Pour sembler divergents (1), Les fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes (1915-1980) [1] et la métaphysique de l’amour présentent de secrètes connivences (2).
1) Divergences
Comment les fragments d’un discours amoureux peuvent-ils rencontrer une perspective métaphysique de l’amour qui se résout non point dans le dire, mais dans l’être (vécu) de l’amour, et dans une visée non point fragmentaire, mais totale, ce qui ne veut surtout pas dire totalisante ? De prime abord, tout semble les opposer : les présupposés, le contenu et la forme.
Les présupposés bien connus de Barthes sont structuralistes (donc immanentistes, anhistoriques, systémiques jusqu’à déconstruire l’esprit et le sujet), psychanalytiques freudo-lacaniens (même si Barthes entretient avec cette discipline des relations ambivalentes, nous y reviendrons), matérialistes, donc athées – ce qui ne l’empêche pas, à l’instar de Lacan, de se passionner, pour telle ou telle figure mystique, telle celle d’Ignace, mais accolée à son contraire [2]. Notre approche, elle, se veut métaphysique (visant à réconcilier la métaphysique de l’être et la métaphysique de l’esprit) et entre en dialogue, selon une induction scalaire, tant avec les sciences de la nature et l’anthropologie sociale qu’avec la théologie.
Le fond est l’amour, entendu comme sentiment amoureux et interprété comme signe (discours), mais aussi, partiellement comme symptôme (lapsus) – et c’est ici que la psychanalyse rentre en jeu, mais au titre du vécu plus que de la grille d’interprétation (même si cette distinction est refusée par Barthes). Pour nous, le sentiment d’amour et, plus encore, la passion d’amour, n’est qu’une des figures de l’amour et même de l’érôs, quoiqu’elle porte en promesse ce que vit et attend l’amour-don, sans que l’on puisse voir dans cette continuité une univocité. Nous aurons l’occasion de voir que le pessimisme barthésien, l’illusion du langage amoureux, son « gâchis [3] » comme discours adéquat naît non pas tant d’une déconstruction que d’une idéalisation.
Quant à la forme, enfin, le parti pris (sans trait d’union) de l’approche barthésienne est celui du fragment, de la répétition – « palinodie [4] » –, de l’ordre alphabétique (c’est-à-dire arbitraire) – du moins si l’on en demeure au livre à succès immédiat (pas moins de cent mille exemplaires vendus l’année de sa parution, 1977), et que l’on ne remonte pas à ce qui en fut la source, le séminaire qui s’est tenu à l’École pratique des hautes études pendant deux années (1974-1975 et 1975-1976), et dont le texte fut publié à titre posthume. En regard et tout à l’opposé, notre propos se veut ordonné selon une trajectoire linéaire et donc jamais itérative, plus, organisé en chacune de ses parties selon une méthodologie qui, étant structurante, est intentionnellement répétitive.
2) Convergences
En réalité, les incidences importent plus que les résistances et les convergences que les divergences. La lecture attentive de Barthes est riche d’enseignements et féconde en croisements avec une métaphysique de l’amour. Là encore triplement, quant à la méthode, la perspective et le contenu.
a) La méthode
Quoi qu’en disent les interprètes trop marqués par une épistémologie sceptique du clivage signifiant-signifié, réel-imaginaire-symbolique, Barthes procède, plus ou moins explicitement, à des inductions. Celles-ci sont beaucoup plus longues et explicites dans les Séminaires que dans les Fragments qui ont illégitimement oublié les échafaudages ayant permis la construction du discours [5].
