Voulons-nous vraiment nous convertir ? (7 décembre 2025. 2e dimanche de l’Avent)

Le Baptiste, figure majeure de ce deuxième dimanche de l’Avent, nous exhorte avec force : « Produisez donc un fruit digne de la conversion [métanoias] » (Mt 3,8). Sans oublier la question, encore plus dérangeante, qui précède : « Qui vous a appris à fuir la colère qui vient ? » (v. 7). Ni l’apostrophe, qui est encore plus rébarbative : « Engeance de vipères ! » Que signifie cette interpellation qui semble résonner comme une insulte ? La vipère renvoie au serpent de la Genèse, donc au Tentateur. Or, le diable est homicide et menteur dès l’origine (Jn 8,44). Le Précurseur traite donc les pharisiens et les saduccéens de fils du mensonge. Et nous ?

Reconnaissons-le clairement : oui, tous, nous désirons nous convertir ; nous ne viendrions pas à la messe si nous ne souhaiterions nous améliorer. Mais la question est : le voulons-nous vraiment ?

Pour répondre à cette question en vérité, sans nous mentir à nous-même, nous allons nous aider, en l’adaptant, d’une méditation que propose saint Ignace de Loyola dans ses Exercices spirituels. Elle s’intitule : « Méditation sur trois types différents d’homme [1] ».

 

  1. « L’homme du premier type », observe-t-il, « souhaite se mettre en paix avec Dieu en supprimant tout attachement malsain » qui « l’empêche de se sauver » (150). Il désire donc se convertir. Mais, « durant tout le temps de sa vie, il ne met pas en œuvre les moyens requis » (153). Autrement dit, il veut bien la fin, mais il ne prend pas les moyens.

Saint Augustin le formulait avec humour : « Donne-moi la chasteté et la continence, mais ne le fais pas tout de suite. En vérité, je craignais d’être trop vite exaucé et trop vite guéri du mal de ma convoitise, que j’aimais mieux voir assouvie qu’éteinte [2] ». Je veux bien arrêter de fumer. Mais pas aujourd’hui, ce serait trop difficile, ma vie est trop galère. La conversion, c’est comme le régime, elle démarre demain. Nous nous disons qu’il nous faut prier, surtout en ce temps d’Avent, nous nous le promettons ; voire, ce qui est encore mieux, nous demandons pardon à Dieu de notre infidélité ; mais, comme nous ne transformons pas cette prise de conscience en une prise de décision concrète (quand ? combien de temps ? où ?), la volonté devient velléité et la velléité procrastination. Et nous pouvons appliquer ce schéma à l’aumône, au dévouement, à la gratitude, à la douceur, à l’honnêteté, à la mise en ordre de ses papiers, etc.

 

Pourquoi péchons-nous par procrastination ? Pourquoi sommes-nous si velléitaires ? D’abord, parce que nous nous illusionnons. Nous sommes touchés par telle parole des Saintes Écritures ou de l’homélie (cela arrive !) et nous sommes touchés d’être touchés ! Si ce qui est bon nous émeut, c’est que nous ne sommes pas indifférents, c’est qu’il y a de la bonté en nous. Et nous en restons là. Oubliant que ce qui transforme, ce ne sont pas nos émotions, mais nos actions. Que l’amour n’est affectif que pour devenir effectif. D’ailleurs cette bonne conscience immédiate se traduira plus tard par la mauvaise conscience si fréquente en confession : « Mon Père, je fais toujours les mêmes péchés ».

Ensuite, parce que nous manquons d’intériorité. Nous écoutons la parole ; mais nous ne la gardons pas. Marie, autre grande figure de l’Avent, elle, gardait toutes ses choses [rémata, ce qui veut dire autant paroles qu’événements] et les symbolisait dans son cœur » (Lc 2,19). Et pourquoi ne commenceriez-vous pas en écrivant ? J’en vois qui prennent des notes pendant les homélies ! Cela m’arrive aussi ! La mémoire est une infidèle, observait Montaigne. « Mais, mon Père, cela ne se fait pas ! » Ah ! Pourquoi ? C’est un bon moyen pour faire mémoire et ne pas ressembler à ce grain (la parole) qui tombe sur des endroits rocailleux et aussitôt se lève, mais est brûlée par le soleil, parce qu’elle n’a pas de racine » (Mt 13, 5-6).

