Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature III-3 Les philosophies de la nature à l’ère scientifique moderne. Husserl, Henry et Bergson

Chapitre 3

Les philosophies de la nature du xxe siècle en marge des nouvelles théories physiques

Je dis bien : en marge. En effet, les philosophies qui seront évoquées n’ont pas été pen­sées avant les grandes révolutions scientifiques qui ont marqué le début de ce siècle, mais pendant ou après. Cependant, pour des raisons variées, leurs auteurs ne les ont pas intégrées. En revanche, au chapitre suivant, j’évoquerai trois exemples de philosophies de la na­ture qui ont intégré ces apports scientifiques décisifs, du moins les deux théories de la relativité et de la mécanique quantique.

L’on peut répartir ces différentes cosmologies selon les grands courants philosophiques entre lesquels se réfractent la philosophie contemporaine : phénoménologie, herméneutique, philosophie analytique, spiritualisme et déconstruction. Réservant à un chapitre ultérieur le dernier courant (en l’illustrant avec Gilles Deleuze) et en mettant entre parenthèses l’herméneutique qui n’a pas encore construit une réflexion autre que préparatoire, c’est-à-dire épistémologique, sur la nature [1], nous exemplifierons phénoménologie (Husserl, Henry et Heidegger), spiritualisme (Bergson et Blondel) et philosophie du langage (la narrativité).

A) L’approche phénoménologique de la nature

Jean Ladrière assigne différentes raisons au renouveau d’intérêt pour la philosophie de la nature aujourd’hui. Les unes sont d’ordre scientifique : l’évolution des sciences de la nature a bouleversé les fondements classiques de la vision moderne de la nature. Or, « il y a, dans les suggestions que propose la science, des indications qui viennent à la ren­contre des préoccupations issues des transformations intervenues dans la philosophie elle-même [2] ».

Les autres sont d’ordre technique. On en est aujourd’hui venu à parler de « techno-science ». Aujourd’hui, un univers d’artefacts nous interdit de toucher la nature en sa pure extériorité, comme une donnée absolue, mais la redonne à travers les interprétations que véhicule la médiation d’une culture.

Les dernières sont d’ordre philosophique, et voilà où je voulais en venir. En effet, ce re­nouvellement est lié, selon Ladrière, notamment à la phénoménologie qui a revalorisé, contre l’idéalisme, l’être-au-monde de l’homme ; or, la nature fait partie de cet enracine­ment de l’homme dans le monde. On le voit dans les œuvres de Husserl : La terre ne se meut pas, L’origine de la géométrie ou Krisis ; ou de Merleau-Ponty, comme Le visible et l’invisible. Tout ce changement est finalement induit par le projet de revenir aux « choses-mêmes », qui est le mot d’ordre même de la phénoménologie.

1) Le diagnostic de la phénoménologie ou la crise de la (con)science euro­péenne selon Edmund Husserl I

Krisis, titre abrégé pour La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, datant de 1935-1936, est comme le testament d’Edmund Husserl [3]. Le fondateur de la phénoménologie s’y propose une relecture non seulement de l’entre­prise de la phénoménologie mais de toute cette Odyssée du Savoir retournant en soi qu’est l’histoire de la philosophie occidentale moderne. Cette relecture est une décons­truction qui manifeste que la Lebenswelt moderne s’est scindée en Welt et Leben, de sorte que le Welt, le monde devient une constitution et la Leben, la vie, une égologie ab­solue.

a) Circonstances et projet

Au début de ce siècle et déjà à la fin du siècle dernier, on voit apparaître une crise des fondements de la science (Krisis). Par exemple, les mathématiques se trouvent confron­tées avec des paradoxes fort embarrassants. Cette question amène déjà la constitution de la théorie des ensembles par Cantor, et elle conduira, via le souci d’HiIbert d’établir les mathématiques sur un socle définitif, jusqu’à l’énoncé du principe de limitation des systèmes formels par Kurt Gödel. On pourrait en dire autant en physique fondamentale.

Or, cette crise des sciences présente une grande importance. Elle est symptomatique, estime Husserl, d’une crise beaucoup plus générale, celle de la culture et de la culture européenne. Il précise : c’est une Lebenskrisis, une “crise de la vie”. Confirmant la remise en cause de la bifurcation par Whitehead, Husserl s’interroge sur la séparation entre les sciences de la nature et la vie (entendez la vie humaine). En effet, pour Husserl, la vie est liée à un enracinement, à un fondement ; or, il y a maintenant une coupure entre d’une part les superstructures scientifiques et culturelles, d’autre part la vie. Il faut réconcilier la raison et la vie, le formel et le contenu. Un bon exemple en est fourni par l’informatique qui s’occupe de tout le formel en axiomatique, mais non du cœur qui est le sens.

L’ouvrage se déploie en trois parties. La première est une introduction du thème de la double crise des sciences et de la vie. La seconde est une clarification originaire (Ursprungsklärung) de l’opposition moderne entre l’objectivisme physicaliste et le sub­jectivisme transcendantal. D’un côté on voit se constituer le domaine d’objectivité des sciences de la nature ; de l’autre, se constitue la subjectivité comme sujet transcendantal, à partir du cogito cartésien jusqu’à Kant, via la philosophie anglaise, Locke, Berkeley et Hume. Le travail de Husserl est d’abord historique et génétique. La troisième partie, en­fin, de loin la plus longue, introduit au projet de la phénoménologie transcendantale pré­sentée comme tentative philosophique pour surmonter la crise déjà décrite.

Cette solution nous semble illusoire car elle demeure tributaire de l’idéalisme et donc demeure prégnante du dualisme mortel ici dénoncé. Mais si nous refusons le remède, nous gardons le diagnostic. Il est hors de question de reprendre le détail des dévelop­pements minutieux de Husserl. Je m’aiderai d’une conférence donnée au cercle culturel de Vienne les 7 et 10 mai 1935, intitulée « La philosophie dans la Crise de l’humanité eu­ropéenne » et reprise sous le titre, « La crise de l’humanité européenne et la philosophie ». [4]

écrit par un Husserl malade, dans une Allemagne nazie encore plus malade, Krisis en général et la conférence en particulier ont l’allure d’une démarche médicale. De même qu’il existe une pathologie individuelle, de même il existe une maladie au niveau des communautés et des États. Autrement dit, si le corps est parfois pathologiquement altéré et parfois guéri, pourquoi l’esprit ne le serait-il pas malade et ne pourrait-il bénéficier de l’apport d’un remède ? De la démarche médicale, celle de Husserl adopte le double temps structurant : 1. le diagnostic [5] ; 2. le remède.

b) Diagnostic

L’Europe est malade. Ce diagnostic se fonde sur la relecture de l’Odyssée de la raison occidentale, opération de déconstruction qui est devenue familière au lecteur de la fin du xxe siècle.

1’) Le monde antique

La philosophie, la science sont nées chez les Grecs et c’est là que s’est forgée l’iden­tité européenne, son « Telos spirituel », comme dit Husserl. Or, celui-ci consiste précisé­ment dans « l’idée infinie, sur laquelle, de façon cachée, l’ensemble du devenir de l’esprit veut pour ainsi dire déboucher [6] ». Cette infinité est donc la marque propre de l’esprit européen. Attention, il ne s’agit pas seulement de l’infinité mathématique ou de l’infinité divine, mais de l’infini tel qu’il se déploie en tous domaines, de manière analogique : des tâches infinies, des normes universellement valables, les principes absolus, etc. Ce sens de l’infini instruit une nouvelle sorte d’attitude à l’égard du « monde-ambiant » (la Lebenswelt husserlienne), par exemple la recherche d’une science universelle, qui em­brasse le tout de l’étant, etc. Bref, l’infini impose comme une forme, au sens hégélien du terme, à tous les contenus de la culture et la bouleverse de l’intérieur. Ce sens de l’infini, ce fait qui oriente comme une norme de l’intérieur la vie intentionnelle des personnes, des institutions et des disciplines est donc « le proto-phénomène de l’Europe spirituelle [7] ». Voilà pourquoi « il y a dans l’Europe quelque chose d’un genre unique [8] ». Elle constitue « une humanité particulière, qui, vivant dans la finitude, projette sa vie vers le pôle de l’infinité [9] ».

