Bérulle et le don originaire considéré comme servitude 3/3

3) Évaluation critique

Comme toujours, l’évaluation critique doit envisager le passif et l’actif.

a) La grande valeur de l’approche

La notion de servitude est au centre de l’œuvre de grands spirituels contemporains de Bérulle, aussi différents que sainte Thérèse d’Avila [1] ou saint François de Sales [2].

De plus, si l’on a pu dire que Bérulle est antihumaniste, c’est dans le sens où l’humanisme de la Renaissance se définit comme « le sentiment d’une certaine suffisance de l’homme, fût-elle relative comme dans les humanistes chrétiens [3] ». Or, tout, chez Bérulle, relie l’homme à Dieu car il sait que toute ruine de cette relation entraîne la ruine de l’homme lui-même. D’où le sens de la métaphore cosmologique déjà soulignée :

 

« Les mathématiciens affirment qu’il y a des étoiles à l’entour du soleil qui est leur centre, et elles tournent à l’entour de lui, comme le soleil à l’entour de la terre. Plaise à Dieu que nous soyons l’une de ses étoiles, tournant à l’entour de Jésus et non à l’entour de nous-mêmes comme nous faisons journellement [4] ».

 

Enfin, Bérulle, dont le sens de notre dépendance au Christ est si grand, fut un des meilleurs défenseurs de l’orientation de notre nature vers la grâce [5].

b) Une place insuffisante accordée au don à soi (don 2) ?

1’) L’opinion courante : l’effacement, voire le sacrifice du sujet humain

Souvent, on a fait de Bérulle un adversaire de l’humanisme issu de la Renaissance. Il semble que sa posture historique soit beaucoup plus complexe et beaucoup plus nuancé.

Loin d’être un antihumaniste, Bérulle retient le meilleur du souci de l’homme chez les grands penseurs de la Renaissance, mais se refusent à un certain nombre des insistances sur

2’) Évaluation critique

D’abord, la métaphysique très sûre de Bérulle lui fait affirmer la consistance de l’être créé. Par la création qui rend la créature « essentiellement serve », celle-ci « sort de l’être qu’elle a en Dieu, pour exister en soi-même [6] ». Donc, l’asservissement au créateur dont parle le Narré loin d’annuler l’existence « en soi-même » dont parle aussi le même texte, la pose. De fait, la relation à l’origine, loin d’affaisser l’être à soi, la conforte : « Notre être est un rapport à Dieu. Plus ce rapport est parfait, plus notre être est excellent ; plus il est opposé et dissemblable, plus nous sommes en misère et imperfection [7] ». Ou bien : « Plus nous sommes remplis de Dieu et plus sommes-nous hommes [8] ».

Il demeure que Bérulle voit la dépendance dans l’être de la créature comme une « indigence », un manque, un besoin permanent d’être abreuvé, abouché à sa source première, ainsi que tel ou tel texte ci-dessus le disait. Voire, je me demande s’il ne se trouve pas ici une métaphysique de la création continuée (venue de Descartes ou plutôt l’anticipant) qui alimente le sentiment de cette indigence. Il est d’ailleurs signifiant que Bérulle envisage la grâce sous le même mode, montrant combien la métaphore fluide est présente, voire constante chez notre auteur : « la grâce, en la terre et au ciel, est fluente et émanante incessamment de Jésus, comme les accidents fluent de leur substance, et comme la lumière en la terre et au ciel, est procédante du soleil [9] ». Cet écoulement est aussi une loi du monde : Bérulle parle de « la fluidité nocturne du monde ». Et, de manière plus générale, Philippe Sellier note que, au xviie siècle, « la grande hantise des écrivains est alors celle du fluent, de l’universel écoulement, du manque de points d’appui , du glissement [10] ». Montaigne ne parlait-il pas de l’homme « merveilleusement vain, divers et ondoyant [11] » ? Bérulle avalise le diagnostic, ne stabilise donc pas l’homme mais le réfère à la fluidité divine… (hors son souci de ce que l’homme apprenne à vivre non seulement en acte de servitude mais en état permanent de servitude)

De même, cette doctrine du transfert du néant de l’origine (et encore sous l’aspect privatif, comme principe per accident) à la nature du créé, autrement dit du néant comme élément composant la nature, si elle est de senteur hégélienne avant la lettre, ne s’est jamais trouvée chez Thomas d’Aquin qui pourtant affirme avec force la création ex nihilo et la dépendance de l’être.

