« Un enfant nous est né » (Noël, messe de la nuit, 24 décembre 2025)

 

Le prophète Isaïe nous adresse trois promesses, promesses qui trouvent leur accomplissement aujourd’hui : la lumière, la vie et la joie.

 

  1. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière » (Is 9,1)

N’allons pas trop vite au sens spirituel. La nature a une grande leçon à nous enseigner : il n’y a pas de symétrie entre la lumière et les ténèbres. Soit une pièce plongée dans l’obscurité. Vous y pénétrez avec une bougie, vous en chassez aussitôt l’obscurité. Inversement, si la pièce est éclairée, vous ne pouvez y introduire de la nuit, comme une sorte de lampe torche à l’envers qui en chasserait la lumière !

En termes techniques, le mal est la privation d’un bien, mais la réciproque est fausse : le bien n’est pas la privation d’un mal. Le docteur Knock, qui était un cupide manipulateur, a tort : l’homme en bonne santé n’est pas un malade qui s’ignore !

Face aux drames de ce monde – les guerres et les persécutions qui frappe l’Europe et tant de pays, la souffrance et la mort qui aujourd’hui frappent des classes socio-professionnelles de notre pays, comme les agriculteurs ou les soignants, les déchirements, le malheur, l’échec, le chômage, le deuil qui frappent nos familles –, nous sommes parfois tentés de penser que le mal et le bien mènent un combat à part égale, voire que le premier est vainqueur du second. Augustin, avant d’être saint Augustin, a connu cette tentation de symétriser la cause du bien et la cause du mal. Il a été manichéen pendant pas moins de neuf années, ce qui a failli désespérer sainte Monique, sa mère. Il est sorti de cette terrible maladie par la philosophie néoplatonicienne qui lui a appris, justement, que le mal est seulement une privation du bien. Certes, nous pouvons être la cause volontaire de ce mal. Mais le manquement demeure un manque.

Écoutons à nouveau le prophète s’écrier : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière » (Is 9,1). Nous savons que cette prophétie s’est réalisée à Noël et se réalise à chaque Noël. Car à Noël, tout est possible ! Il en est de la présence du Christ dans le monde comme de la présence du jour à partir d’aujourd’hui. C’est très intentionnellement que la liturgie chrétienne a choisi le jour du solstice d’hiver pour fêter la Nativité du Seigneur : à partir de maintenant, la nuit ne fera plus que reculer ! Que nous le sachions ou non. Les premiers chrétiens n’avaient-ils pas attribué au Christ un des titres que l’on réservait à l’empereur de Rome : Sol invictus, « le Soleil invaincu », plus, « invincible » ?

Avec la venue du Sauveur du monde, la désespérance est définitivement vaincue ! Arrêtons de nous laisser fascinés par les ténèbres encore présentes et partageons entre nous nos raisons d’espérer ! Une parmi d’autres : onze millions de personnes ont visité la cathédrale Notre-Dame depuis sa réouverture. Et combien de personnes entrées en touristes sont sorties en pèlerins !

 

  1. Isaïe nous dit plus et plus concrètement : « Oui, un enfant nous est né, un fils nous a été donné ! » (Is 9,5).

L’enfant, c’est encore plus qu’une lumière, c’est la vie ! L’enfant, c’est plus que la vie qui continue, c’est la vie qui jaillit, avec tout ce que cela comporte comme promesses et surtout comme espérance ! Les parents, ceux qui se penchent sur le berceau ne se demandent-ils pas un moment ou l’autre : que deviendra cet enfant ?

L’on sait aujourd’hui que certains estiment qu’il est impossible, pire, irresponsable, d’avoir des enfants. Au nom d’une double prise de conscience : ne pas précipiter l’effondrement écologique ; ne pas leur imposer un avenir catastrophique. Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle sont connus pour avoir inventé le néologisme collapsologie, construit sur le terme collapse, « effondrement », pour dire la possible dévastation prochaine de notre planète [1]. Pourtant quand on leur demande s’il faut avoir des enfants, ils répondent par leur témoignage personnel : « Nous sommes tous les trois de jeunes papas ». Suit la motivation : « Nous avons choisi de transmettre l’élan de vie dont nous sommes nous-mêmes issus et d’avoir confiance en la capacité des humains, en tant qu’êtres vivants, à traverser les tempêtes entre peines et joies [2] ». Enfin, ils joignent une observation pédagogique juste sur ce qu’il faut dire aux « enfants de l’effondrement », comme une progression affective : « Quand ils sont très jeunes, […] c’est le temps de l’enracinement par l’émerveillement […]. Puis, l’âge de raison aidant, attirer doucement leur attention sur ce qui nous paraît important », c’est-à-dire « notre puissance et notre vulnérabilité ». « Et les laisser faire leur chemin [3] ». C’est ce que montre un beau film, actuellement sur les écrans : Le chant de la forêt, où Vincent Munier réunit trois générations : son père qui transmet au fils de Vincent, donc à son petit-fils, son émerveillement face à la beauté de la nature.

