans l’amour. Tel est le cas de Tami dans notre film.

 

Le titre français – qui calque le titre américain – À la dérive est riche de sens. Quand elle atterrit à Papeete, Tami est, au sens figuré, à la dérive : sans horizon autre que celui, très immédiat, de gagner sa vie pour une prochaine destination encore indéterminée. Si elle est sans fard, elle est sans phare : le premier dialogue dit tout en ne révélant rien. La jeune fille rencontre par le même hasard qui dirige (sic !) sa vie, un homme qui, comme par hasard (re-sic !) est sans cap ni amarre, donc vit par lui et pour lui (« J’ai décidé de vivre ma propre vie »). Les échanges avec Richard complètent le tableau : sans objectif, Tami n’est pas sans racines familiales, mais en réaction contre elles : née d’une fille-mère de quinze ans, élevée par un père violent (« Je me cachais sous une couverture »), elle a fui son domicile. Son no future indécis est le fruit d’un no past décidé.

Mais Tami va vivre trois expériences radicales qui bouleverseront totalement son existence, c’est-à-dire la renverser comme un ouragan de force 4 renverse un bateau de 55 pieds.

La première expérience la remet à flots : Richard lui offre un amour aussi inconditionnel (Richard est prêt à renoncer au convoyage grassement payé) qu’éternel (« Je t’aimerai à jamais »). Plus encore, ils sont assez semblables pour s’attirer et assez dissemblables… pour s’attirer (« Intrépide comme un mec. – Et toi, lui rétorque-t-elle, sensible comme une femme »). Puissant comme une vague de fond, cet amour aussi soudain que réciproque est suffisant pour que Tami quitte sa zone de confort qu’est le jour le jour et envisage sa vie à un an à l’avance. Bref, elle abandonne assez son syndrome « Into the wild » pour envisager revenir à San Diego. En même temps, si Tami sort de la réaction qu’est la fuite en avant, elle n’abandonne pas son indépendance : « Je ne veux pas être celle qui te suit dans tes aventures et rentre chez moi ».

Autant, par l’expérience de l’amour, Tami gagne tout, ou du moins semble tout gagner, autant, par l’expérience du naufrage, elle perd tout : celui qu’elle aime et peut-être même, bientôt, sa propre vie. De prime abord, ce nouveau bouleversement paraît annuler le premier, voire le réfuter : mieux vaut ne pas s’attacher, afin de ne pas souffrir de se détacher.

Mais une troisième expérience se prépare en secret : celle du désastre où l’amour de la vie va puiser en elle plus qu’elle ne sait et même ne peut s’imaginer. Plus encore, où l’amour de sa vie va ressurgir, sous une autre forme, imprévisible, et dévoiler des ressources encore plus profondes et totalement inédites. Et c’est ici que s’insère la troisième espèce de connexion entre amour et survie. Son amour pour Richard va façonner en Tami une personne inattendue. En effet, en l’enseignant, le jeune homme halluciné ne fait que rappeler ce qu’elle avait déjà appris et lui donne d’accoucher ce qu’elle portait en germe. Mieux, celle qui disait, par mésestime de soi ou fausse modestie, « je ne suis pas navigatrice », Richard la fait entrer dans une vitale confiance en elle qui décidera de sa survie : c’est ainsi que, du moins au début, elle célèbrera chaque réussite – par exemple, le redressement du mât – comme une victoire. Mieux encore, il la motivera (c’est par amour et compassion pour lui qu’elle se battra au quotidien pendant quatre décades interminables) et transformera un monotone et bientôt mortel monologue en un amoureux et vivifiant dialogue. Enfin, son inconscient va inventer cette hallucination particulièrement performante et singulièrement durable : faire revivre Richard, c’est-à-dire un amour qui mobilise en elle les ressources dont elle a besoin pour survivre. Bref, cet amour informant et formateur est transformant. Il n’est pas seulement motion (cause efficiente) comme dans le premier cadre, ou motivation (cause finale) comme dans le deuxième, il est promotion qui sculpte ou plutôt modèle du dedans (comme cause formelle, mais entendue comme cause exemplaire intériorisée). Loin d’être aliénation, l’imitation devient surélévation et invention (de soi).

 

Cette histoire à rebondissements (axe diachronique) n’est si créative que parce qu’elle croise une anthropologie (axe synchronique) de sorte que l’une éclaire et complète l’autre. Seule la nouveauté imprédictible des (trois) coups de théâtre fait avancer la vie de Tami. Mais seules les ressources présentes dans la jeune battante en expliquent la fécondité. En effet, l’héroïne de Divergente est doublement dotée, en vertus intellectuelles (pratiques) et, plus important encore, en vertus morales.