Cette induction joint, certes, les œuvres littéraires (au premier rang desquelles Les souffrances du jeune Werther, plus que La recherche ou La Gravida de Jensen) et les œuvres philosophiques (à commencer par le Platon du Phèdre et plus encore du Banquet). Mais aussi, et c’est inattendu, la propre vie de Barthes, c’est-à-dire son expérience vécue de l’amour et de l’amitié. D’ailleurs, cette expérience un minimum thématisée n’est pas seulement présente dans tout discours sur l’amour, mais se doit de l’être chez le structuraliste qui se refuse à la distinction entre texte et métatexte en général et celle entre discours amoureux et discours sur le discours amoureux en particulier. En fait, l’étonnant n’est pas qu’elle entre comme composante de l’induction (comment parler de l’amour, de la connaissance, de la vie, etc., sans en avoir l’expérience ? Et comment alors faire fi de celle-ci ?), mais que nous puissions savoir quelque chose de l’amour, plus, le connaître. L’éditeur a, en effet, retrouvé la trace de cette expérience passionnelle dans un « document exceptionnel », « une sorte de journal intime ou de journal amoureux » conservé dans les archives à l’IMEC [6]. Une partie intitulé « Chronologie » fut rédigée entre le 20 septembre 1974 et le 1er février 1976, donc débute quelques mois avant le premier séminaire et s’achève au début du second. Par ailleurs, chacune des doubles pages (il y a en tout 23 pages) manuscrites sont divisées en 4 colonnes : la première mentionne une succession de dates ; la deuxième, intitulée « Récit » rapporte brièvement des événements rapportés à des personnes désignées le plus souvent par la seule initiale de leur prénom ; la troisième est nommée « Figure » et la dernière « Enseigne ». Par exemple, l’on trouve successivement : la date du 20 septembre ; « Attendant les téléphones de X, à Urt » ; « Dépendance » ; « Je n’ose sortir de peur… ». Or, ces dernières catégories se retrouvent et dans le séminaire et dans le cours. Claude Coste interprète cette découverte de très grand intérêt à partir d’une grille structuraliste autant que psychanalytique : « Le travail de Roland Barthes nous rappelle que chaque étape d’une vie est un peu le lapsus de la précédente […]. De la vie à l’écriture, c’est toujours la même parole […]. Vivre ou écrire, il n’est plus besoin de choisir [7] ».
Pour notre part, nous lisons en ce fait non pas d’abord la critique éminemment structuraliste de l’opposition dualiste de la vie et de l’œuvre, mais le topos de l’induction dont nulle intelligence humaine – qui se lève à l’ombre non seulement de la raison mais de la sensation : « Nihil in intellectu… » – ne peut faire l’économie.
b) La perspective
La forme fragmentaire provient d’un refus très net d’un discours scientifique sur l’amour [8]. Si, peut-être, Roland Barthes accepterait d’élaborer une science du signe, en revanche, il congédie tout projet d’une science de l’amour. Autrement dit, ce discours ne s’identifie donc pas à une sémiologie. Notre auteur prend d’ailleurs le temps d’expliquer ce veto, lorsque, à la jointure du premier et du second séminaire [9], il s’interroge sur le texte qui va se substituer au roman de Gœthe et émet l’hypothèse qu’il s’agisse du Banquet – qu’il finira par récuser, malgré sa « réelle ampleur théorique [10] ». L’on s’attend à l’argumentation quelque peu controuvée (et d’ailleurs paradoxale, puisqu’elle présuppose in actu exercito l’universel qu’elle nie in actu signato) de la singularité ineffable de chaque amour, ou du clivage entre le vivre affectif et le dire informatif (qu’il y a-t-il de commun entre ce que j’éprouve en moi-même et ce que je prouve dans les mots ?). Or, si elle n’ignore pas ces lieux communs de la post-modernité que sont l’incommunicabilité – « le mot ‘souffrance’ n’exprime aucune souffrance [11] » – et le perspectivisme – « Il voudrait bien savoir ce que c’est [l’amour], mais étant dedans, il [l’amoureux] le voit en existence, non en essence [12] » – sur fond de fascination pour la mort du sujet et de fascisation de la langue, l’argumentation de Barthes est tout autre. Employant un symbole spatial qui lui est quelque peu étranger, l’amour, loin d’être en-deçà de l’épistémè, lui est au-delà et échappe à celle-ci par en haut.
