« La colère : une émotion vitale », L’1visible, 4 (mai 2010), p. 10-12.
La colère, est-ce bon ou mauvais ? Avec elle, je peux blesser. Sans elle, je me laisse piétiner. Cette émotion est vitale. Mais elle dépasse parfois la mesure : à cause d’une histoire blessée, mais aussi par manque de contrôle de soi. Intégrée, elle peut devenir une expression de l’amour.
Laissons-nous enseigner par la nature. Celle-ci a inventé l’agressivité pour protéger les animaux de leurs prédateurs. Il n’est pas conseillé de s’approcher même de la plus pacifique des vaches, lorsqu’elle vient d’accoucher d’un veau. Même le monde végétal a inventé l’équivalent. Pas de rose sans épines. Ainsi, la colère apparaît comme une réaction naturelle face à une agression.
Quand je me sens agressé (ces voisins trop bruyants), j’ai deux réactions spontanées à ma disposition : fight or flight, « l’attaque ou la fuite », comme dit le physiologiste américain Walter B. Cannon. Ces comportements sont dictés par deux émotions : la peur et la colère. En général, nous avons davantage d’affinité avec l’une de ces attitudes. Pourtant, elles présentent toutes deux leurs avantages et leurs limites. Si, vis-à-vis d’un voisin intrusif, une ferme menace (« Si vous faites encore un pas dans ma propriété, j’appelle la police ») peut être efficace, face à un chien agressif, la fuite est sans doute préférable.
Comme toute émotion, la colère n’est pas seulement naturelle (c’est-à-dire spontanée), elle est bonne (au sens psychologique, neutre). Pour deux raisons. L’émotion est d’abord une information. Le courroux nous signale une injustice (ou plutôt ce que nous ressentons comme une injustice). « Souvent, lorsque je me sens bouillir – dit Emilie –, cela signifie que j’ai besoin de me sentir respectée ». L’émotion est aussi une motion, c’est-à-dire une énergie. « Colero, ergo sum ». Sans colère (certes mesurée), la plaidoirie de l’avocat convaincra moins et la semonce du parent ne rejoindra pas son enfant turbulent. « Je ne me souviens que d’une colère de mon père – explique Hervé, 37 ans. J’avais 16 ans, j’avais manifestement dépassé les bornes. Il m’a pris par le revers de ma chemise et m’a collé au mur. J’ai senti sa force, plus encore intérieure que physique. Paradoxalement, de sentir la colère de mon père, cela m’a rassuré et permis de comprendre que j’étais allé trop loin ». Si je ne sais pas détecter la présence ni déchiffrer le sens de la colère (ce que l’on appelle l’intelligence émotionnelle), je risque fort de ne pas me laisser respecter ou de la projeter contre un innocent. Les personnes qui ne repoussent pas à temps les agresseurs qui entraient dans leur espace de proximité, se laissent plus facilement dominer.
La colère est donc un affect vital. Pourtant, souvent, elle nous dépasse et fait des dégâts. L’agressivité se transforme alors en violence. Comment les différencier ? Le courroux mesuré répond à trois critères. Tout d’abord, son objet doit être conforme à la justice. Dans La femme du boulanger, le drame de Marcel Pagnol (1938), il est légitime qu’Aimable le boulanger soit en colère contre l’adultère notoire de sa femme. Ensuite, l’intention qui le dicte doit être droit : tel est le cas d’Aimable qui, en attrapant Pomponette, désire seulement signifier sa souffrance face à la trahison du lien conjugal. Enfin, la réaction de l’irascible doit être proportionnée à l’agression : toujours à propos du chat du boulanger, s’adresser à lui permet à Aimable d’adoucir des paroles qui, trop directes, deviendraient violentes.
Cette colère outrepassée qu’est la violence a deux sources, souvent étroitement entrelacées : la blessure (qui est involontaire) et le péché (qui est coupable) (cf. plus bas le film Douze hommes en colère). Super-héros de bandes dessinées passé au cinéma, Hulk est la figure colérique par excellence. Dans ses crises de rage incontrôlées, son corps devient vert. Or, sa fureur naît d’une double blessure enfouie dans son enfance et son inconscient : il fut abandonné par sa mère et instrumentalisé par les expériences génétiques d’un père mégalomane. Pourtant, Hulk n’est-il qu’une victime ? Il avoue lui-même au décours d’une de ses fureurs spectaculaires : « Qu’est-ce que j’aime cela ! » Et tel est le second sens classique du mot colère : il désigne un péché (et même un péché capital). La colère pécheresse est alors une colère démesurée voulue (qu’on en prenne l’initiative ou qu’on l’entretienne).