Il est aisé de démarquer notre Occident européen des autres contrées culturelles. Husserl le fait d’un mot ou plutôt par un double critère : avant l’irruption et le développe­ment de la philosophie grecque, les mondes chinois, indiens, babyloniens, l’humanité vit d’une représentation d’une part imprégnée de motifs mythico-religieux, d’autre part pra­tique, dominée par la praxis ; la science gréco-européenne, la philosophie, quant à elle, se caractérise par le primat accordé et au contemplatif, au thaumadzein, et à la rationa­lité. Désormais, l’homme jeté dans le monde est un spectateur désintéressé. Cette spé­culation fait naître la question nouvelle de la vérité et sa réponse qui est la philosophie ; or, infinie est la requête de sagesse. L’attitude du thaumadzein, de l’étonnement, est donc génératrice d’un comportement, celui de la recherche d’idéaux infinis. En cela, l’Eu­rope offre ce qu’elle a de meilleur aux nations avec lesquelles elle est unie [10] ».

On pourrait en passant se demander pourquoi nous avons si longuement ignoré la maladie de notre monde européen. Notre pratique des sciences exactes nous a défor­més : s’il est possible de traiter de la nature, abstraction faite de l’esprit, si les sciences peuvent, sans errer, étudier la nature en tant que nature, hors l’esprit, l’opération inverse est impossible et létale, car l’esprit est toujours incarné, le spirituel dans l’homme se fonde toujours sur une phusis corporelle.

2’) Le monde moderne

Or, à quoi assiste-t-on aujourd’hui, ou plutôt depuis la Renaissance ? Husserl place la ligne de fracture, le déplacement au niveau même de Descartes, mais il accordera une place croissante à Galilée. Cette crise est non pas une crise de la rationalité, mais d’un certain type de rationalité que l’on peut caractériser d’un mot : objectiviste, naturaliste, scientiste. Mais là encore, sous le chiffre de notre rationalité européenne, c’est l’infini qui joue, sous la forme singulière, particulière de l’infinité physique, corporelle.

Cependant pourquoi la découverte de cette infinité fut-elle si enivrante qu’elle en a fait oublier la sphère de l’esprit ? Husserl l’explique d’abord par une sorte de psychogenèse : l’homme est orienté au monde, car son champ de vie est le monde-ambiant. Or, ce monde est objectif, il a la forme d’existence de la corporéité. Et l’infinité se découvre donc en premier lieu sous la forme mathématique de l’idéalisation de la quantité, de la me­sure. Le matérialisme atomiste que l’on rencontre chez Démocrite le montre bien. À quoi il faudrait rajouter la lecture historique galiléenne et cartésienne qui a privilégié le quanti­tatif.

Or, la science objectiviste ne cesse d’oublier le sujet. En effet, la science explique tout sauf le sujet qui opère la science et ce sujet est « constamment présupposé [11] ». La thé­matique scientifique a oublié le sujet, le monde-ambiant intuitif du subjectif qui fonde tout mais n’apparaît que si on lui prête une attention non objectivisante.

Ce diagnostic vaut aussi pour la psychologie moderne dont on serait en droit de s’at­tendre qu’elle prenne le sujet humain en considération ; or, infectée par la méthode natu­raliste, « à cause de son objectivisme, la psychologie ne peut absolument pas recevoir dans son thème l’âme, c’est-à-dire pourtant l’Ego qui agit et qui pâtit, dans le sens qui lui appartient en propre par essence [12] ». La psychologie psychophysique, les efforts de Dilthey eux-mêmes, si méritoires soient-ils, demeurent englués dans l’objectivisme. Il n’est pas jusqu’à la doctrine de Brentano qui échappe à l’accusation de « naturalisme psychologique [13] ». On connaît ce genre de relecture où la perspective de l’auteur, juge les autres pensées du point de vue de sa particularité, si géniale soit-elle, et les refuse toutes en bloc. En fait, « l’objectivisme naturaliste » est « une tentation naturelle » et constante de l’esprit [14].

Bref, et là est le jugement sans appel de Husserl : « je le dis avec un sérieux total : mon opinion est qu’une science objective de l’esprit, une doctrine objective de l’âme, objec­tive en ce sens qu’elle attribue aux âmes, aux communautés personnelles, une existence à l’intérieur des formes de la spatio-temporalité, une telle science n’a jamais existé et n’existera jamais [15] ». Husserl se refuse à placer une équivalence entre nature et esprit. C’est son immense mérite que d’avoir défendu la spécificité et même la transcendance de l’esprit contre toutes les tentations de dissolution scientiste et matérialiste, ce qui ne signifie surtout pas qu’il tombe dans le dualisme ou qu’il refuse la corrélation causale du corps et de l’esprit, qu’au contraire il affirme [16].

De sorte qu’il serait aisé, mais simpliste de systématiser le diagnostic husserlien en un certain nombre de couples : objectif-subjectif, nature-esprit, fini-infini, primat du corps, de la matière-primat de l’esprit, idéalisme, matérialisme, réalisme-phénoménologie, etc.

c) Remède

Le remède s’identifie à l’entreprise de la phénoménologie intentionnelle dont Husserl est l’auteur et le propagandiste.

En effet, la crise consiste, on l’a vu, en l’oubli de la spécificité de l’esprit, autrement dit du sujet que la connaissance est toujours tentée de réduire à un objet. « Aveuglés par la naturalisme (quelle que soit la force avec laquelle ils l’ont combattu eux-mêmes en pa­roles) les savants dans les sciences de l’esprit ont totalement échoué ne serait-ce qu’à poser le problème d’une science de l’esprit universelle et pure, et dont les questions proviendraient d’une doctrine eidétique de l’esprit purement en tant qu’esprit [17] ». Comment donc retrouver l’idéal grec d’une rationalité effective réalisant l’idée directrice de l’infini ? Que faire ?

Il nous faut l’élaboration d’une méthode effective qui puisse saisir l’essence foncière de l’esprit : non pas d’un esprit qui se retournerait naïvement de l’extérieur vers lui-même, puisque c’est tomber dans les pièges réducteurs de l’objectivisme, mais d’un esprit qui demeure en soi-même et en soi seul, un esprit qui se suffise à lui-même. « La ratio qui est maintenant en question n’est rien d’autre que l’auto-compréhension effectivement uni­verselle et effectivement radicale de l’esprit, sous la forme d’une science universelle res­ponsable [18] ». Or, l’esprit se caractérise par son intentionnalité, selon l’acquis de la phénoménologie transcendantale. Mais ce n’est pas le lieu de le développer. « Aucun énoncé d’expérience immédiat ne me donne un étant en tant que ce qu’il est en-soi, mais bien un «visé» dans la certitude, qui, dans le changement de ma vie d’expérience, doit se conserver [19] ».