Une autre illusion, enfin, provient de ce que nous avons pris, autrefois, des résolutions, mais nous n’avons pas réussi à les tenir. Si bien que nous nous sommes découragés et, sans nous le formuler explicitement, cessons désormais d’en prendre. Ainsi, faute de mieux, nous nous satisfaisons de notre médiocrité. Non sans le regretter. Tant de fois arrive le 24 décembre au soir, et nous nous disons : « Déjà Noël ? Et je n’ai même pas eu le temps de me préparer ! » Dans un roman qui fut célèbre en son temps, Paul Bourget fait cette observation profonde : « Il faut vivre comme on pense, sinon, tôt ou tard, on finit par penser comme on a vécu [3] ». Une formule sécularisée le dit heureusement : ne rêvez pas votre vie, vivez vos rêves. Traduction chrétienne : n’idéalisez pas votre conversion, convertissez-vous à cet idéal qu’est la sainteté !

Et puis, ce n’est pas si vrai que nous sommes infidèles à nos résolutions ! Les chercheurs ont observé que nos engagements suivent une loi en forme de U : nous démarrons vaillamment ; nous subissons une baisse de régime à mi-parcours ; et nous nous reprenons en voyant la ligne d’arrivée [4]. Et si nous faisions mentir cette loi en redonnant un coup de collier en ce deuxième dimanche d’Avent (qui ne dure que quatre semaines) ? Donc, choisissons quelques objectifs précis de conversion (pas trop !) et prenons-en les moyens.

 

  1. Une deuxième cause retarde notre conversion. Oui, nous désirons bien nous convertir. Oui, nous prenons les moyens. Mais il y a un autre demeure de notre vie qui est désordonné et intoxique tout le reste.

Prenons-en un dont l’on parle peu, alors qu’il est plus présent aujourd’hui qu’autrefois. Non sans une raison historique. Les dépendances. En effet, observait le cardinal Ratzinger, elles ont commencé à se multiplier au dix-neuvième siècle, lorsque, de pratique, l’athéisme est devenu doctrinaire et militant. Dès lors, l’homme qui est un animal vertical et adorant, s’est prosterné devant des idoles ; or, en se substituant au vrai Dieu, en détournant notre énergie spirituelle, ces créatures nous rendent addicts. Moïse fait boire l’eau où les Hébreux ont dissous le veau d’or pour leur faire comprendre que, comme les aliments, l’idole s’insinue en eux.

Il y a les dépendances aux substances : alcool, tabac, drogues. Mais, aujourd’hui, se sont multipliées les dépendances aux comportements : aux écrans, à la pornographie et à l’autoérotisme, aux achats, au sport, etc.

 

Que faire ? Certes, nous ne sommes plus responsables de nos comportements compulsifs. En revanche, nous sommes responsables de trois choses qui sont autant de moyens de conversion.

D’abord, reconnaître notre dépendance. Notre déni vient de ce que nous demeurons sobres pendant un temps. Mais la vérité est que nous tombons toujours, tôt ou tard. Celui qui n’est pas dépendant à l’alcool pourra s’en abstenir pendant un an et plus, peut-être avec quelque frustration, mais sans tentation insurmontable, alors que la personne alcoolique y succombera tant qu’elle n’aura pas pris les moyens d’en sortir. Des tests en ligne permettent de s’auto-évaluer en vérité.

Ensuite, faire un bilan. Considérer les dégâts pour soi et pour son entourage. Certains sont constants : les pertes de temps, le torpillage de l’estime de soi, l’affaiblissement de la volonté. D’autres sont propres à la compulsion : dépenses inconsidérées, mise en danger de la famille, atteintes de la santé, etc. Pour la porno-addiction, le parcours Libres pour aimer permet, entre autres, d’opérer ce bilan.

Enfin, consentir à se faire aider. Autant je peux (et dois) me sortir moi-même de mon péché (c’est cela, la conversion), autant je ne peux pas m’arracher seul à une dépendance. L’aide de Dieu est nécessaire, mais pas suffisante. Le malade a besoin du médecin. « Honore à sa juste valeur le médecin pour ses services : le Seigneur l’a créé, lui aussi » (Si 38,1). L’une des intuitions des Alcooliques Anonymes réside dans le parrainage.

 

  1. La troisième raison qui ajourne la conversion est plus subtile, mais est peut-être la plus importante, surtout chez le chrétien qui désire progresser. Oui, vous voulez bien vous convertir et en prendre les moyens (première conversion). Oui, vous ne cherchez pas à vous tromper en vous justifiant de vos désordres et les combattez ; même si, parfois, vous perdez, vous vous relevez à chaque fois, avec la grâce de Dieu (deuxième conversion). Cependant, il y a un bien qui est moralement neutre, mais auquel nous sommes attachés de manière démesurée. Cet homme, dit saint Ignace, « tient obstinément à ce bien ». Plus encore, « il désire attirer Dieu à son souhait propre plutôt que de tendre à lui par une façon de vivre plus convenable, en abandonnant ce qui fait obstacle » (154). La troisième conversion consiste à entrer dans cet abandon.