Si souvent hors-piste, la colère doit-elle être dépassée ? « Mettez-vous en colère, mais ne péchez pas », dit l’Écriture (Ps 4,5, dans sa traduction latine) ! Il s’agit donc non pas de la nier, mais de l’intégrer. C’est le propre de la vertu de douceur. Il n’y a pas à choisir entre Anakim Skywalker et Maître Yoda. Plus encore, en Dieu, la colère est une forme de l’amour. L’affirmation choque. Pourtant, si l’on sait que le Dieu du Nouveau Testament est « amour » (1 Jn 4,8.16), on oublie parfois ses colères (Rm 1-2, etc.). De même, Jésus qui n’est qu’amour (Jn 13,1) a porté sur les pharisiens un regard de « colère » (Mc 3,5).
Comment concilier amour et humeur ? Lactance, un Père de l’Eglise, a montré qu’un Dieu sans colère ni passion est en fait un Dieu païen. Mais le Dieu chrétien veut le bien. Or, on ne peut aimer le bien sans repousser son contraire, le mal. Un père qui dirait aimer son enfant mais ne refoulerait pas l’agresseur qui s’approcherait de lui serait un menteur. Guérie et purifiée, la colère peut pleinement servir la cause de l’amour. Elle devient alors l’amour en livrée de combat.
Neuf clefs pour intégrer la colère
– Détectez les diverses couleurs de la colère. Il n’y a pas que les éclats de voix contre l’autre. Il y a aussi les rancœurs silencieuses ; il y a les murmures intérieurs contre une institution, contre sa communauté ; il y a les agacements contre soi, les auto-punitions ; etc.
– Demandez-vous si votre colère est mesurée ou non. Regardez-vous de l’extérieur et demandez-vous : « Si une réaction juste est de 10, à combien évaluer ce comportement ? ». Si vous répondez 14, voire 25, vous saurez ainsi de quelle proportion il faut la réduire. Si vous manquez de recul, exercez-vous en regardant les autres. Puis, appliquez l’exercice à vous-même.
– Prenez de la distance. Si vous doutez du bien-fondé de la riposte bien salée qui vous brûle les lèvres, mieux vaut vous abstenir, réfléchir et parler une fois dégrisé. « Eloignez-vous autant que possible, à l’instant même, de l’objet qui excite votre colère. Gardez un profond silence aussi longtemps que dure l’accès », conseille le Curé d’Ars.
– Pratiquez la vertu contraire à la violence : la douceur. Et commencez le plus en amont, ainsi que le conseille un père du désert : « Il faut, s’il est possible, empêcher la colère de pénétrer jusqu’au cœur ; si elle y est déjà, faire en sorte qu’elle ne se manifeste pas sur le visage ; si elle s’y montre, garder sa langue pour essayer de l’en préserver ; si elle est déjà sur les lèvres, l’empêcher de passer dans les actes et veiller à l’éliminer le plus tôt possible de son cœur ».
– Exercez l’humilité (qui n’est pas la modestie). L’orgueil est souvent la racine de la colère.
– Faites-vous aider. Si, malgré vos efforts, vos emportements demeurent incontrôlables, fréquents, durables, la cause présente (le conjoint, un supérieur, un enfant, etc.) n’est très probablement que le révélateur de traumas anciens. Que vous viviez des périodes d’accalmie ne veut pas dire que le problème est réglé, mais seulement que le déclencheur présent est éloigné. Telle est l’illusion qui pousse l’alcoolique à retarder la cure de désintoxication : il confond la sobriété momentanée (toujours suivie d’une rechute) avec la guérison authentique.
– Prenez soin de votre corps. Dans le feu de l’action : respirez profondément, pratiquez la cohérence cardiaque (cf. D. Childre et H. Martin, L’intelligence intuitive du cœur, Ariane, 2005). Sur le long terme, si votre caractère vous porte à la colère : évitez les excitants, pratiquez régulièrement un sport.