En tout cas, Husserl ne veut pas l’abolition des sciences, et encore moins celle de la raison dans laquelle il voit, et c’est l’un des derniers, le spécifique de l’homme : « Selon la bonne vieille définition, l’homme est un animal raisonnable, et en ce sens vaste, le Papou lui aussi est un homme, et non un animal [20] ». La Krisis est un échec apparent de la rationalité, d’une forme qui s’est voulue totalisante, celle d’une raison qui s’est enro­bée dans le « cocon du «naturalisme» et de «l’objectivisme» [21] ». En effet, et c’est par là que Husserl achève sa conférence, « l’esprit seul est immortel [22] ».

d) Confirmation : Ortega Y Gasset

José Ortega y Gasset (1883-1955), philosophe hispanique, fondateur de la IIe République espagnole, est en accord avec la conception husserlienne de la modernité. Il mesure tout ce que la modernité a perdu avec la révolution galiléenne. Dans Au sujet de Galilée [23], il voit dans Galilée, l’homme du changement, « entre deux croyances », et donc « en crise substantielle », plus qu’en Copernic. Aussi, vers 1600, advient le grand tournant qui fait surgir l’homme nouveau, cartésien, intellectualiste, et le remplacement de la foi et de la théologie par la science et l’œuvre de la pure raison. Typique, pour lui, est l’avènement de la devotio moderna : la piété ancienne méprise la nature ; or, la nou­velle dévotion « vit à partir de Dieu, mais en gardant présente devant elle la nature ». Or, en bon disciple de Nietzsche, c’est le vitalisme qui exprime la valeur de l’homme. Ortega, ratiovitaliste jovial, ne nie pas les apports de la modernité qui a permis de sortir du dog­matisme des principes ; mais il voit aussi les effets négatifs, « l’erreur intellectualiste » des années 1550-1650, de l’avènement de l’homo cartesianus.

2) Le danger de la barbarie selon Michel Henry

Dans La Barbarie, le phénoménologue français Michel Henry présente un des exposés les plus simples qui soient de son apport philosophique original. [24]

a) Existence d’une différence entre le savoir scientifique et le savoir de la vie
1’) Preuve par l’histoire des sciences

Ailleurs, il montre l’importance du syndrome galiléen.

a’) La science suppose l’opération subjective qui la produit

Henry en donne trois preuves. « On ne peut passer sous silence l’extraordinaire renver­sement par la phénoménologie husserlienne de ces thèses bien connues qui supportent l’idéologie scientiste et positiviste de notre époque [25]. Les déterminations géomé­triques auxquelles la science galiléenne tente de réduire l’être des choses sont des idéalités. Celles-ci, loin de pouvoir rendre compte du monde sensible, subjectif et relatif dans lequel se déroule notre activité quotidienne, se réfèrent nécessairement à ce monde de la vie, c’est seulement par rapport à lui qu’elles ont un sens, c’est sur le sol in­contournable de ce monde qu’elles sont construites. De ce point de vue si l’on considère la terre non pas comme une planète qui tourne autour du soleil dans les constructions théoriques de la science, mais comme ce sol de toute expérience auquel les idéalisa­tions scientifiques renvoient inévitablement, il faut reprendre la folle sentence de Husserl et dire avec lui : ‘l’Arche-originaire Terre ne se meut pas’ [26] ». Nous étudierons ce texte plus bas.

« D’autre part, en tant qu’idéalités, les déterminations géométriques et mathématiques dont font usage les sciences de la nature supposent l’opération subjective qui les produit et sans laquelle elles ne seraient pas : il n’y a dans la nature ni nombre, ni calcul, ni ad­dition ni soustraction, ni droite ni courbe : ce sont là des significations idéales qui trou­vent leur origine absolue dans la conscience qui les crée au sens strict du mot et qu’on doit appeler à leur égard une conscience transcendantale. Si donc les idéalisations géométriques et mathématiques proviennent de la subjectivité c’est que, loin de réduire celle-ci à n’être qu’une apparence, le monde de la science trouve au contraire en elle le principe qui l’engendre continuellement comme la condition permanente de sa propre possibilité.

« Dans la mesure enfin où le monde de l’esprit, avec ses lois et ses créations propres, repose, semble-t-il, sur une nature, sur une corporéité humaine ou animale, cette nature n’est précisément pas le monde de la science avec ses idéalités abstraites, c’est celui de la vie – un monde auquel il n’est d’accès qu’à l’intérieur d’une sensibilité telle que la nôtre et qui ne se donne jamais à nous qu’à travers le jeu sans fin de ses apparitions subjectives constamment changeantes et renouvelées. L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut juste­ment d’avoir pris le monde mathématique et géométrique, destiné à fournir une connais­sance univoque du monde réel, pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de notre vie subjective.

b’) Or, la vie subjective donne forme au monde de la vie

« Or cette vie subjective ne crée pas seulement les idéalités et les abstractions de la science (comme de toute pensée conceptuelle en général), elle donne d’abord forme à ce monde de la vie au milieu duquel se déroule notre existence concrète. Car une réalité aussi simple qu’un cube ou qu’une maison n’est pas une chose qui existe hors de nous et sans nous, en quelque sorte par elle-même, comme le substrat de ses qualités. Elle n’est ce qu’elle est que grâce à une activité complexe de la perception qui pose, au-delà de la succession des données sensibles que nous en avons, le cube ou la maison comme un pôle identique idéal auquel se réfèrent toutes ces apparitions subjectives. Chaque perception d’une face du cube ou d’une façade de la maison renvoie aux per­ceptions potentielles des autres faces non encore perçues selon un jeu de rapports in­définis. Il en est de même pour tout objet en général, pour toute formation transcendante, laquelle implique chaque fois une opération synthétique spécifique de la subjectivité transcendantale sans laquelle elle ne serait pas.

c’) Objection

« Sans doute dans notre vie quotidienne nous ne prêtons pas attention à cette conscience qui constitue le monde de notre environnement habituel. Nous percevons la maison et sommes inattentifs à notre perception de la maison. Toujours nous avons conscience du monde et jamais conscience de notre conscience du monde. C’est la tâche de la philosophie de porter à l’évidence cette activité inlassable de la conscience qui perçoit le monde, qui conçoit les idéalités et les abstractions de la science, qui ima­gine, qui se souvient, etc., produisant ainsi toutes les représentations irréelles qui ne cessent d’accompagner le cours de notre vie réelle. […] »

2’) Preuve en philosophie

En fait, Michel Henry anticipe un développement futur dans un paragraphe, preuve de ce que sa forme d’esprit est circulaire.

« Si l’on demande alors en quoi consiste cette conscience dont les opérations transcen­dantales constituent les objets du monde de la perception avant de créer les idéalités du monde scientifique, il convient d’abord d’observer que le pouvoir dont il s’agit est le même dans les deux cas, dans la perception la plus simple et la plus immédiate comme dans la visée scientifique la plus élaborée : c’est justement le pouvoir de faire voir, de rendre visible, d’installer dans la condition de la présence. Ce rendre visible est lui-même un faire-venir-devant dans la condition de l’ob-jet, de telle manière que la visibilité en laquelle toute chose devient visible n’est rien d’autre que l’objectivité comme telle, soit l’avant-plan de lumière où se montre tout ce qui se montre à nous – réalité sensible ou idéalité scientifique. La conscience est comprise traditionnellement comme le «sujet», mais le sujet est la condition de l’objet, ce qui fait que les choses deviennent des objets pour nous et ainsi se montrent à nous, en sorte que nous pouvons les connaître.

« Or cette conception implicite de la conscience, c’est-à-dire de la phénoménalité des phénomènes, se retrouve à l’arrière-plan de la plupart des philosophies comme de la science elle-même ». Et Henry va le montrer pour deux philosophes : Kant et Husserl. « Chez Kant, par exemple, qui s’efforce de mettre en évidence la possibilité de l’expé­rience, il apparaît que cette possibilité est celle des objets, soit l’ensemble des conditions (les intuitions de l’espace et du temps et les catégories de l’entendement) grâce aux­quelles des objets peuvent nous être donnés, grâce auxquelles par conséquent nous pouvons nous rapporter à eux et en avoir l’expérience. Cette possibilité de se rapporter à des objets, de se dépasser vers eux afin de les atteindre, c’est, dans la phénoménologie husserlienne, l’intentionnalité, qui définit le fond de la conscience elle-même, son pou­voir de monstration et d’exhibition, soit la phénoménalité même. Il est très remarquable que dans les philosophies qui ont prétendu rejeter les concepts de conscience ou de subjectivité (ou encore dans la pensée antique qui n’utilisait pas ces concepts) ce sont les mêmes présuppositions qui sont secrètement à l’œuvre. Savoir, c’est toujours voir ; voir, c’est voir ce qui est vu ; ce qui est vue, c’est ce qui se tient là devant nous, ce qui est posé devant, c’est l’ob-jet. C’est précisément dans la mesure où il est posé devant, où il est ob-jet, qu’il est vu, connu, en sorte que le savoir, la conscience est cette position-de­vant comme telle, est l’ob-jectivité et ce qui est la fonde ultimement. La mise à l’écart par la phénoménologie post-husserlienne, heideggerienne et post-heideggerienne notam­ment, des concepts de «subjectivité» et de «conscience» est justement le rejet de tout ce qui ne se réduirait pas à cette éclosion primitive du Dehors où se tient l’Objet ». [27]