De dons intellectuels, elle ne manque pas : au-delà de ses aveux et, redisons-le, de ses croyances limitantes, Richard avait repéré ses compétences. D’ailleurs, jamais il ne se serait engagé sur un voyage au long cours sans une coéquipière capable de le seconder. De fait, nous découvrirons que Tami est bricoleuse, ingénieuse, etc.

De ressources morales, la jeune fille de 24 ans n’est pas non plus dépourvue. Capable d’affronter le danger, celle qui est intrépide comme un homme luttera au quotidien contre la soif du corps et le désespoir de l’âme ; capable de renoncer à ses convictions les plus profondes (« Je ne veux pas faire souffrir les poissons »), elle changera de régime alimentaire pour une raison supérieure ; capable de se remettre en question, elle sera aussi apte à changer de cap ; capable de hiérarchiser les biens (à Richard se culpabilisant de l’avoir entraînée dans cette débâcle, elle répond admirablement : « Je n’aurais pas de souvenir de nous »), elle tranche le difficile dilemme entre le moins distant statiquement (la côte californienne) et le plus proche dynamiquement (les îles Hawaï)  ; capable de se lancer seule et sans sécurité dans l’inconnu d’une vie à 6 000 km de sa contrée natale, elle est prompte à conjurer toute tentation victimaire (« je dois me débrouiller seule ») et prête à affronter en solitaire ce long périple marin ; capable de chercher sans lâcher, elle mettra une énergie éperdue à quêter son Richard perdu et survivre pendant 42 jours.

 

Comment de telles compétences de tête et de cœur ne chercheraient-elles pas à s’employer ? Mais ce qui monte au dedans ne trouve son achèvement qu’en rencontrant au dehors l’événement qui va l’actualiser. Seul ce croisement fertile donne tout son sens à la vie de Tami pour se trouver à la croisée de ces grandes compétences inexploitées et d’une vie qui va basculer. Comme Lancelot (joué par Richard Gere, dans Lancelot, le premier chevalier, Jerry Zucker, 1995) dont le roi Arthur (Sean Connery), avec l’intuition des vrais chefs, pressent aussitôt l’énergie désœuvrée et les ressources inemployées, la jeune fille est inconsciente non seulement de ses richesses, mais de son inconscience. Ces belles forces cherchent un maître, non pas extérieur, mais intérieur, non pas tyrannique, mais paternel, afin de les mettre à son service. Et ce maître, c’est une finalité riche de sens. Or, c’est ce que l’aventure va donner à Tami de vivre.

 

Mais pourquoi l’amour qui naît de la rencontre par excellence, ne serait-il pas le sens suffisant qui achève nos potentialités ? Répondons à cette question par une autre question, et pour cela, rendons-nous à la scène finale, qui est gorgée de significations. Gageons que le spectateur s’est un moment demandé : comment est-il possible que Tami fasse si rapidement son deuil ? Est-il réaliste qu’elle reparte dans le bateau de l’être aimé, celui qui ne peut manquer de lui rappeler sa perte irrémissible ? Et si cette histoire était d’abord non pas un exode, mais une odyssée ? Osons dégriser le spectateur « young adult » dont on dit qu’il est la cible privilégiée visée par le réalisateur. Passons la réduction commerciale du cinéma. Surtout, opposons-nous à une biographie qui contredit ces visées utilitaires et consonne avec la logique profonde de l’existence, pour demander : comment quelqu’un qui ne s’est pas trouvé pourrait-il se donner ? De même qu’après un long exil de vingt années, Ulysse revient à Ithaque et vers une Pénélope intouchée par le temps, de même Tami a d’abord besoin de se réconcilier avec ses racines et son identité – mutatis mutandis, il en est de même pour ce déraciné flottant qu’est Richard. D’ailleurs, il y va plus que d’une coïncidence que, après deux années d’absence et d’errance, Tami vogue vers San Diego et que, après deux années de silence, elle écrive joyeusement à ses parents pour annoncer son mariage.

Est-ce à dire que toute romance ne serait qu’une étape vers la conquête de soi ? Quel triste horizon que de n’avoir que soi-même à aimer ! Le bateau ne s’intitule-t-il pas « celui qui traverse l’horizon » ? Oui, l’odyssée est pour l’exode ; Ulysse est pour Abraham. D’ailleurs, l’appel d’Abraham, « lekh lekha » (Gn 12,1), est autant don-abandon de soi (« Quitte ton pays ») que retour à soi (« Va vers toi-même »), selon l’exégèse suggestive qu’en donne Marie Balmary (ce qui offusque la dialectique trop exclusive de ces deux figures, païenne et juive, du même et de l’autre, emblématisée par Emmanuel Lévinas).

