« À la croisée des mondes. Une haine de l’Origine », Il est vivant !, 245 (janvier 2008), p. 44-45
IEV. La boussole d’or, film tiré de À la croisée des mondes de Philip Pullman et sorti pour les fêtes de Noël, raconte l’histoire d’une orpheline rebelle de 12 ans, Lyra, qui vit à Jordan College, un établissement de l’Université d’Oxford, dans un monde parallèle un peu différent du nôtre. Un organisme gouvernemental du nom du Magisterium y cherche à dominer le monde, notamment en enlevant des enfants. Lorsque Roger, le meilleur ami de Lyra, disparaît à son tour, la petite fille jure d’aller le chercher, jusqu’au pôle nord. Pourquoi s’émouvoir d’un film fantastique de plus qui semble croiser Harry Potter (le collège anglais), Le Seigneur des Anneaux (le monde menacé par une sombre puissance), Les chroniques de Narnia (le monde parallèle, l’héroïne comme petite fille affrontant le mal) ?
- PI. Permettez-moi de partir du roman. Même s’il en édulcore l’idéologie pour élargir le public, le film de Chris Weisz lui est fidèle en son fond. De plus, il faut parcourir l’intégralité de cette trilogie fantastique dont n’est pour l’instant filmé que le premier volet pour déchiffrer la vision et l’intention de l’auteur.
IEV. On accuse le livre, comme le film, d’être anti-chrétien.
- PI. D’abord, comme toujours, reconnaissons le positif. Au plan narratif, la saga de Pullman jouit d’une réelle rigueur de construction, d’un sens aigu de l’action, d’une incontestable créativité et d’un style qui charme l’imagination. Au plan humain, le récit présente de justes notations sur la vie, la juste façon de grandir pour un pré-adolescent ; face à des situations difficiles, les héros (Lyra et, dans les deux autres volets, Will) font preuve de courage et aussi de prudence. Ils iront même jusqu’à se sacrifier. Mais nous reviendrons sur ce point.
Ensuite, il me semble qu’il faut élargir la perspective pour bien comprendre les présupposés de la vision de Pullman, bien plus toxique qu’il n’y paraît. Pour moi, cette saga pose trois types de question. Au plan psychologique d’abord. On présente presque toujours Lyra comme une orpheline.
IEV. Mais c’est faux ! Elle a des parents, Lord Asriel et Marysa Coulter.
- PI. Pourtant, au fond, elle vit comme une orpheline. De fait, son père ne lui manifeste aucune affection ; plus encore, il la méprise. Et sa mère, qu’elle n’appelle d’ailleurs jamais « maman », s’avère être une personnalité cruelle et cupide. De son côté, Will est réellement orphelin de père et prend totalement en charge une mère aliénée qu’il aime mais dont il ne reçoit en retour pas d’affection. Dans les deux cas, le résultat est identique : l’absence structurante de relation filiale.
IEV. Et revoilà Harry Potter : comme lui, Lyra et Will sont orphelins et résilients (1).
- PI. La ressemblance n’est que superficielle. En effet, pour se structurer, l’enfant ou l’adulte doit aussi rencontrer des tuteurs de résilience. C’est le rôle joué par Dumbledore aux côtés de Harry Potter. Certes, multiples sont les figures paternelles et maternelles de substitution auprès de Lyra et Will (de l’ours Iorek Byrnison à la sorcière Serafina Pekkala, etc.). Il demeure que c’est seulement en eux-mêmes que les enfants doivent puiser leur énergie pour survivre et affronter une mission les dépassant totalement. C’est par exemple de sa propre initiative que Lyra découvre son talent pour lire l’aléthiomètre et le développe
IEV. Et le dæmon, cette superbe trouvaille de Pullman ? Cette espèce d’animal qui fait partie de la personne elle-même, change d’apparence quand elle est encore enfant et se fixe à l’âge adulte, ne joue-t-il pas ce rôle parental ?