3’) Conclusion

« Nous avons dit que le trait distinctif du savoir scientifique, c’est son objectivité – et par là on entendait son caractère supra-subjectif et supra-individuel, son universalité. Ce qui est vrai scientifiquement est tel qu’il est reconnu par tout esprit (pour peu que celui-ci ait la compétence requise). Mais l’objectivité du savoir scientifique au sens de son univer­salité repose sur l’objectivité ontologique dont il vient d’être question, sur le fait que ce qui est vrai doit pouvoir être démontré, c’est-à-dire finalement montré, apporté dans cette condition d’être là devant – dans cette condition de l’ob-jet que tout regard pourra décou­vrir, voir, afin d’être assuré de ce qu’il voit. C’est par là que le savoir scientifique est ho­mogène au savoir de la conscience en général et le prolonge simplement, parce qu’il obéit comme lui au télos de l’évidence, c’est-à-dire à un même effort pour porter en pleine lumière devant le regard ce qui dans cette lumière sera clairement aperçu et, de cette façon, indubitable.

4’) Conséquence : la question de la culture

« Le problème de la culture – comme celui corrélatif de la barbarie – ne devient philoso­phiquement intelligible que s’il est délibérément référé à une dimension d’être où n’in­terviennent plus ni le savoir de la conscience ni celui de la science, qui en est une forme élaborée, s’il est mis en relation avec la vie et avec la vie seulement. Telle est la pre­mière implication de l’affirmation selon laquelle la culture est la culture de la vie. Elle ne signifie pas seulement que la culture est l’autotransformation de la vie. Cette autotrans­formation, en effet, ne saurait être aveugle, elle doit, pour autant qu’elle vise un accrois­sement, s’appuyer sur un savoir : c’est donc sur un savoir autre que celui de la science et de la conscience que repose la culture. Ce savoir est justement celui de la vie, laquelle, ainsi que nous l’avons laissé entendre, constitue par essence un tel savoir, étant le fait même de s’éprouver soi-même en chaque point de son être et ainsi cette autorévélation avec laquelle commence et finit la vie.

b) Nature précise de la différence entre savoir de la science et savoir de la vie
1’) Question

« En quoi consiste plus précisément ce savoir originel de la vie sur lequel repose la cul­ture, en quoi diffère-t-il de celui de la conscience et de la science, au point de les exclure de soi irrémédiablement ?

2’) Réponse

« Considérons un étudiant en biologie occupé à lire un ouvrage sur le code génétique. Sa lecture est la répétition par un acte de sa conscience propre des processus com­plexes de conceptualisation et de théorisation contenus dans le livre, c’est-à-dire signi­fiés par les caractères imprimés. Mais tandis qu’il lit et pour que sa lecture soit possible, il tourne les pages du livre avec ses mains, il meut ses yeux afin de parcourir du regard et de recueillir en lui l’une après l’autre les lignes du texte. Lorsqu’il sera fatigué par son effort, il se lèvera, quittera la bibliothèque, empruntera un escalier pour se rendre à la cafétéria où il prendra quelque repos, mangera et boira. Le savoir contenu dans le ma­nuel de biologie et que l’étudiant a assimilé au cours de sa lecture est le savoir scienti­fique. La lecture même de l’ouvrage est la mise en œuvre d’un savoir de la conscience, elle consiste d’une part dans la perception des mots, c’est-à-dire dans l’intuition sensible des traits tracés sur le papier, d’autre part dans la saisie intellectuelle des significations idéales dont les mots sont porteurs, significations qui composent ensemble le sens du livre, soit le savoir scientifique inclus en lui. Le savoir qui a rendu possible le mouvement des mains et celui des yeux, l’acte de se lever, de gravir l’escalier, de boire et de manger, le repos lui-même, est le savoir de la vie.

« Si l’on demande lequel de ces trois savoirs est fondamental, force est de rejeter d’un coup l’ensemble des préjugés de notre temps, à savoir la croyance que non seulement le savoir scientifique est le plus important mais en réalité qu’il est le seul savoir véritable, que savoir veut dire science, c’est-à-dire ce type de savoir mathématique de la nature in­troduit à l’époque de Galilée, et que tout ce qui précède cette venue de la science rigou­reuse en Occident n’a été qu’amas de connaissances inorganiques, pressentiments confus, pour ne pas dire préjugés et illusions. On ne peut oublier cependant que les commencements sont toujours ce qui est le plus difficile ; et comment l’humanité pré­scientifique, dépourvue en effet de tous les moyens qu’allait mettre à sa disposition la technique moderne, aurait-elle bien pu non seulement survivre et se développer, mais encore produire en de nombreux domaines, par exemple ceux de l’art et de la religion, des résultats extraordinaires auxquels les hommes de notre temps seraient incapables de parvenir, si elle n’avait disposé de ce savoir fondamental qui est celui de la vie ?

« Regardons notre étudiant en biologie : ce n’est pas le savoir scientifique qui lui permet d’acquérir le savoir scientifique contenu dans le livre – ce n’est pas en vertu d’un tel sa­voir qu’il meut ses mains ou ses yeux, ou qu’il concentre son esprit. Le savoir scientifique est abstrait, c’est l’intuition intellectuelle d’un certain nombre de significations idéales. Mais l’acte de mouvoir les mains n’est rien d’abstrait. Le savoir scientifique est objectif, en ce sens d’abord qu’il est la connaissance d’une objectivité. Laquelle n’est perçue que pour autant qu’elle se trouve dans cette condition d’être là-devant, et ainsi de se montrer, et ainsi de pouvoir être atteinte par un regard, et ainsi de pouvoir être connue. Mais le savoir-mouvoir-les-mains, le savoir-tourner-les-yeux – le savoir de la vie n’est objectif d’aucune façon ni en aucun sens, il n’a aucun objet parce qu’il ne porte pas en lui la re­lation à l’objet, parce que son essence n’est pas cette relation.

« Si le savoir inclus dans le mouvement de remuer les mains et le rendant possible avait un objet, en l’occurrence ces mains et leur déplacement potentiel, ce mouvement des mains ne se produirait pas. Le savoir se tiendrait devant lui comme devant quelque chose d’objectif, dont le séparerait à jamais la distance de l’objectivité, qu’il serait dans l’incapacité de rejoindre jamais. C’est dans l’exacte mesure où le mouvement des mains est considéré comme quelque chose d’objectif, et aussi longtemps qu’il l’est, que la pos­sibilité – pour celui qui le contemple comme un ob-jet – d’agir sur lui et d’abord de le dé­clencher apparaît comme énigmatique et relève de la magie. Et c’est seulement en péné­trant dans la vie, en reconnaissant en elle l’essence qui exclut de soi toute extériorité parce qu’elle exclut de soi toute relation à l’objet, toute intentionnalité et toute ek-tasis, qu’on fait se dissiper cette énigme. La capacité en effet de s’unir au pouvoir des mains et de s’identifier à lui, d’être ce qu’il est et de faire ce qu’il fait, seul la détient un savoir qui se confond avec ce pouvoir parce qu’il n’est rien d’autre que l’épreuve que celui-ci fait constamment de soi – que sa subjectivité radicale. Dans l’immanence de sa subjectivité radicale seulement, et par elle, le pouvoir des mains, un pouvoir quelconque en général est possible – c’est-à-dire est en possession de soi et peut ainsi à tout moment se dé­ployer. Un tel savoir excluant de soi l’ek-stase de l’objectivité, un savoir qui ne voit rien et pour lequel il n’y a rien à voir, qui consiste au contraire dans la subjectivité immanente de sa pure épreuve de soi et dans le pathos de cette épreuve, c’est là justement le savoir de la vie.