Est-ce à dire que Tami est insensible, voire qu’elle instrumentalise la personne aimée ? Son long hurlement de souffrance lorsqu’elle le découvre perdu n’est pas seulement le cri de l’abandonnée. L’abattement qui s’en suit, sa quête inlassable (« Où es-tu ? »), son plongeon et la compassion active pour un être en souffrance incapable de l’aider, attestent à l’évidence le contraire : c’est l’autre qui lui manque et non pas elle qui est en manque de l’autre. Mais, avec un rare équilibre, la jeune fille devenue jeune femme fait de son deuil non pas un terme, mais un tremplin. Après avoir pris le temps de longuement contempler les photos souvenirs accrochées dans la cabine, en revenant sur la plage où, pour la première fois, elle a embrassé Richard, elle porte la robe qu’il lui a offerte en cadeau : voilà pour la continuité. Une tiaré dans les cheveux (à gauche, signalant sa disponibilité, ou à droite, son indisponibilité ? je ne sais plus), elle abandonne aux flots la bague par laquelle son fiancé a, sur le bateau, scellé sa demande en mariage : et voilà pour la rupture, prélude à la nouveauté. Si Tami garde avec gratitude l’amour de l’aimé qui lui a tant donné, elle se refuse de figer sa tristesse en nostalgie et fixer son souvenir dans une histoire sans projet. La phrase répétée « Je n’aurai pas de souvenir de nous » qui construit une paradoxale mémoire du futur, conjugue admirablement les racines et les ailes, fait circuler le temps en arrimant le présent à un passé qui ouvre un avenir. Si Tami affirme avec gratitude « Richard m’a gardée en vie », elle ajoute sans fusion, en anonymisant la source : « Une voix m’a dit que je devais survivre ». La dernière phrase du film assure qu’elle n’a, depuis, cessé de voguer – sur le bateau de Richard…

 

Cette belle histoire – au sens où la beauté rime avec gratuité et aimant avec émerveillement – d’une survie par, pour et dans l’amour de l’aimé, illustre l’une des lois les plus profondes, les plus méconnues (et, si elle est reconnue, les plus suspectées) de l’amour-don : par l’amour, la personne qui est aimée se métamorphose dans la personne qui aime. Et, pour répondre à la suspicion : une telle transfiguration conjure toute violence parce qu’elle ne fait que répéter, sur le mode propre et dans le monde propre de l’aimé, la prime métamorphose de l’aimant dans l’être aimé.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, Viktor E. Frankl, Un psychiatre déporté témoigne, trad. Édith Mora et François Grunwald, Lyon, Le Chalet, 1973, p. 112-114.

[2] Raconté par Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, dans Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 454, Paris, Gallimard, t. II, 1999, p. 161-165.

 

1983, en plein océan Pacifique. Une jeune femme de 24 ans, Tami Oldham (Shailene Woodley), sort brutalement de son évanouissement, légèrement blessée au visage, les habits déchirés. Elle est balottée dans la cabine d’un bateau rempli d’eau, entourée d’objets flottants. Forçant la porte de l’habitacle, elle réussit à émerger sur le pont où elle découvre, hagarde, que le mât de ce qui s’avère être un voilier est arraché et surtout, qu’elle est seule. Elle hurle sa souffrance.

Cinq mois plus tôt, Tami débarque à Tahiti. À l’officier de la douane qui lui demande combien de temps elle reste et où elle va, elle n’a nulle réponse à donner. Elle se contente de chercher un travail, pour sa prochaine destination. Elle rencontre un navigateur lui aussi solitaire, Richard Sharp (Sam Claflin), et décidera de partir avec lui, convoyer un voilier jusqu’en Californie, à San Diego, la ville d’où elle provient. C’est alors qu’ils seront pris par un ouragan de force 4, le plus violent qu’ait connu l’océan Pacifique. À force de scruter l’horizon avec ses jumelles, elle aperçoit l’homme qu’elle aime accroché à une épave et le hisse sur le bateau en ruines. Elle découvre alors qu’il souffre d’une fracture ouverte de la jambe et plusieurs côtés brisées. Sans moyen de communication et sans espoir d’être retrouvée, avec un homme grièvement blessé et des réserves très limitées en eau douce, à 2 500 km de la côte la plus proche, pire, une dérive qui l’éloigne de cet objectif, que et comment faire pour se sauver ?

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