Comment aimer l’autre sans l’utiliser ?

Article paru dans l’1visible du 26 décembre 2019 sous le titre « Couple : aimer sans utiliser ».

Et si le secret du bonheur tenait en ces trois mots : aimer sans utiliser ? Avez-vous déjà rencontré quelqu’un dont vous aviez la nette impression qu’il ne s’intéressait à vous que parce que cela lui était utile, comme De Funès, grimpant sur les épaules de Bourvil dans La grande vadrouille ? Inversement, n’avez-vous jamais été touché par une personne qui vous écoutait comme si vous étiez la personne la plus importante du monde, ce que l’on disait de Mère Teresa ou du Curé d’Ars ?

Il est 22 heures. Paul émerge de ses révisions d’examen et hésite entre trois soirées : chez Vanessa, il y retrouvera deux potes qui reviennent d’un trip en Laponie. Chez Matthieu, le buffet est toujours excellent et le DJ le fera danser sur les derniers tubes. Quant à Clotilde, elle habite tout près et a promis de lui faire rencontrer quelqu’un qui le tuyauterait pour son prochain stage. Quelle soirée choisir ? Mais, au fait, pourquoi choisir ?

Finalement, Paul s’invitera aux trois soirées. Il reviendra dans son studio, éreinté, à 4 heures du matin, content de toutes ses rencontres ; pourtant, il a comme un vague goût de cendre dans la bouche et éprouve un besoin compulsif de ne pas rester seul. Il connaît ces sentiments de lendemain de fête. D’où proviennent-ils ? Pour se décider, il n’a employé qu’un seul critère : quel serait son avantage ? À aucun moment, il ne s’est demandé : quel pourrait être le bien de l’autre ? De fait, une fois chez Vanessa, Matthieu ou Clotilde, il a continué à agir de même, les quittant lorsqu’il n’y trouvait plus son intérêt.

D’un mot, Paul a utilisé autrui. L’utilitarisme peut passagèrement contenter. Il ne rend jamais durablement heureux. De plus, il rend addict des sensations fortes qu’il procure.

En 1960, Karol Wojtyla, évêque auxiliaire de Cracovie, a rédigé un ouvrage, riche de son expérience d’accompagnement de multiples couples au mariage. Ce livre toujours actuel s’ouvre sur la description de deux attitudes à l’égard d’autrui : face à quelqu’un, je peux soit l’utiliser (en jouir), soit l’aimer comme une personne. La première action est guidée par ce qu’il appelle la norme utilitariste (NU) et la seconde par la norme personnaliste (NP). Sans le savoir, Paul a pris pour règle de vie la NU.

Mais n’est-il pas légitime de penser à soi, de se faire du bien ? C’est non seulement légitime, mais nécessaire ! Il y a une façon de se donner aux autres qui peut conduire à un épuisement, voire au burn-out. Il est normal que Paul songe à se détendre après une longue journée d’études. Le problème est qu’il se conduit ainsi de manière habituelle et que, par exemple, il ne lui viendrait pas à l’idée de rendre les invitations.

Allons plus loin. Votre amie Soizic vous propose de passer un week-end à la campagne. Ravie de sortir de la grande ville pour aller au vert, vous répondez à son invitation. Mais, en arrivant, vous découvrez qu’elle est en train de poser du papier peint dans le salon et qu’elle serait « trrrrès contente » que vous lui donniez un coup de main. Comment vous sentez-vous ? Êtes-vous toujours aussi heureuse d’être venue ? N’allons pas suspecter Soizic d’être une personnalité narcissique ! Avoir des traits narcissiques (nous en avons malheureusement tous !) n’est pas être un manipulateur professionnel ! En attendant, personne n’aime être utilisé. Et le futur Jean-Paul II explique pourquoi. Nous sommes des personnes, donc des êtres libres ; notre dignité consiste à être la cause de nos actions. Or, dans la NU, l’autre nous enrôle dans son propre plan, donc décide à notre place de ce qui est bon pour nous. D’un mot, il nie notre liberté. C’est pour cela que votre joie s’envole tout de suite quand vous découvrez que Soizic ne cherche pas votre bien, mais le sien, qu’elle ne vous aime pas pour vous, mais pour elle. Et nous-mêmes ? « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi ». Cette « règle d’or » énoncée par le Christ, C.S. Lewis a montré qu’on la trouve dans toutes les religions et toutes les sagesses, dans son livre intitulé L’abolition de l’homme. Arrêtez-vous un instant et réfléchissez : depuis que vous vous êtes levé, avez-vous posé un acte gratuit, désintéressé, par exemple, en saluant le chauffeur de bus où vous êtes monté, en prenant des nouvelles d’une personne seule, malade ?