De fait, l’on sait combien Bérulle admirait Platon [12], au point qu’un Jean Dagens parlait à son égard d’une « ivresse platonicienne [13] ».

Je me demande aussi si Bérulle n’a pas trop affaissé la créature en le dissolvant dans la relation. Il fait en effet un moment cette réflexion qui, tout sauf thomiste et traditionnelle, est ô combien révélatrice de la métaphysique implicite sous-tendant son propos : « Tout l’être de la créature n’est qu’une relation au Créateur. […] Si les relations sont constitutives des personnes divines, combien plus le sont-elles des créatures qui n’existent que par relation au créateur comme à leur principe [14] ».

Le constat du Père Cadoux est révélateur : « Pour Bérulle, l’âme en nudité, parfaitement anéantie est celle qui a reconnu ‘l’éminence de l’autorité divine’, en se dépouillant et s’appauvrissant, au fils des purifications actives et passives, morte au péché et à toute forme d’amour-propre, au point de devenir pure capacité de l’être divin dans une totale mort à soi et une non moins radicale disponibilité à Dieu. L’œuvre de Bérulle est irriguée par cette aspiration à l’entière passivité [15] ».

Il demeure aussi, contre une interprétation trop quiétiste, que Bérulle fut formé par ces « professeurs d’énergie » que sont les jésuites en général et ses maîtres jésuites du collège de Clermont. L’abbé Henri Bremond comparait d’ailleurs ainsi jésuites et bérulliens : les premiers « sont des professeurs d’énergie ; les bérulliens, de soumission, d’anéantissement. Ils demandent de nous une activité intense ; les bérulliens, une adhésion intense à l’activité divine […]. Enfin, et ce mot dit tout : pour les premiers, le Christ est notre modèle ; pour les seconds, notre vie, notre force et toute notre puissance d’opérer [16] ». Notons que si les oratoriens se situent plus du côté de la réceptivité et de la soumission, il n’empêche que le Christ est, pour eux, leur « vie », leur « force et toute » leur « puissance d’opérer ».

c) Une insistance trop faible sur l’amour comme dynamisme intime du don originaire ?

À la lecture attentive du « Vœu de servitude à Jésus » [17], l’on constate notamment deux faits : l’importance de l’honneur (c’est « en l’honneur de la Très Sainte Trinité », des trois Personnes divines, de l’humanité de Jésus, de la « Très Sainte Vierge » que le vœu de « servitude perpétuelle » est fait ; le titre lui-même ne trompe pas : « Pour s’offrir à Jésus, en l’honneur de l’union personnelle de la Divinité avec l’humanité [18] ») ; par ailleurs, le « je » est très présent, multipliant actes et efforts.

Thérèse de l’Enfant-Jésus présente des accents différents. Une comparaison avec l’Acte d’offrande à l’Amour miséricordieux serait instructive pour noter l’altérité et, osons-le dire, l’évolution. Celle-ci agit par amour et non en vue de l’honneur. Il ne s’agit pas de nier l’importance de l’amour chez Bérulle : il s’agit bien d’être « esclaves par amour [19] » ; « Vivons en Jésus, aimons en Jésus [20] ». Il n’empêche que, pour en rester aux deux textes qui viennent d’être cités. Le premier continue : « pour toute notre félicité, par amour et honneur que nous lui voulons rendre » ; quant au second, il poursuit en parlant constamment du triomphe : « que le seul amour de Dieu nous mène en triomphe comme ses captifs ! Et puisque l’amour veut triompher », etc.

De plus, ayant un sens aigu de sa pauvreté et de sa misère, la petite Thérèse demande plutôt à Dieu d’agir en elle et de la remplir qu’elle ne multiplie les actes de donation. Là encore, il ne s’agit nullement de refuser la totale humilité du Vœu de servitude (« la relation de servitude » est choisie car elle est « la plus humble et étroite relation que je connaisse ») mais elle s’accompagne d’une très grande volonté, voire d’un volontarisme.

