La dilatation chez Walt Whitman

Celui qui est peut-être le plus grand poète étatsunien [1], Walt Whitman (1819-1892) [2] est un des grands poètes de la dilatation.

Certes, le signifié apparaît plutôt sous d’autres signifiants : accroissement, expansion, élargissement, illimitation. Mais le signifiant, lui, est bien au centre de son art poétique : « Je chante le chant de la dilatation ou de l’orgueil [3] ». D’ailleurs, son unique œuvre, Leaves of Grass [4], vivra elle-même de cette dilatation [5] dont elle parle dès le poème initial, évoquant la « Vie immense de passion, de pulsation et de puissance [6] ». Et cette effusion, Whitman la vit comme une nécessité intérieure qui est l’autre nom de la liberté :

 

« Je vais donc laisser s’enflammer depuis moi les feux brûlants qui menaçaient de me consumer,

Je vais soulever ce qui a trop longtemps réprimé ces feux qui couvent,

Je vais leur donner une totale liberté [7] ».

 

La dilatation qu’il éprouve en lui, Whitman souhaite la communiquer. L’on pourrait ainsi dessiner comme des cercles concentriques autour de ce moi dilaté :

– la personne de Whitman : « Je répands ma chair en tourbillons [I effuse my flesh in eddies] [8] ». Le corps exprime cette dilatation particulièrement dans la voix – « Ô les joies de l’orateur ! / Gonfler la poitrine, faire rouler le tonnerre de la voix au dehors depuis les côtes et la gorge [9] » – et le chant – « Une gorge à présent se gonfle elle-même [inflatting itself] et chante joyeusement [10] ».

– le lecteur : « De temps et d’espace je le dilate [11] ».

– son pays : « l’Âme américaine, avec ses hémisphères égaux, l’un Amour, l’autre Dilatation ou Orgueil [12] ». En ce sens, il personnifie l’Amérique la démocratie.

– le monde entier : de la démocratie, il voit la « forme en dilatation [dilating form] » « couvrant le monde de son manteau étendu [13] ».

– la nature : « Tu maîtrises les orbes avec douceur / Tu épouses le Temps, tu souris avec joie à la Mort, / Et tu remplis, tu satures complètement les vastes étendues de l’Espace [And fillest, swellest full the vastnesses of Space] [14] ». Il y va aussi d’une unité immanente à la nature : « Tout est inextricable [15] ». Whitman explicite ce monisme cosmique à partir de la ressemblance : « Une vaste similitude relie tout étroitement [interlock all] ». Or, « cette vaste similitude les [l’espace, c’est-à-dire les êtres naturels, comme les astres et les vivants, et l’intégralité du temps, passé, présent et futur], et les a toujours eembrassés, / Et les embrassera toujours, les tenant de façon compacte afin de les encore [and compactly hold and enclose them] [16] ».

 

« Je ferai des poèmes, des chants, des pensées ayant trait à l’ensemble. »

– au-delà de la mort : « Je vous dilate de mon terrible souffle, je vous regonfle et vous remets à flot, / Chaque pièce de la maison je la remplis d’une force armée, / Ô mes amants, mes trompe-la-mort [17] ». Sur l’omnipotence divinisatrice, cf. le poème justement intitulé Gods où Whitman parle d’un homme idéal dont le corps serait intègre et l’esprit dilaté, « dilate in spirit [18] ».

– et par-delà la frontière du bien, « chantre de la haine et de la réconciliation » : « Je ne suis pas le poète seulement de la bonté, je ne refuse pas d’être aussi le poète de la méchanceté [19] ».

– enfin, joignant l’universalité transcendantale du « sans limites [limitless] » avec la conception univociste de l’être caractéristique de Whitman, nous aboutissons à l’affirmation selon laquelle nous sommes « divinement [20] ». « Je suis ample, je contiens des multitudes [21] ».

 

Il ne s’agit pas d’idéaliser une œuvre à qui, dans ses Études sur la littérature classique américaine, David Herbert Lawrence adresse une triple critique : pancosmisme (entendu comme identification à l’univers), panthéisme et narcissisme (entendu non pas au sens éthique d’égoïsme ou psychiatrique de personnalité narcissique, mais ontologique de déni d’altérité). L’écrivain et romancier britannique se fonde sur les propos de celui qui a écrit dans son plus long poème, Song of Myself (« Chant de moi-même ») : « Je suis toute chose et toute chose est moi et ainsi nous sommes tous Un dans une Unique Identité ». De fait, dans le poème Salut au monde !, Whitman cherche à s’égaler à l’univers en son entièreté. « Je lâche les amarres et mon lest, mes coudes s’appuient sur les échancrures des mers, je longe les sierras, mes paumes couvrent des continents, je m’avance avec ma vision ». Aussi Lawrence lui objecte-t-il, mordant : « Ton ressort est brisé, Walt Whitman. Le ressort de ta propre individualité. Et voici que tu dévales avec un énorme vrombissement, en te mélangeant à toute chose […]. Walt devient devient dans sa propre personne le monde entier, l’univers entier, l’éternité tout entière du temps, aussi loin, du moins, que sa connaissance plutôt sommaire de l’histoire peut le porter ». Or, la raison est philosophique, voire ontologique. En effet, Whitman adhère vitalement, existentiellement, à la doctrine aristotélicienne de la connaissance, selon laquelle le connaissant devient le connu, sans pourtant en rien en faire la théorie : « Pour devenir une chose, il lui fallait la connaître ». Autrement dit, « aussitôt que Walt prenait connaissance d’une chose, il revêtait avec elle une Unique Identité. S’il apprenait qu’un Esquimau se tenait dans un kayak, à l’instant même voici que notre Walt devenait petit, jaune et graisseux, assis dans un kayak [22] ». Nous retrouverons chez Amiel. Toutefois, à rebours du Stagirite qui interprète cette identification entre le connaissant et le connu de manière opérative, Whitman la comprend de manière entitative.