Pourtant, objectera-t-on, quand on se trouve avec des amis, on y trouve du plaisir. Dans un couple, il est normal qu’on se rende mutuellement service. Bien entendu ! D’abord, nous avons toujours besoin de l’aide d’un autre à un moment ou à un autre. Le drame de la personne indépendante ou de celui qui a peu d’estime de lui est qu’il ne sait pas demander pour lui. Cela dit, si je choisis mes amis d’abord pour leurs capacités à m’aider, et donc si je cherche avant tout la complémentarité (l’amitié de l’intellectuel et du manuel, etc.), si je cesse de les fréquenter quand ils ne me sont plus guère utiles, si je compte dans ma tête si mon ami m’a donné autant que je lui ai donné, etc., il y a de fortes chances que je sois mené par la seule NU. Si le couple fonctionne d’abord au donnant-donnant, si le mari est particulièrement gentil ce soir parce qu’il désirerait bien avoir une relation intime avec sa femme ou si celle-ci y consent pour lui demander de passer Noël dans sa famille, il est guidé par la NU et a oublié la gratuité de l’amour. Et ce n’est pas parce que cette utilisation est mutuelle qu’elle n’est pas de l’utilitarisme…

Ensuite, cette recherche de plaisir est-elle voulue pour elle-même ou par surcroît ? Quelle est mon intention en rencontrant mes amis ? Quand je suis chez ces amis, avec mes enfants, vers qui se dirige mon cœur ? Est-ce que je suis d’abord centré sur l’autre (au fait, comment se passe ton nouveau travail ?) ou sur moi (suis-je en train de passer un bon moment ?) ? Un critère ne trompe pas : ce sera seulement dans un second temps, par surcroît, en sortant de la rencontre ou en réfléchissant au moment passé avec les enfants que celui qui agit de manière personnaliste se demandera : suis-je détendu ou heureux ?

Entendu ! Aimer sans utiliser est un bel idéal. Mais n’est-il pas inaccessible ? Non, si l’on applique la gradualité : passer graduellement de la NU à la NP. Si je rencontrais Paul, je lui conseillerais non pas d’arrêter tout de suite et définitivement d’être utilitariste, mais, par exemple, lors d’une soirée, d’écouter une personne gratuitement, pendant un quart d’heure, en étant uniquement tourné vers elle, comme d’ailleurs lui-même aimerait être accueilli.

Cette norme personnaliste s’étend à toutes nos relations : à l’autre, mais aussi à soi et à Dieu. Elle est un chemin aussi simple qu’universel pour accéder au bonheur et, pour un chrétien, à la sainteté. Il s’agit de :

  1. Prendre conscience que, parfois, je fus utilisé. Visualiser un souvenir, le ressentir et en décrire les conséquences délétères.
  2. Prendre conscience que, parfois, je fus aimé comme une personne. Visualiser un souvenir et en ressentir de la gratitude.
  3. Prendre conscience que, parfois, j’ai aimé l’autre comme une personne, exclusivement pour son bien, sans calcul ni attente de retour. Visualiser un souvenir et en ressentir de la gratitude.
  4. Prendre conscience que, parfois, je me suis servi de l’autre, pour mon utilité ou pour mon plaisir. Visualiser un souvenir, le ressentir et en décrire les conséquences délétères.
  5. Appliquer la règle d’or : « Tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le pour eux, vous aussi. »
  6. Désormais, décider de ne plus jamais vivre selon la norme utilitariste et de toujours vivre selon la norme personnaliste.

Louise et Adam se sont aimés. Maintenant, ils ont mis l’Atlantique entre eux : il vit à Paris et elle à Montréal. Le roman épistolaire (ou peut-être faudrait-il dire « mailaire », car le courrier est électronique) d’Éric-Emmanuel Schmitt, L’élixir d’amour, s’ouvre après la rupture quand ils décident de renouer une correspondance où ils mêlent leur histoire passée et leur aventure présente. Jusqu’au coup de théâtre final (attention, spoiler !), spectaculaire sinon crédible, où Adam se décide à reconquérir enfin sa Belle. Voici comment celle-ci l’explique à une amie : « Adam est descendu de l’avion en m’annonçant qu’il brûlait de m’épouser. Rends-toi compte il a renvoyé ses patients [Adam est psychanalyste] et décidé d’exercer désormais à Montréal. Uniquement pour moi ! ‘Ta carrière compte plus que la mienne’, m’a-t-il assuré, ‘et tant pis si j’empoche moins’. […] Je suis touchée [1] ».

On le serait à moins ! Certes, Adam cherche son bien. Mais, il pose un certain nombre d’actes radicaux qui sont tournés vers le bien de Louise : il fait le voyage ; il lâche sa clientèle ; il fait passer la carrière de Louise avant la sienne ; il consent à gagner moins d’argent. Ces actes animés par la NP sont autant d’actes de véritable amour. Voilà pourquoi Louise est « touchée » au-delà de ce qu’elle dit. Adam est sorti de la norme utilitariste et a enfin découvert le secret de l’amour durable : aimer l’autre pour lui-même.

Pascal Ide, Aimer l’autre sans l’utiliser, Paris, L’Emmanuel, 2019.

Karol Wojtyła Jean-Paul II, Amour et responsabilité. Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Les Plans-sur-Bex [Suisse], Parole et silence, 2014.

Pascal Ide

[1] Éric-Emmanuel Schmitt, L’élixir d’amour, coll. « Le Livre de Poche » n° 33980, Paris, Albin Michel, 2014, p. 149.

9.1.2020
 

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