Bibliographie

a) Primaire

Pierre de Bérulle, Œuvres complètes, sous la direction de Michel Dupuy, Paris, Oratoire de Jésus et Le Cerf, 8 volumes parus. Elles sont citées OC suivi du n° de tome et de page.

  1. Conférences, trad. fr. A. Piedagnel, notes de Michel Dupuy, avec introduction générale de Michel Dupuy, 1995.
  2. Collationes, éd. originale des Conférences, 1995.

III. Œuvres de piété (1-165), texte établi et annoté par Michel Dupuy, 1995.

  1. Œuvres de piété (166-385), texte établi et annoté par Michel Dupuy, 1996.
  2. Notes et Entretiens. Ordonnances des visites canoniques, texte établi, présenté et annoté par Stéphane-Marie Morgain, 1997.
  3. Courts traités (Bref discours de l’abnégation intérieure, Traité des énergumènes, Trois discours de controverse, Autres œuvres de controverses), 1997.

VII. Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (1. Adresse au Roi et au lecteur, Préface, Texte des Discours), texte établi et annoté par Marie Join-Lambert et Rémi Lescot, 1996

VIII. Discours de l’état et des grandeurs de Jésus (2. Narré, Approbations, Élévations, Vie de Jésus), Mémorial de direction, Élévation vers sainte Madeleine, texte établi et annoté par Joseph Beaude, Blandine Delahaye, Marie Join-Lambert et Rémi Lescot, 1996

Correspondance du cardinal de Bérulle, éd. Jean Dagens, Paris-Louvain, DDB-Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique, 3 vol., 1937-1939.

b) Secondaire

Richard Cadoux, Bérulle et la question de l’homme. Servitude et liberté, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2005. L’intuition de fond de cette thèse de doctorat est claire. Toutefois, elle manque de systématicité, est peu argumentée et peu problématisée.

Pascal Ide

[1] Le château intérieur, Septièmes demeures, chap. iv, n° 8.

[2] Traité de l’amour de Dieu, L. XII, chap. x.

[3] Henri Gouhier, « Note sur l’antihumanisme. À propos de Bérulle », Études sur l’histoire des idées en France depuis le xviie siècle, Paris, Vrin, 1980, p. 177-183, ici p. 180.

[4] Vie de Jésus, chap. xxviii, OC, tome VIII, p. 299.

[5] Cf. Henri de Lubac, Surnaturel, Paris, Desclée, 1991, p. 162-163 ; Augustinisme et théologie moderne, Paris, Aubier, 1965, p. 290.

[6] Narré, § xxvi, OC, tome VIII, p. 45.

[7] Œuvres de piété 180, § ii, OC, tome IV, p. 39.

[8] Œuvres de piété 308, OC, tome IV, p. 379.

[9] Grandeurs, Discours II, § v, OC, tome VII, p. 93.

[10] Pascal et saint Augustin, Paris, Albin Michel, 1995, p. 22.

[11] Essais, L. I, chap. i, in Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1962, p. 13.

[12] Cf. par exemple Grandeurs, Discours III, § iv, OC, tome VII, p. 138-139.

[13] Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Paris, DDB, 1952, p. 54. Cf. aussi Etienne Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, Vrin, 1914, p. 170.

[14] Œuvres de piété 248, § i, OC, tome IV, p. 193.

[15] Richard Cadoux, Bérulle et la question de l’homme, op. cit., p. 93.

[16] Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de Religion jusqu’à nos jours, Paris, Armand Colin, 12 volumes et Index, 2ème éd., 1967-1969, tome III, 1ère partie : L’École française, p. 125.

[17] Richard Cadoux, Bérulle et la question de l’homme, op. cit., p. 171-173.

[18] « Vœux ou élévations à Dieu sur le mystère de l’Incarnation », Grandeurs, OC, tome VIII, p. 59.

[19] Œuvres de piété 196, OC, tome IV, p. 71.

[20] Grandeurs, Discours VIII, § xi, OC, tome VII, p. 328.

3.8.2018
 

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