En effet, si – seconde audace – je systématise le propos, je dirais que l’opposition barthésienne réside en trois tensions. Le discours scientifique vise le vrai qui coïncide avec sa santé : « l’amour vrai, c’est l’amour ‘sain’, ‘non névrotique’ », etc., bref celui du « couple qui se supporte : couple marié [13] ». Or, autant les cinq premiers discours du Banquet cherchent à définir l’amour (donc sa vérité), autant Diotime-Socrate abandonne ce projet conceptuel, en proposant « un discours intermédiaire (ambigu) » « sur l’Amour, dieu intermédiaire [14] ». Ensuite, le concept de l’amour vise la norme ou la valeur, notamment dans le « plaqué psychanalytique [15] » : si le mérite de la psychanalyse est d’oser parler de cette passion, son risque est de l’enserrer dans un maillage serré de normativité et de normalité : « La psychanalyse elle-même n’a pu parler de l’amour qu’en termes de valeur : le bon, le vrai amour/le mauvais, l’amour-passion [16] ». Or, justement, Barthes n’emploie les catégories freudo-lacaniennes que pour s’en affranchir : celui qui a suivi une psychanalyse avec Lacan écrit un « livre sans concepts, presque sans idées, plus proche du romanesque [17] » et surtout au près du vécu signifiant de l’amour : « Je ne m’aventurerai pas longtemps dans le champ psychanalytique, car ce qui nous occupe surtout c’est la ‘conscience (l’imaginaire) du discours amoureux, non la ‘réalité psychique’ de son état [18] ». Enfin, derrière cette double transgression du vrai et du bien, l’on rencontre celle de la borne : le discours scientifique définit, donc finit ; or, l’amour échappe à la limite. Là encore, tout est dit, au second degré, dans la structure narrative du discours platonicien : non seulement Diotime déborde les propos des cinq complimenteurs qui la précède, mais même ce dernier discours – « je n’aime pas […] Socrate » parce qu’il a « fermé le sens […] en faisant coïncider l’interdit de sexe avec la loi morale [19] » – qui a troqué la définition contre l’ascension (la dialectique ascendante vers le Beau en soi), s’excède en direction de celui qui entre dans un tout autre langage, l’éloge : « Alcibiade fait l’éloge de Socrate, c’est-à-dire de l’amoureux parfait [20] ». L’éloge ou eu-loge : non plus la parole sur le bon, mais la bonne parole…
Comment mieux dire que l’amour est de l’ordre de l’excessus ou plutôt est structuré par le dipôle pulsatile du fini et de l’infini ? Ainsi, en épousant au plus près le phénomène amoureux (qui est très sensible à l’approche sartrienne et l’approche husserlienne qui, toutes deux, accordent une grande place à la phénoménologie du vécu amoureux), notre auteur ne peut que rejoindre le mystère même de l’amour et en exprimer l’une des lois les plus fondamentales (sinon la plus primordiale) : la rythmique propre à la limite de sa bénédiction et de son impatience – qui se prolongent, selon les registres où elle se projettent, dans celle du discret et du continu, celle de la substance et de l’acte, celle du don à soi et du don de soi, etc.
c) Le contenu
Les convergences concernent enfin le contenu. Ici, l’entreprise est presque infinie (sic !). Nous nous bornerons à quelques thèmes barthésiens qui confirment notre propos si évidemment disparate, tout en le fécondant.
Sans le dire, mais sans doute pas sans le savoir, Barthes retrouve la distinction des deux formes d’amour qui traverse l’histoire des idées, de l’Antiquité à aujourd’hui : amitié utile et agréable versus amitié vertueuse (Aristote) ; amour de convoitise versus amour d’amitié (Thomas d’Aquin) ; amour captatif (imaginaire, fusionnel) versus amour oblatif (symbolique, différencié) (Lacan) ; norme utilitariste versus norme personnaliste (Wojtyla). En effet, l’on sait la place qu’occupe la distinction structurante autant que structurale entre les deux termes grecs translittérés de catalepsis et cataleipsis [21]. La catalepsie est « une illusion de logique, de science, de méthode : le Tout [22] », alors que « la cataleipsis est action de laisser derrière soi : reste, sur-plus, déchet, ce qui échappe à la prise, trou [23] ». Bref, plus que ce que le tout est au trou, la première est à la seconde ce que la « prise » est à la « déprise [24] » – ou, pour reprendre une image stoïcienne affectionnée par Barthes, ce que le poing fermé est à « la main ouverte » ou plutôt « à moitié ouverte [25] ». Or, l’amour archaïque saisit son objet (aimé), alors que l’amour authentique se laisse saisir par le sujet (aimé). Voilà pourquoi Barthes préfère le fragment qui ouvre à une certaine la contemplation, en tout cas un donné échappant à la mainmise, et la science qui, selon lui et non sans pessimisme réducteur, relève du concept (qu’il faudrait écrire Be-griff), donc de la prise, de l’emprise et de la saisie.
- Bien entendu, cet anti-Barth qu’est Barthes parle non de l’amour-don, mais du sentiment amoureux ; bien entendu aussi, il considère celui-ci à travers la sexualité et son rejeu archaïque. Cette double restriction le rend d’autant plus lucide sur les illusions et les souffrances de l’amour. Il est donc très significatif que, dans une même page, il fasse se succéder « Souffrance » et « Zazen » [26]. Il invite ainsi les deux grandes tentations qui structurent la géographie terrestre (Occident-Orient) et font osciller l’histoire elle-même mondiale : l’amour à mort et la mort de l’amour (cf. ème méditation).