« Or le savoir de la vie (expression qui nous apparaît dès maintenant comme tautolo­gique) n’est pas seulement la condition externe du savoir scientifique, en ce sens que le savant doit savoir tourner les pages de son livre, il en est aussi la condition interne. Le savoir scientifique, on l’a dit, n’est qu’une modalité du savoir de la conscience, c’est-à-dire de la relation à l’objet. Mais celle-ci n’est elle-même possible que sur le fond de la vie en elle. La relation à l’objet est la vision de l’objet, qu’il s’agisse de la vision sensible de l’objet sensible ou de la vision intellectuelle d’un objet intelligible tel que nombre, rapport abstrait, idéalité de toute sorte, etc. Or le savoir contenu dans la vision de l’objet ne s’épuise nullement dans le savoir de l’objet. Il implique le savoir de la vision elle-même, lequel n’est plus la conscience, la relation intentionnelle à l’objet, mais la vie ».

3) Tentative pour penser le monde de manière nouvelle. L’Arche-Terre ou la redécouverte du lieu absolu selon Edmund Husserl II

Jusque maintenant, l’approche phénoménologique semble présenter un intérêt surtout critique. Mais il est indéniable que cette méthode peut aussi renouveler le contenu, ap­porter une nouvelle vue, une autre ontologie de la nature. J’en fournirai un exemple plus loin avec Heidegger. En voici un fourni par Edmund Husserl lui-même. Dans un manus­crit inédit qui montre combien, à la fin de sa vie, le philosophe allemand s’est intéressé à la question de la nature [28], Husserl oppose la conception classique de la Terre et la conception juste, à laquelle conduit la phénoménologie. Selon la conception régnante depuis Copernic, la Terre 1. est un corps 2. parmi d’autres corps, 3. qui se meut, dans un espace infini, 4. selon un mouvement relatif. Husserl s’oppose, point par point, à cette conception. Pour lui, la Terre : 1. est un sol, et non pas un corps, 2. originaire, 3. qui ne se meut pas, 4. et fonde une perception du mouvement et du repos qui sont absolus.

Une telle conclusion n’est pas sans étonner.

a) Première partie

Selon notre prime aperception, « la Terre est un tout dont les parties […] sont des corps mais qui, en tant que «tout», n’est pas un corps [29] ». En effet, pour nous, un corps est ouvert aux possibles que sont par exemple les changements de direction, la continua­tion. Mais ces possibilités n’ont de sens qu’eu égard à un sol.

Il serait totalement erroné d’interpréter la thèse husserlienne comme un retour à une conception préscientifique du monde ou une description psychologique de l’univers ap­paraissant aux yeux d’un enfant ignorant la vérité des choses. La raison de fond tient à la méthode phénoménologique pour qui l’ego précède toute constitution d’objet : « l’ego vit et précède tout étant effectif et possible, que chaque étant ait un sens réal ou irréal [30] ». Or, le sujet s’inscrit dans une « historicité totale [31]« par laquelle l’homme s’inscrit, avec sa chair, dans sa génération : la constitution transcendantale est lié à la Terre, comme foyer ou plutôt « archi-foyer ». L’ego ne peut se séparer de ce noyau pertinent, de cette arche originaire. Aussi tout espace, tout corps, tout mouvement prend sens à partir de cette arche originaire : il y a là une primauté non seulement chronologique mais axiolo­gique voire ontologique : on ne peut ôter à la Terre cette dignité constitutive.

Disons le autrement : « tout ego a un archi-foyer » ; je ne peux pas faire fi de mon histoire, de ma genèse. Husserl donne un exemple : « Si je suis né enfant de marin, une part de mon développement a lieu sur le navire et celui-ci ne se caractérisera pas, pour moi, comme navire par rapport à la Terre […], il sera même ma «Terre», ma patrie originaire ». Or, toutes les familles, toutes les nations et tous les peuples ont un archi-territoire sur le­quel ils sont domiciliés : la Terre. En ce sens, toutes les archi-histoires sont uniques [32].

Il serait donc absurde « de présupposer par avance et sans qu’il y paraisse la concep­tion naturaliste et dominant du monde, pour considérer ensuite, de manière anthropolo­gique et psychologiste, la formation de la science et de l’interprétation du monde dans l’histoire des hommes, l’histoire des espèces, à l’intérieur du développement des indivi­dus et des peuples, comme un événement terrestre évidemment contingent qui aurait tout aussi bien pu avoir lieu sur Mars ou Vénus [33] ».

Si par exemple, l’homme s’arrachait à la Terre, pour aller sur la Lune, celle-ci ne de­viendrait-elle pas une autre Terre originaire et la Terre un corps parmi les autres, se mouvant dans l’espace ? Non pas, car ce voyage vers la Lune et cet alunissage (qui a d’ailleurs été réalisé depuis que Husserl a écrit) n’efface en rien mon historicité particu­lière et cette origine qu’est la Terre. D’ailleurs, remarque Husserl, si je demande « com­ment sont-ils arrivés là-haut ? », je manifeste encore que tout autre étant n’a de sens qu’eu égard à ma genèse constitutive. Aussi jamais la Lune ou toute autre planète ne pourront être considérés comme archi-foyer originaire et annuler la préséance terrestre. Quelle que soit la relativisation introduite par la mécanique céleste, la physique, elle est postérieure à la genèse de notre ego qui est terrestre.

Même si l’homme s’envolait dans des arches-volantes, la Terre ne deviendrait pas un corps parmi les autres. En effet, les étoiles vers lesquelles iraient ces vaisseaux seraient bien considérées au départ comme lointaines ; mais une telle aperception est bien rela­tive à l’arche Terre-sol. N’oublions jamais ce qui est prédonné et est source de toute do­nation de sens.

b) Seconde partie

Plus encore, la Terre, toujours quant à la constitution de sens, est immuable. Là encore, le renversement à l’égard de la conception naturaliste régnante est total. La Terre « est l’arche qui rend d’abord possible le sens de tout mouvement et de tout repos comme mode d’un mouvement. Son repos n’est donc pas un mode de mouvement [34] ». Aussi, « la Terre elle-même est bien un sol et non un corps. La Terre ne se meut pas [35] ». En effet, quant à la constitution même du mouvement, pour parler de mouvement, il faut concevoir un sol fixe : « Si maintenant je «pense» la Terre comme corps mû, alors il me faudrait, pour pouvoir la penser comme tel, à savoir comme un corps en général au sens le plus originaire, c’est-à-dire afin de pouvoir atteindre, pour elle, une intuition possible dans laquelle sa possibilité d’être comme corps puisse devenir directement évidente, il me faudrait un sol auquel se réfère toute expérience du corps et donc toute expérience de l’être persévérant dans le mouvement et le repos [36] ». Or, quel serait le sol fixe à par­tir duquel je contemplerai le mouvement de la Terre ? Je n’ai aucune expérience d’un tel sol, et donc du mouvement de la Terre.

Autrement dit, « c’est sur la Terre, à même la Terre, à partir d’elle et en s’en éloignant, que le mouvement a lieu. La Terre elle-même, dans la forme originaire de représenta­tion, ne se meut ni n’est en repos, c’est d’abord par rapport à elle que mouvement et re­pos prennent sens [37] ». Ce n’est que secondairement que la science physique peut considérer que la Terre se meut.