- PI. Si, justement. Le dæmon cumule les dimensions maternelle – la capacité de (p)ressentir et de deviner tous les besoins – et paternelle – la capacité d’échanger et de prendre du recul. En même temps, il présente tous les traits d’un alter ego, d’une âme-sœur. Il se substitue donc à la présence parentale tout en déniant la différence des générations. Nous touchons ici au cœur. Derrière cette suspicion à l’égard des parents se dessine un soupçon plus général à l’égard de l’origine. Un signe doit attirer l’attention. Le roman se fonde sur la présence de mondes parallèles. Cette multiplication des univers signifie leur équivalence et la disparition de l’origine unique. En regard, pensons à l’importance de la Comté dans le Seigneur des Anneaux…
IEV. Autrement dit, Will et Lyra ne sont pas d’abord des résilients mais des déracinés.
- PI. Exactement ! Ce qui conduit à ma seconde interrogation. Une anthropologie de la déliaison n’est pas sans incidence sur l’éthique. Sans un arrimage à l’origine, il n’est pas de destination, donc pas de loi structurante. Or, de fait, les enfants transgressent allègrement les interdits. D’abord, le mensonge. Lyra est une menteuse invétérée.
IEV. Mais le roman le souligne à maintes reprises.
- PI. Certes, mais sans jamais porter un jugement de valeur. Il est seulement dit qu’il est plus ou moins facile de mentir selon l’interlocuteur… Mais une autre faute, encore plus grave, est excusée : le meurtre. L’euthanasie de la sœur de Serafina et le suicide de M. Paradisi sont justifiés. Le tout sur fond de vengeance omniprésente.
IEV. Ce refus de deux commandements du Décalogue (« tu ne mentiras pas », « tu ne tueras pas ») ne tient-il justement pas à la critique acerbe contre l’Église et toute forme de religion ?
- PI. Nous arrivons à la troisième question. C’est le point sur lequel ont porté les craintes, justifiées, de bien des chrétiens. « Philip Pullman exprime pour la religion dans sa trilogie » « une haine passionnée », écrit Nicholas Tucker dans son ouvrage Rencontre avec Philip Pullman (p. 136), et cette haine se concentre sur l’Église catholique (le Magisterium). Elle s’inscrit d’ailleurs encore dans cette ingratitude à l’égard de l’origine, ici divine.
Mais il y a plus. La croisée des mondes est sous-tendue par une vision panthéiste et gnostique : omniprésence de l’énergie ; la Poussière comme principe d’unification de la matière et de l’esprit ; la dissolution en elle comme forme suprême de bonheur (cf. encadré) ; l’acquisition de la connaissance (et non de l’amour) comme cause du salut ; etc.
IEV. Mais revenons au sacrifice final des deux héros (chacun partant dans son monde pour éviter la perte de la Poussière) : n’est-il pas un suprême acte d’amour ?
- PI. En fait, il interdit à tout jamais la communion qui est le fruit même de l’amour. Quelle désespérance ! Comment, sans principe transcendant, sans Dieu, surmonter l’essentielle pluralité des mondes et des êtres ?
IEV. Alors, peut-on ou non aller voir ce film ?
- PI. Comme le Da Vinci Code – et pour des raisons qui ne sont pas si éloignées –, ces nocives anti-chroniques de Narnia sont à éviter absolument. D’autant que le site officiel dit que ce film, par ailleurs violent, est visible dès 6 ans ! L’esprit se nourrit d’abord d’images. Il n’est pas anodin de se laisser imprégner par des représentations qui forment autant d’anti-corps contre la religion en général et la foi catholique en particulier. Enfin, n’oublions pas le mot du pape Jean XXIII : « Acheter un ticket de cinéma, c’est mettre un bulletin de vote dans l’urne ».
(1) Cette notion, popularisée par l’éthologue Boris Cyrulnik, décrit le processus par lequel des enfants traumatisés, au lieu de se laisser dériver, rebondissent.
Encadré
« La mort est décrite comme un procédé joyeux de réintégration à la Poussière plutôt qu’à une quelconque idée chrétienne de Dieu. Cette croyance n’est pas loin du panthéisme […]. La notion de Poussière développée par Pullman s’apparente à une approche mystico-écologique de la terre. Selon cette hypothèse, le monde, comme la Poussière, a toujours été un organisme vivant avec ses besoins et ses sensations propres » (Nicholas Tucker, Rencontre avec Philip Pullman, Gallimard, p. 146-147).