- L’on sait l’omniprésence obsédante de l’absence dans les Fragments : le discours amoureux est une parole adressée à un interlocuteur qui ne cesse de se dérober. Si, défaitiste, Barthes fait de cette absence le quotidien indépassable, « écorché [27]» de l’amour, jusqu’à la crise en forme d’impasse, c’est-à-dire la « catastrophe [28]» désespérée, il permet de conjurer un discours ingénument optimiste qui relèguerait la souffrance jusqu’au non-sens de l’absence dans les seules marges de la tragédie (notamment celle de l’infidélité et de l’ingratitude). Or, notre parcours fait de cette absence une réalité doublement structurante : synchroniquement, dans le mystère (au sens métaphysique le plus rigoureux, qui renvoie à notre constitution ontophanique) d’une altérité qui échappe à toute compréhension et toute préhension (et d’ailleurs redouble un autre mystère, plus inaperçu, celui de notre moi) ; diachroniquement, et par voie de conséquence, dans le drame né de l’incommensurabilité de l’autre qui, seul, peut éclipser la double tentation de la fusion (l’illusion du « je » augmenté) et de la fission (la juxtaposition du « je » et du « tu ») pour déboucher sur la communion festive du « nous ».
Autrement dit, à l’excès tragique – « l’énamoration est un drame [29] » au sens nietzschéen qui vaut tragédie – d’un propos qui fait de l’absence la première et la dernière parole de et sur l’amour, nous substituons une érodramatique qui en fait une parole intermédiaire, c’est-à-dire médiatrice, entre le festival acédique – dans « le malheur amoureux » entre « de l’ennui, de la lassitude […], du désespoir [30] » –, son envers qu’est la défaite « ascétique [31] », et la festivité eschatologique – « Il fallait festoyer » (Lc 15,32).
Pascal Ide
[1] Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977 (cité Fragments) ; Le discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études. 1974-1976, suivi de Fragments d’un discours amoureux (pages inédites), éd. Claude Coste, coll. « Essais », Paris, Seuil, 2007 (cité Le discours amoureux).
[2] Cf. Id., Sade, Fourrier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, coll. « Points Essais » n° 116, 1980.
[3] Fragments, p. 134.
[4] Le discours amoureux, p. 323 s.
[5] Tant d’œuvres philosophiques ne donnent plus à voir les humbles médiations concrètes et les si nécessaires données pour élaborer concepts et jugements, et ne laissent plus en place que des concepts brillants plus que brûlants. S’ils sont moins aisément critiquables, ils sont aussi plus arbitraires. En perdant leur connexion à l’expérience originaire qui les a vus naître, ils perdent aussi leur vitalité, au sens où, selon un commentaire autorisé de Thomas sur la parole de Jésus à la Samaritaine à propos de « l’eau vive » (Jn 4,10) : « L’eau non vive est celle qui n’est pas en continuité avec son principe, d’où elle jaillit [non continuatur suo principio unde scaturit], mais qui, provenant de la pluie ou d’une autre origine, est recueillie et conservée, séparée [separata] de son principe, dans des fossés ou des citernes. L’eau vive, au contraire, est celle qui coule en continuité avec son principe [quae suo principio continuatur, et effluit] » (S. Thomas d’Aquin, Lectura in Ioannem, cap. 4, n° 577, Commentaire sur l’évangile de saint Jean, trad. sous la dir. de Marie-Dominique Philippe, Paris, Le Cerf, 2 vol., tome 1, 1998, p. 268). Dans les catégories de la métaphysique du don, l’eau vive voit le don 1 s’attarder dans le don 2.
[6] Claude Coste, « Préface », Le discours amoureux, p. 41-42.
[7] Ibid., p. 42-43.
[8] Cf., par exemple, Le discours amoureux, p. 673 s.
[9] Cf. Le discours amoureux, p. 332-334.
[10] Ibid., p. 340
[11] Fragments, p. 133.
[12] Le discours amoureux, p. 621.
[13] Ibid., p. 624.
[14] Ibid., p. 333.
[15] Ibid., p. 391.
[16] Ibid., p. 333.
[17] Claude Coste, « Préface », Le discours amoureux, p. 19.
[18] Figure 37, « Fou », cité par Claude Coste, Ibid., p. 39-40.
[19] Ibid., p. 341 et 343. Désormais, tout ce qui est souligné l’est par l’auteur.
[20] Ibid., p. 333.
[21] Ibid., p. 321. Cf. note 1.
[22] Ibid., p. 327.
[23] Ibid., p. 328.
[24] Ibid., p. 328, note 1.
[25] Ibid., p. 392-393.
[26] Ibid., p. 657 et 658.
[27] Fragments, p. 129.
[28] Ibid., p. 71.
[29] Ibid., p. 128.
[30] Le discours amoureux, p. 657.
[31] Fragments, p. 49.