 

  1. « Un enfant nous est né ! » C’est cette espérance dont témoigne de la manière inattendue une des philosophes les plus importantes du vingtième siècle, la juive athée Hannah Arendt. Cette philosophe politique qui a écrit les pages les plus profondes sur le totalitarisme a assisté comme journaliste, à Jérusalem, au procès d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi. Et elle a découvert non pas un monstre, mais un fonctionnaire qui justifiait le mal commis en se réfugiant derrière l’obéissance aux ordres de sa hiérarchie. D’où le sous-titre incompris de son livre : La banalité du mal. Elle voulait dire que, dans le mal, le pire, c’est sa dissimulation, et cela par la justification. Mon père, je me suis vengé, mais c’est mon voisin qui m’a volé ! J’ai dit du mal de ma belle-mère, mais c’est d’abord elle qui m’a critiquée ! J’ai crié après mes enfants, mais ils me poussent à bout ! J’ai trompé ma femme, mais elle se refusait à moi depuis si longtemps ! Comme à la cour de récré’ : c’est lui qui a commencé !

Comment la lumière viendra-t-elle en moi si je ne reconnais pas d’abord que je suis responsable des ténèbres qui sont en moi ? Comment la vie portera-t-elle du fruit en moi si d’abord je ne vois pas que mon péché nécrose mon entourage, et moi-même ?

Or, la même philosophe a aussi écrit un livre sur la Condition de l’homme moderne. Forte de son expérience sur la barbarie du vingtième siècle, son diagnostic est pessimiste. Mais, contre toute attente, elle répond à cette fatalité par la natalité. Elle lit chez saint Augustin cette pensée mystérieuse : Dieu a créé l’homme pour qu’il y ait un commencement. Plus encore, elle – dont je répète qu’elle n’est pas croyante – termine son livre par une page splendide sur l’espérance où elle cite la parole de l’Évangile que nous venons d’entendre :

 

« Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, ‘naturelle’, c’est finalement le fait de la natalité, […] : c’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance […]. C’est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Évangiles annonçant leur ‘bonne nouvelle’ : ‘Un enfant nous est né’ [4] ».

 

Et, à Noël, de plus, ce n’est pas seulement un nouveau fils d’Adam qui nous est né, mais le Nouvel Adam lui-même. Qui recommence tout à zéro en nous recréant ! Le Fils de Dieu devient fils de l’homme ! Dieu lui-même vient planter sa tente parmi nous, et pour toujours ! Quelle espérance !

 

  1. Enfin, la première lecture nous offre une troisième promesse qui est un troisième don : « Tu as prodigué la joie, tu as fait grandir l’allégresse » (Is 9,2). Et cette joie ne va jamais sans la paix dont elle est le débordement. Les anges la chantent dans ce Gloria qui avait cessé de retentir à la messe pendant tout ce temps de l’Avent, afin que nous en goûtions la nouveauté inouïe : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes, qu’Il aime » (Lc 2,14).

Un certain nombre d’entre vous redoutent un peu ce moment de retrouvailles familiale qu’est Noël. À cause des tensions, des dissensions, des divisions, des résistances à la réconciliation. Si je ne suis assurément pas responsable de la paix dans le monde, ni de la paix entre l’un et l’autre membre de ma famille, en revanche, il m’appartient de cultiver la paix à l’extérieur et à l’intérieur de moi (cf. Mt 5,9). Comment en vivre et en faire vivre ? Deux moyens qui sont deux dons.

La gratitude. Reconnaissons-le, nous sommes plus doués pour relever les défaillances de l’autre que ses qualités. De fait, la psychologie l’a montré : quand on montre à quelqu’un une cinquantaine de visages souriants au milieu desquels s’en trouve un qui est grimaçant, nous le repérons aussitôt. Mais l’inverse n’est pas vrai. De même, on a calculé qu’il faut environ sept paroles positives pour effacer l’effet pénible engendré par une parole négative. Le plus sûr moyen pour que la vie circule est de dire « merci ». Merci pour le bon repas ! Merci d’être venu de loin ! Et faire remonter la gratitude du don au Donateur et se laisser toucher par l’amour que ce don suppose. Au lieu de nous focaliser sur les défaillances de l’autre, être attentifs à ses qualités et, si nous peinons à les découvrir, à ses ressources : « La charité espère tout » (1 Co 13,7).

Le pardon. Jésus nous le dit dans la parabole du débiteur impitoyable : « “Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?” Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. » (Mt 18,32-35). Tous, nous avons été pardonnés par le Père riche en miséricorde (Ep 2,4). Nous avons reçu gratuitement, donnons à notre tour gratuitement (cf. Mt 10,8). Il ne s’agit pas de nier l’injustice ou de devenir amnésique. Mais de redonner une chance à la relation. Un enfant nous est né ! Comme l’enfant, le pardon est une nouvelle vie !

Pascal Ide

[1] Cf. Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2015.

[2] Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible. Vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), coll. « Anthropocène », Paris, Seuil, 2018, p. 102.

[3] Ibid., p. 103.

[4] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, coll. « Agora » n° 24, Paris, Presses Pocket, 1988, p. 314. En fait, il s’agit du dernier paragraphe de l’avant-dernier chapitre.

24.12.2025
 

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