– Entrez dans un chemin de pardon. Les emportements répétés, a fortiori les amertumes, sont souvent liés à des injustices (vraies ou ressenties) non digérées (cf. les douze étapes du pardon décrites par J. Monbourquette, Comment pardonner ?, Novalis et Centurion, 1992).
– Sachez vous mettre en colère ! Pour une juste cause et de manière contrôlée. La douceur est un juste milieu entre dureté et mollesse. « Je n’ai jamais entendu mes parents élever la voix, dit un homme de 52 ans. L’autre jour, pour la première fois de ma vie, je me suis fâché contre un voisin qui me traitait injustement de menteur. Cette colère mesurée nourrit encore la bonne image de moi-même ».
La colère, péché capital
La colère est un péché capital (cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 1866). Capital vient du latin caput, « la tête ». Un péché capital est à la tête d’autres péchés, ici : en pensée (le jugement contre autrui, contre soi, la rumination de la vengeance, etc.), en parole (la médisance qui une parole vraie mais destructrice de la réputation, pire, la calomnie qui est un mensonge, etc.) et en action (les « voies de fait », les procès iniques, jusqu’au meurtre). Le traitement de la cause est plus efficace que celui des signes. Nous attaquer à la racine qu’est la colère nous coupe de toutes les conséquences qu’elle engendre.
Un film
Douze hommes en colère, film américain de Sidney Lumet (1956), raconte l’histoire d’un jury chargé de délibérer sur le sort d’un jeune homme accusé du meurtre de son père. Les preuves sont accablantes, l’affaire semble réglée. Cependant, l’un des jurés, Davis (Henry Fonda), met en doute l’irréfutabilité même de la mécanique trop bien huilée. Il entreprend de démonter chacun des arguments. Peu à peu, les jurés sont convaincus. Sauf un, violent et grossier, dont le nom restera ignoré (Lee J. Cobb), qui résiste, parlant avec amertume de ces « vauriens et de ces ingrats ». Mais cette colère tenace en vient à être suspecte. Alors que tous les jurés sont peu à peu convaincus, il continue à nier ce qui est maintenant une évidence. Avec douceur et fermeté, Davis insiste : « Quels sont vos arguments ? »
C’est alors que le juré obstiné montre une photo de famille, précieusement rangée dans son portefeuille, où on le voit, prenant par l’épaule un jeune homme dont on devine qu’il est son fils. Une souffrance fait grimacer son visage, il froisse le papier et le spectateur comprend que son enfant est parti. « Ce gamin pourri… il paiera de sa vie », s’exclame le juré, avant de s’écrouler en pleurant. Il prend soudain conscience de la connexion entre son histoire et son attitude présente. Acceptant de renoncer à l’image d’un fils parfait qui n’a pas le droit de devenir ce qu’il est, le père rendu à lui-même déchire la photo et prononce les mots doublement libérateurs : « Non coupable. »
Une parole de sagesse
« Que le soleil ne se couche pas sur votre colère ; il ne faut pas donner prise au diable. […] De votre bouche ne doit sortir aucun mauvais propos, mais plutôt toute bonne parole capable d’édifier, quand il le faut et de faire du bien à ceux qui l’entendent. Aigreur, emportement, colère, […] que tout cela doit être extirpé de chez vous, avec la malice sous toutes ses formes. Montrez-vous au contraire bons et compatissants les uns pour les autres, vous pardonnant mutuellement, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. » (Ép 4,26-32)
Un exemple
Jean-Paul II livre un bel exemple de juste colère dans les paroles improvisées qu’il a prononcées contre la Mafia à l’issue de la messe célébrée le 9 mai 1993 à Agrigente : « Je le dis aux responsables : convertissez-vous ! Sinon, viendra le jugement de Dieu ! ». On peut voir ce moment historique sur la vidéo ci-dessous :
Pour aller plus loin
Dr. Ross Campbell, Les enfants et la colère. Comprendre une dynamique méconnue, trad., Paris, Orion, 1995.
Pascal Ide en coll. avec Luc Adrian, Les sept péchés capitaux. Ce mal qui nous tient tête, Paris, Édifa-Mame, 2002, chap. 7.
Lactance, La colère de Dieu, éd. Christiane Ingremeau, coll. « Sources chrétiennes » n° 289, Paris, Le Cerf, 1982.
Jean Sarocchi, La colère, coll. « Passions », Paris, DDB, 1991.