Jean-Louis Chrétien qui renvoie à Lawrence ajoute brièvement quatre critiques : le désir fraternel est aussi cruel et égocentrique ; la joie est lourde d’une tristesse solitaire ; la puissance d’illimitation n’est pas assez équilibrée par une puissance de limitation pour que le poème ne coure pas le risque de perdre sa forme ; cette voix joyeuse manque de savoir dire le deuil [23], c’est-à-dire de laisser entendre la parole dramatique et agonistique chère à notre auteur. Inversement, il manque à Chrétien la dynamique du don qui lui aurait permis de mieux interpréter la pulsation de rétraction et de dilatation, de distinguer, comme nous allons le faire une double croissance, en réception et en donation, et ainsi de discerner combien, pour être dilatée, même à l’infini, la réception équilibre et recentre l’expansion émissive.

Limitons toutefois ces critiques sans les relativiser. Le pancosmisme whitmanien doit s’interpréter non pas dans le sens nietzscéhen d’un au-delà du bien et du mal, mais dans le sens empédocléen d’une rythmique cosmique de l’amour et de la haine.

Pascal Ide

[1] Robert Asselineau dit de Whitman qu’il est le « plus grand poète des États-Unis » (« Walt Whitman », Encyclopaedia Universalis, Clé USB, 2018. Cf. Id., L’évolution de Walt Whitman, Paris, Didier, 1954). L’on rencontre le même avis chez Claude-Henry du Bord, « Feuilles d’herbe, livre de Walt Whitman », même support). Lorsque Whitman publia à ses frais la première édition de son unique écrit, Ralph Waldo Emerson, chef de l’école transcendantaliste, lui écrivit : « Je considère votre livre comme le plus extraordinaire ouvrage que l’Amérique ait jamais encore produit ».

[2] Notre analyse s’inspirera en grande partie du beau chapitre 8 que Jean-Louis Chrétien lui consacre dans La joie spacieuse. Essai sur la dilatation, coll. « Paradoxe », Paris, Minuit, 2007 : « Whitman voyageur sans limites ». Le philosophe et poète français aime trop la langue et en respecte trop le génie propre pour ne pas citer Whitman dans son édition originale : The Complete Poems, éd. Francis Murphy, Harmondsworth, Penguin Education, 1983.

[3] L’identification entre dilatation et orgueil – « Je chante le chant de la dilatation ou de l’orgueil [I chant the chant of dilation or pride] » (Song of Myself, 21, p. 83) – est aussi formulée dans un poème patriotique que nous citerons plus bas. Que cette intention soit au centre de l’art poétique de Whitman est aussi attesté dans cette déclaration : « Je ne veux pas faire de poèmes qui se rapportent aux parties, / Mais je veux faires des poèmes, des chants, des pensées qui se rapportent à l’ensemble, / Et je ne veux pas chanter en me rapportant à une journée, mais en me rapportant à toutes les journées » (Starting from Pautamok, 12, p. 58).

[4] Feuilles d’herbe – et non Brins d’herbe. Whitman a voulu jouer sur les mots et que ces « feuilles » fussent à la fois celles de son livre et celles de l’herbe, de cette herbe anonyme qui pousse en tous lieux et qui symbolise pour lui la présence universelle d’un élan vital irrésistible.

[5] À travers ses 9 éditions successives, toujours enrichies, Leaves of Grass (Feuilles d’herbe) est passé de 12 poèmes en 1855 à 411 en 1892 ! (Walt Whitman, Feuilles d’herbe, introd., trad. et notes Robert Asselineau, Paris, Aubier-Flammarion, 1972).

[6] One’s-Self I sing, p. 37. Le rythme ternaire des substantifs n’est pas sans évoquer la ternarité des adjectifs chère à Victor Hugo.

[7] Starting from Pautamok, 6, p. 53-54. L’expression oxymorique joignant liberté et nécessité, dans un dynamisme intime rejoint la huitième méditation sur la libre donation.

[8] Song of Myself, 52, p. 124.

[9] Song of joys, p. 211.

[10] Starting from Pautamok, 12, p. 57.

[11] For him I sing, p. 43.

[12] Our old Feuillage, p. 204.

[13] By blue Ontario’s shore, p. 376.

[14] Passage to India, 9, p. 436.

[15] Think of the Soul, p. 602.

[16] On the Beach at Night Alone, p. 288-289.

[17] Song of Myself, 40, p. 109.

[18] Gods, p. 296.

[19] Song of Myself, 22, p. 84-85.

[20] Salut au monde !, 11, p. 177. Le titre est en français dans le texte.

[21] Song of Myself, 51, p. 123.

[22] David Herbert Lawrence, Studies in Classic American Literature, London, Thomas Seltzer, 1923, 21977, p. 171-175.

[23] La joie spacieuse, p. 225.

20.12.2025
 

Les commentaires sont fermés.