Ce bien peut être une somme d’argent. Le fondateur des jésuites prend pour exemple l’acquisition de dix mille ducats (150). Ce peut être mon travail, le soin de mon corps, mes loisirs, l’un des biens dont nous avons parlé tout à l’heure, mais sans compulsion. Ce peut même être l’attachement à un de mes enfants.

Ce qui caractérise cet attachement désordonné qui freine notre conversion, c’est qu’il n’est pas remis en question. Nous sommes intraitables avec Dieu : « Touche à tout, mais pas à cela ». Je connais une femme très généreuse, très priante. Mais elle entretient une relation avec une de ses amies qui prend beaucoup de place, qui est tellement envahissante qu’elle fait souffrir son mari. Toutefois, le sujet est devenu tabou. Certes, ce bien est, en soi, légitime. Mais elle a transformé le moyen (cette amitié) en fin. Et elle refuse d’en parler : bien sûr avec son époux, mais aussi avec Dieu. Ce n’est pas négociable ! Je pense à cet homme retraité qui pense avoir tellement besoin de vivre à la ville que, depuis des années, il refuse à sa femme de déménager à la campagne. Là encore, ce n’est pas négociable !

 

Que faire pour écarter cet « attrait trouble » (155) ? Aujourd’hui, l’on parle volontiers de lâcher-prise. En fait, c’est insuffisant. Je ne peux ouvrir mes mains et lâcher ce bien, qui est souvent une sécurité, que si je suis profondément assuré d’être dans la main du Christ et de son Père (cf. Jn 10,28-29). Le lâcher-prise pour le lâcher-prise, c’est du néo-bouddhisme, pas du christianisme. Le chrétien parle d’abandon. Avec ses deux sens : s’abandonner à Dieu, le Bien suprême et suprêmement bienveillant, pour aban-donner ce bien. Il s’agit de s’attacher à Dieu pour pouvoir mieux se détacher. Saint Ignace propose plusieurs actes concrets. En effet, tout l’attachement désordonné qui empêche la pleine conversion vient de ce que, nous l’avons évoqué, nous avons secrètement transformé le moyen en fin.

Tout d’abord, il ne s’agit pas de renoncer, ce serait trop brutal, mais de nous attacher plus profondément à Dieu, poser des actes de confiance, le rechoisir comme l’unique but de notre vie : « Dieu premier servi ». Nous sommes créés pour l’adorer, l’aimer et le servir. Alors, pendant sa prière, plusieurs jours, redonnons-nous à lui (cf. Rm 12,1-2).

Ensuite, après nous être longuement uni à notre But, nous pouvons considérer ce bien qui n’est qu’un moyen. Et nous ouvrir à son aban-don : que Dieu me le garde ou qu’il me l’ôte, les deux chemins conduisent à lui. Si notre attachement au Père a été sincère, nous devons alors ressentir une plus grande liberté intérieure.

Enfin, demandons à Dieu la grâce, la force de nous détacher : « Comme tu veux, quand tu veux ». « Père, non pas ma volonté, mais ta volonté ». Et qui sait, peut-être ce bien ne nous sera pas enlevé ! Mais, alors, nous le recevrons de lui et non plus de notre volonté entêtée !

 

Nous ne sommes pas des engeances de vipère, mais des fils de la vérité. Demandons à l’Esprit de Vérité de ne pas seulement désirer la conversion, mais de la vouloir vraiment : prenons-en les moyens ; barrons les chemins destructeurs, comme les addictions ; abandonnons-nous à Jésus pour mieux aban-donner ce bien qui ne conduit pas au « Père des lumières de qui vient tout don parfait » (Jc 1,17).

Pascal Ide

[1] Saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels. Texte définitif (1548), n. 150-157, trad. et commentaire de Jean-Claude Guy, coll. « Sagesses », Paris, Seuil, 1982, p. 94-95. Désormais cité par le seul numéro qui est placé entre parenthèses.

[2] Saint Augustin, Confessions, L. VIII, vii, 17.

[3] Paul Bourget, Le Démon de midi, Paris, Plon-Nourrit, 1914, p. 375.

[4] Cf. site pascalide.fr : « Le temps du Carême ou la loi du ‘U’ ».

7.12.2025
 

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