Dès lors, pour la constitution de la Terre, repos comme mouvement sont absolus et non pas relatifs. En revanche, « mouvement et repos perdent leur absoluité dès que la Terre devient corps mondain dans la multiplicité ouverte des corps environnants [38] ».

c) Conséquence

Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la problématique du géocentrisme : celui-ci n’est certes plus astronomique, physique depuis plusieurs siècles, mais au plan transcendan­tal, phénoménologique, la centralité de la Terre ne sera jamais gommée. Notre Terre, estime Husserl, ne pourra donc jamais être considérée comme une planète parmi d’autres, comme un corps en mouvement parmi d’autres.

Commentaire du phénoménologue Michel Henry : « On ne peut passer sous silence l’extraordinaire renversement par la phénoménologie husserlienne de ces thèses bien connues qui supportent l’idéologie scientiste et positiviste de notre époque [39]. Les dé­terminations géométriques auxquelles la science galiléenne tente de réduire l’être des choses sont des idéalités. Celles-ci, loin de pouvoir rendre compte du monde sensible, subjectif et relatif dans lequel se déroule notre activité quotidienne, se réfèrent nécessai­rement à ce monde de la vie, c’est seulement par rapport à lui qu’elles ont un sens, c’est sur le sol incontournable de ce monde qu’elles sont construites. De ce point de vue si l’on considère la terre non pas comme une planète qui tourne autour du soleil dans les constructions théoriques de la science, mais comme ce sol de toute expérience auquel les idéalisations scientifiques renvoient inévitablement, il faut reprendre la folle sentence de Husserl et dire avec lui : «l’Archi-originaire Terre ne se meut pas» [40] ».

B) Le temps créateur selon Henri Bergson

Si Henri Bergson (1859-1941) [41] a apporté quelque chose à la vision de la nature, c’est bien le temps. En effet, on sait combien le mécanisme est anhistorique. Bergson a lutté toute sa vie et de toutes ces forces contre ce qui est pour lui une spatialisation donc une réduction du mouvement et du temps.

1) La passion pour la nature

Au lycée, le jeune Bergson manifesta sans tarder sa supériorité intellectuelle, aussi bien en philosophie qu’en mathématiques : il remporta le premier prix du concours géné­ral en ces deux matières. Mais il fallait choisir. Ses professeurs de mathématique furent désappointés de le voir entrer à l’École Normale Supérieure, section Lettres. Il y eut pour maîtres Léon Ollé-Laprune et Émile Boutroux et pour condisciples Baudrillart, Durkheim et Jaurès. La lecture du philosophe et scientifique anglais évolutionniste Herbert Spencer (1820-1903), exercera une influence décisive sur lui : sans doute parce que ce dernier, à l’instar de Bergson, joint les approches positive et philosophique.

Toute sa vie, Bergson fut passionné par la nature et la réflexion philosophique sur la nature. Sa méthode dont nous allons parlé dans un instant ne pouvait que le pousser à cet intérêt particulier.

Pour se faire une bonne idée du regard que Bergson jette sur la nature, plutôt que se plonger dans son grand-œuvre dans le domaine qu’est l’Évolution créatrice, on peut se référer à un petit texte, moins connu, qui est la reprise d’une conférence faite, en anglais, à l’Université de Birmingham, le 29 mai 1911. Celle-ci s’intitule Life and consciousness. Déjà très connu, Bergson était souvent invité à l’étranger pour donner des conférences et celles-ci n’étaient pas . À la demande de ses amis, il a rassemblé un certain nombre d’études dans les deux volumes de L’Énergie spirituelle (publié en 1919) et « La conscience et la vie » constitue le premier chapitre du premier volume [42].

L’intérêt de ce texte est au moins double : d’une part, il est postérieur de quatre ans à L’évolution créatrice, donc constitue un état encore plus élaboré d’une pensée qui, comme son objet, le temps, se voulait et était en constant progrès, en perpétuelle remise en question. D’autre part, il propose une approche synthétique et substantielle, en une vingtaine de pages, du long ouvrage de Bergson et, plus globalement, de sa vision du monde.

Henri Bergson y use d’une méthode empirique. Il collecte au point de départ quan­tité de faits, souvent auprès des études des chercheurs. Il multiplie les enquêtes de détail avec beaucoup de rigueur et de scrupule. Il ne rédige qu’une fois qu’il est assuré de son travail. C’est l’une des raisons du peu d’ouvrages édités : quatre au total contiennent l’essentiel de sa philosophie, si on excepte les recueils d’articles. Et, lorsque Bergson propose le résultat de ses travaux, il ne prétend pas que ses conclusions soient certaines et définitives : elles sont le fruit d’une convergence de ses multiples enquêtes et leur pro­babilité est proportionnelle au poids des faits qu’il invoque en leur faveur. Dans « La conscience et la vie », Bergson parle de « lignes de faits » convergeant vers un certain nombre de conclusion.

2) Quelques concepts centraux en philosophie de la nature

Après les sources et règles de méthode, quelques principes plus ontologiques qui se rattachent à une vision de la nature. Ils sont notamment au

Pour Bergson, la réalité fondamentale est la durée. Il n’entend pas la durée au sens banal, quotidien du terme : cette notion est objective, calendaire. On parle de la durée d’un match de football. Mais, pour Bergson, la durée est une donnée (immédiate) de la conscience. Elle désigne la succession telle qu’elle est immédiatement perçue par l’es­prit. Cette succession présente deux caractéristiques remarquables : d’abord, elle est continue sans que l’on puisse en distinguer les moments qui se prolongent les uns les autres ; tout découpage est un privilège indû accordé à la spatialité. Ensuite, la durée n’est pas amorphe, passive, elle est un facteur de changement irréversible, de nou­veauté. Bergson est constamment demeuré saisi par l’importance de l’émergence de la nouveauté. Pour lui, il s’agit d’expliquer cette apparition. Aussi se refuse-t-il toujours au réductionnisme mécaniste ou matérialiste qui nie la nouveauté.

Comment la conscience connaît-elle la durée ? Par intuition. Et voilà un second concept clé chez Bergson. L’intuition se distingue de l’intelligence.

On peut enfin tirer une conséquence, toujours en philosophie de la nature. Henri Bergson tend à subordonner la quantité à la qualité : « ce qui est donné, ce qui est réel, c’est quelque chose d’intermédiaire entre l’étendue divisée et l’inétendu pur ; c’est […] l’extensif ». Or, « l’extension est la qualité la plus apparente de la perception [43] ». Nous retrouvons la distinction, capitale pour Bergson, de l’espace et de la durée ; or, pour notre philosophe, la durée est l’étoffe des choses. Mais la durée est à l’espace ce que la qualité est à la quantité ; et la durée est irréductible à l’espace, au nombre, à la quantité auxquels nous avons constamment tendance à la ramener [44]. Dans le même sens, mais dans une toute autre perspective, un René Guénon fait une relecture très cri­tique de notre modernité notamment scientifique qui est dominée par des notions quanti­tatives de manière presque exclusive :

 

« Il y a une tendance si marquée à tout réduire au seul point de vue quantitatif, tendance si marquée dans les conception ‘scientifiques’ de ces derniers siècles, et qui d’ailleurs, se remarque presque aussi nettement dans d’autres domaines, notamment dans celui de l’organisation sociale, si bien que, sauf une restriction dont la nature et la nécessité apparaîtront par la suite, on pourrait presque dé­finir notre époque comme étant essentiellement et avant tout le ‘règne de la quantité’ [45] ».

 

À son tour, il prône un retour du qualitatif. Rappelons cependant que l’opinion trop radicale de Guénon, et plus encore, le traitement qu’il propose, sont imprégnés de philo­sophie hindouiste (moniste) et d’ésotérisme.

Bergson donne à la qualité non seulement une place de choix mais la priorité, ce qui est pour nous excessif (mais s’explique par l’abandon de la substance). Il dit dans les Essais sur les données immédiates de la conscience, que « les faits psychiques [sont] en eux-mêmes qualité pure ou multiplicité qualitative [46] ».

3) Application à la théorie de l’évolution en général

Ce qui précède est encore statique et ne compose pas une vision globale de la nature. En 1907, Bergson rédige l’ouvrage le plus chargé de philosophie de la nature, L’évolution créatrice.

a) Défense de la théorie de l’évolution

Se fondant sur les acquis des travaux de la paléontologie, de l’embryologie, de l’ana­tomie comparée, Bergson a accepté sans réserve l’idée d’une évolution des espèces. On l’a dit, il fut influencé et même enthousiasmé par Spencer. Cependant, celui-ci le déçut car il ne sut penser ni la matière ni l’esprit ; au fond, Spencer a manqué le temps. D’une part, il affirmait que les particules matérielles étaient éparpillées dans l’espace sans chercher à les organiser, les unifier. D’autre part, il n’a vu dans l’intelligence que l’ordre, les relations constantes découvertes dans la matière ; dès lors, l’esprit est l’empreinte laissée en nous dans la matière. Au fond, si Spencer a compris l’importance de la notion de progrès, il a trop juxtaposé la réalité pour percevoir combien le changement est la substance-même des choses, l’épaisseur du temps et de devenir.

b) Refus de deux interprétations partielles

Passons maintenant aux théories explicatives de l’évolution. Bergson n’a été totalement satisfait par aucune des théories qui était proposées à son époque, que ce soit le darwi­nisme ou le lamarckisme.

D’une part, Bergson refuse très nettement l’explication mécaniste. C’est ce que montre l’exemple de l’apparition de l’œil. Il est absurde de croire que l’œil est apparu par juxta­position de ses éléments anatomiques. En ce sens, Bergson n’est pas darwinien.

Symétriquement, Bergson refuse le finalisme classique Tout dépend en quel sens on entend le finalisme. Bergson refuse résolument les théories finalistes de type providen­tialistes selon lesquelles il existerait un plan préétabli qu’il appartiendrait au vivant de suivre. En effet, l’observation de la nature, du vivant, montre que la vie fonctionne par es­sais et erreurs, à la fois réussit et échoue. Il n’y a donc pas d’objectif prédéterminé. Tout effet n’est pas pour autant une fin.

c) Interprétation bergsonienne de l’évolution

Est-ce à dire que Bergson est antifinaliste comme il est antimécaniste ? Il pourrait sem­bler de prime abord. Mais il refuse la conception naïve de la finalité pour lui substituer une conception personnelle, originale.

D’abord, Bergson accepte le processus d’adaptation. Il est en accord avec la théorie selon laquelle l’organisme doit se modifier pour s’adapter avec l’environnement, mais que ces modifications avantageuses sont obtenues de manière indirecte par la concur­rence vitale. En ce sens, Bergson est darwinien.

Mais, pour lui, la question reste entière de l’orientation, de la direction prise par le mou­vement évolutif. L’adaptation n’explique en rien la création de nouveau.

Ensuite, il existe un finalisme bergsonien. La vie est une permanente création qui va s’élargissant, se dilatant. C’est par exemple ce que montre l’évolution en gerbe, c’est ce dont témoignent les multitudes d’espèces. Or, cette innovation ne peut s’expliquer par la seule adaptation, ainsi qu’on vient de le dire, ni par le hasard, ni par une finalité rigide : il demeure qu’elle est le fruit d’un effort créatif, d’une tendance. Bergson l’appelle d’un mot qui a fait fortune : l’élan vital.

Or, à observer attentivement la nature, cet élan vital traverse toute la nature : la vie n’est rien d’autre qu’un seul et même élan qui s’est partagé entre différentes lignes évolutives divergentes.

d) Les deux grands succès de l’évolution

Pour Bergson, l’évolution montre deux grands succès : l’instinct et l’intelligence, ce que concrétise les Arthropodes d’un côté et l’Homme de l’autre.

On peut le montrer à partir de la capacité d’adaptation au milieu. Or, les deux lignées évolutives qui ont pu s’adapter aux milieux les plus divers, couvrant toute l’étendue de la terre, sont les hommes et les insectes, les premiers vivant sur la terre, les seconds se ré­servant le sous-sol.

Si l’on reprenait la distinction aristotélicienne des trois degrés de vie, on devrait dire que ceux-ci sont les réalisations d’une unique tendance, les concrétisations d’une source unique : l’instinct vital. Dans la plante, l’élan ne s’accomplit pas, puisque la conscience est comme endormie. Chez l’animal, l’élan devient instinct qui trouve son plein déploiement chez les insectes et il s’accomplit encore davantage chez l’homme dans l’intelligence.

Il serait erroné de distinguer faire de l’instinct une forme dégénérée d’intelligence, ou une sous-intelligence. En fait, instinct et intelligence sont deux formes de développement du même élan vital : l’instinct est tourné vers la vie, vers l’apparition du nouveau ; l’intelli­gence est tournée vers la matière, et laisse échapper l’imprévisible. Voilà pourquoi Bergson a cette belle formule : « il y a les choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait, mais il ne les cherchera jamais [47] ». Aussi l’esprit de l’homme ne se résume pas à l’intelligence : face à l’instinct qui défaille à chercher et l’intelligence à trouver, l’in­tuition est capable de chercher et de trouver.

4) Application à l’apparition de l’homme

L’homme est la grande réussite de l’évolution. Pour Bergson, il y a une différence de nature entre l’animal et l’homme. Le cerveau le laisse entendre, même si, de prime abord, on observe seulement une différence de volume et de complexité. Au fond, le cer­veau humain est au cerveau animal ce que l’illimité est au limité, ce que l’ouvert est au fermé.

L’abîme entre l’homme et l’animal se creuse si on prend le cas du langage. Certes, les sociétés animales usent d’un langage, comme les insectes dit sociaux. Il demeure que « le signe est adhérent à la chose signifiée ». En regard, dans la société humaine, le signe linguistique est ouvert sur une multitude de signification. Là encore, on retrouve la dis­tinction et l’opposition entre fermeture et ouverture. Une conséquence en est que l’ani­mal est lié à ses automatismes, ses conditionnements ; il ne peut apprendre qu’une liste finie de conditionnements nouveaux. Or, l’homme, la liberté n’est plus captive.

Dernier point de comparaison : la vie sociale. Alors que la vie sociale animale est au rouet, très répétitive, la société humaine est éminemment inventive. Les sociétés hu­maines produisent, avec une immense richesse, des lois, des mœurs, des croyances.

En un mot, puisque l’élan vital est puissance d’élargissement, de création, l’homme est la grande réussite de l’élan vital.

Peut-on dire pour autant que l’homme est la finalité de la création ? Fidèle à sa théorie de l’élan vital, Bergson doit répondre par la négative : l’homme n’était ni donné d’avance, ni attendu. D’ailleurs, la nature n’est pas subordonnée à l’homme : l’homme a dû s’impo­ser contre elle et doit toujours lutter contre elle.

Nous avons vu l’évolution qui a conduit à l’homme, puis l’homme lui-même. Qu’en est-il enfin de l’évolution qui conduit l’homme ? L’évolution créatrice évoquait la question. La conférence « La conscience et la vie » va plus loin.

5) Reprise philosophique

Au fond, toute l’originalité de Bergson réside dans sa conception de l’élan vital. Tout d’abord, le philosophe français montre l’impossibilité de penser rigoureusement l’évolution sans un principe d’orientation. La nouveauté de l’évolution oblige à concevoir des principe autres que le hasard, la sélection et l’adaptation. C’est ce que montre l’exemple de l’œil, que reprend volontiers Bergson, à la suite de Darwin. Ensuite, l’auteur de l’évolution créatrice a constamment respecté l’innovation présente dans la nature, dans l’évolution et dont té­moigne le développement en gerbe de vivants. Voilà pourquoi il refuse la doctrine d’une harmonie préétablie : les effets sont inattendus, ils ne sont pas donnés d’avance.

En ce sens, l’élan vital est très proche de la notion aristotélicienne de matière comme puissance et d’appétit : elle tient de la puissance en ce qu’elle n’est pas prédéterminée par une finalité préétablie, elle tient de la puissance, en ce qu’elle est élan, propension, dynamisme. Voilà pourquoi Bergson peut parler de la vie comme une « immensité de vir­tualités ». Dès lors, compris à partir de la vision aristotélicienne de matière, l’élan cesse d’être une métaphore ou une vague notion, pour devenir un concept. Mais n’oublions pas ce que l’élan vital ajoute, selon Bergson : la tendance qu’a la nature à se dépasser, aller vers un plus, à se dilater.

Cependant, à trop insister sur l’innovation et sur l’indétermination du surgissement, l’auteur de L’évolution créatrice a trop effacé l’existence spécifique d’une cause finale qui est plus que la seule cause matérielle. La finalité est certes présente, mais seulement sur le mode très général de l’élargissement : le futur dilate le présent. De plus, faute de réflexion métaphysique, ce qui répugnait à cet esprit empiriste traversé de fulgurances mystiques, Bergson n’ait pas perçu que la présence de la finalité dans l’élan vital, donc au point de départ, impliquait sa présence au terme. On pourrait aussi regretter que Bergson n’ait pas assez perçu combien la matière inorganique est elle-même traversée par une finalité, soulevée par un appétit, bref un élan qui, pour ne pas être vital, n’en existe pas moins.

C’est pour cela que je refuse de dire avec Bergson que l’homme n’est qu’un effet de la création, de l’élan vital, et non pas une finalité. Sa théorie est trop minimaliste. Interprétée en bonne part, on pourrait dire que la doctrine de l’élan vital espère l’homme, mais elle ne l’attend pas. Elle peut dire : quelle heureuse surprise. En ce sens, on peut lire rétros­pectivement l’évolution comme une succession de « haltes », selon le mot de Bergson, qui ne trouve son achèvement qu’en l’homme. Précisons en quel sens qui n’est pas une clôture : les espèces animales sont autant de renoncement à aller plus loin, alors qu’avec l’homme, de nouveau la création reprend, la porte de l’avenir s’ouvre. Elle est intermédiaire entre le finalisme qui est le nôtre et la théorie synthétique, par exemple celle de Gould ou de Monod, qui fait de l’homme le pur produit du hasard. Mais notre in­terprétation n’est pas non plus celle d’un pur déterminisme. Avec Bergson, je maintiens que la venue de l’homme est contingente, mais cette contingence est un don attendu et espéré.

C’est ce que confirme le principe anthropique dans sa forme forte.

6) Conclusion

Henri Bergson n’est pas seulement un grand philosophe, il est un exemple dans la ca­pacité d’intégrer les discours scientifiques à la sagesse philosophique.

Après Bergson, l’un des penseurs les plus marquants de ce siècle, la philosophie, au moins française, ne peut plus, non pas oublier, mais mépriser l’expérience concrète. Elle est invitée à « suivre la réalité concrète dans toute sa sinuosité ». Là s’explique peut-être pour une part le climat de la philosophie française existentialiste, face à la phénoméno­logie allemande. Mais l’aura de Bergson dépasse de loin la philosophie. De nombreux chercheurs, par exemple Ilya Prigogine, lauréat du prix Nobel de chimie en 1977, pour sa notion de structures dissipatives, disent avoir été notablement influencés par son intuition de la du­rée.

Pascal Ide

[1] Cf., par exemple, les travaux de Jean Ladrière, L’Articulation du sens. Discours scientifique et parole de la foi, coll. « Bibliothèque de sciences religieuses », Paris, Aubier Montaigne, Le Cerf, Delachaux et Niestlé, 1970 ; L’articulation du sens, 2 vol. 1. Discours scientifique et parole de la foi ; 2. Les Langages de la foi, coll. « Cogitatio fidei » n° 124-125,  Paris, Le Cerf, 1984. Pour une bibliographie complète, cf. Jean Ladrière, Bibliographie de Jean Ladrière, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain » n° 66, Louvain-la-Neuve, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie et Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2005.

[2] Ibid., p. 65.

[3] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. et préface par Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, coll. « tel », 1989 (original allemand La Haye, Martinus Nijhoff, 1954). Sur la transformation de la manière de concevoir la nature, cf. aussi Jean-Luc Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les « Regulæ », Paris, Vrin, 1975, p. 113 s. Cf. Id., Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, P.U.F., 1981, p. 210s.

[4] Ibid., p. 347-383.

[5] Husserl parle de « la maladie de l’Europe » (Ibid., p. 350), de « détresse » (Ibid., p. 377).

[6] Ibid., p. 354.

[7] Ibid., p. 355.

[8] Ibid., p. 353.

[9] Ibid., p. 356.

[10] Ibid., p. 370.

[11] Ibid., p. 377.

[12] Ibid., p. 378.

[13] Ibid., p. 381.

[14] Cf. Ibid., p. 300.

[15] Ibid., p. 380.

[16] Cf. Ibid., p. 379.

[17] Ibid., p. 351.

[18] Ibid., p. 381.

[19] Ibid., p. 298.

[20] Ibid., p. 372 ; cf. aussi « La Raison est ce qu’il y a de spécifique das l’homme, en tant qu’être qui git dans des activités et des habitualités personnelles » (Ibid., p. 301)

[21] Ibid., p. 382.

[22] Ibid., p. 383.

[23] En torno a Galileo, Madrid, Revue de Occ., 1930, in Idées et croyances, trad. J. Babelon, Paris, Stock, 1945.

[24] Michel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 18 à 26. Les divisions du texte sont de moi.

[25] Ici, Henry cite Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, troisième partie, p. 117s ; § 34, p. 140 et appendice xix, p. 517.

[26] Cf. Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phénoménologique de la spatialité de la nature », in La Terre ne se meut pas, trad. Didier Franck, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1989, p. 11-29.

[27] Plus loin, Henry montre que la même intuition se trouve chez Descartes (p. 27-34).

[28] Edmund Husserl, « L’arche-originaire Terre ne se meut pas » L’ouvrage regroupe aussi deux autres études « Notes pour la constitution de l’espace » et « Le monde du présent vivant et la constitution du monde ambiant extérieur à la chair ».

[29] Ibid., p. 17.

[30] Ibid., p. 28.

[31] Ibid., p. 26.

[32] Ibid., p. 22.

[33] Ibid., p. 26.

[34] Ibid., p. 27 et 28.

[35] Ibid., p. 16.

[36] Ibid., p. 16.

[37] Ibid., p. 12.

[38] Ibid., p. 14.

[39] Ici, Michel Henry cite Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard Granel, Paris, Gallimard, 1976, et en coll. « tel », 1989. Précisément troisième partie, p. 117s ; § 34, p. 140 et appendice xix, p. 517.

[40] Michel Henry, La barbarie, Paris, Grasset, 1985, p. 18.

[41] Sur la philosophie de la vie de Bergson, cf. Vladimir Jankélévitch, Bergson, Paris, Alcan, 1931, nouvelle éd. refondue Paris, p.u.f., 1959.

[42] « La conscience et la vie », in Œuvres, Éd. du Centenaire, André Robinet (éd.), Paris, p.u.f., 1959, p. 815-836. Cf. le commentaire pédagogique et détaillé d’Isabelle Mourral, Premières leçons sur La conscience et la vie de Bergson, coll. « Major Bac », Paris, p.u.f., 1996.

[43] Matière et mémoire, in Œuvres, p. 374.

[44] Cf. par exemple Gérard Guest, « Bergson ou la mémoire de la vie », in Collectif, Les philosophes de Platon à Sartre, Paris, Hachette, 1985, p. 436 à 441.

[45] Le règne de la quantité et les signes des temps, Paris, NRF-Gallimard, 1945, p. 10.

[46] Œuvres, p. 146-147.

[47] L’évolution créatrice, II, p.

28.9.2021
 

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