Teilhard de Chardin, Homélie de mariage, 15 juin 1935

Cette homélie de mariage prononcée par l’illustre jésuite et paléontologue [1], fait partie d’un ensemble de trois qui, organisées, sont publiées sur le site [2]. Leur intérêt provient notamment de ce que ces textes exposent de manière simple, concrète et appliquée à la matière de prime abord la plus étrangère qui soit à ces recherches ses intuitions les plus profondes – attestant combien le génie est l’homme d’une idée singulièrement profonde, unifiante et inédite que partout il cherche, contemple et transmet. Osons ajouter : ces homélies offrent un passionnant canevas qui invitent tant les époux que le célébrant à relire leur histoire et à espérer dans leur avenir.

 

[167] Mademoiselle,

Monsieur,

 

En cet instant où viennent, dans cette chapelle, se joindre vos deux vies, je ne vois rien de plus approprié, ni de plus précieux à vous offrir qu’un éloge de l’Unité.

1) Le but : l’unité

Unité : expression abstraite, peut-être, où se complaisent les philosophes ; mais qualité bien concrète, surtout, dont nous rêvons tous de parer nos œuvres et le monde autour de nous. Sur la dispersion apparente des éléments matériels, sur les capricieux mouvements de la Nature, sur l’irrégularité des couleurs et des sons, sur l’agitation des masses humaines, sur l’indiscipline et les fluctuations de nos aspirations et de nos pensées, que cherchons-nous, par les meilleurs de nos actes, sinon à faire régner toujours un peu plus d’unité. – Science, Art, Politique, Morale, Pensée, Mystique : autant de formes diverses d’un même effort d’harmonisation où s’expriment, à travers nos opérations humaines, la destinée et comme l’essence de l’univers. Bonheur, pouvoir, richesse, sagesse, sainteté : autant de synonymes d’une victoire sur la multitude. – Au fond de tout être la création rêve du Principe qui organisera un jour ses trésors dispersés. Dieu est unité.

2) En amont, présupposé : nature de cette unité

Or par quel geste poursuivre et atteindre cette divine Unité ?

a) Ce qu’elle n’est pas : l’unité d’isolement

1’) Exposé

[168] Serait-ce, par hasard, en nous érigeant chacun au cœur de notre petit monde, en centre exclusif de domination et de jouissance ? Notre bonheur consiste-t-il à ramener, le plus possible, tout le reste à nous-mêmes ? Serons-nous heureux à la condition de devenir, nous-mêmes, à chacun, notre petit Dieu ?

2’) Critique

Votre double présence en ce lieu, Mademoiselle, Monsieur, prouve combien a passé loin de vous cette illusion de l’égoïsme. La concentration fermée de l’élément sur lui-même (un des plus pernicieux mirages rencontrés par la Vie en s’éveillant à l’intelligence) ne vous a pas séduits. En chacun de nous, vous l’avez compris, l’être n’a pas son pôle définitif : mais il représente une particule destinée à de plus hautes synthèses. Non pas l’unité d’isolement, nous dit votre exemple, – mais l’unité d’union.

b) Ce qu’elle est : l’unité d’union

Vous avez opté pour l’unité d’union. Et vous avez bien choisi. Mais comment précisément peut-elle atteindre sa perfection en vous deux, cette unité supérieure promise aux éléments qui se poursuivent au sein d’un principe commun qui les rassemble ? Comment serez-vous vraiment plus un en étant deux ? – C’est ici que, venant au point précis que voudrait exposer ce bref discours, je répondrai : « En ne ralentissant jamais l’effort de devenir davantage vous-mêmes en vous donnant. »

3) En aval, le moyen

a) Énoncé : l’union progressive de la vie

L’union peut, à cause de la plénitude qu’elle apporte, prendre les apparences d’un terme et d’un repos. En réalité, rien plus qu’elle ne participe à la nature incessamment progressive de la vie. – Afin de pouvoir se prendre, il faut d’abord que les éléments préparent longuement en eux-mêmes les valeurs complémentaires qui se peuvent associer. Et, lorsqu’ils se sont enfin rencontrés, ils ne peuvent encore s’atteindre qu’en se portant toujours plus loin sur la ligne propre de leur achèvement. – La véritable union différencie dans la mesure même où elle rapproche. Elle est une incessante découverte et une continuelle conquête.

b) Exposé

[169] J’aime à trouver, Mademoiselle, Monsieur, dans ces formules un peu pesantes, l’explication de votre passé, et les promesses réservées à votre avenir.

1’) Preuve par le passé qui depuis toujours prépare l’aventure de l’union

Votre passé…

En vous regardant, Mademoiselle, dans ce décor de fête, il se pourrait que nous, vos amis, qui vous avons vue si souvent penchée sur les roches et sur les cartes, – nous qui vous avons suivie par la pensée dans des expéditions dangereuses et lointaines, nous ayons le vague sentiment que votre vie a bifurqué, et que vous êtes devenue une autre femme. « À quoi bon avoir conquis ceci pour choisir finalement cela ?… » « À quoi bon ceci ? Faut-il nous répondre mais justement à préparer cela. » – Ah ! ne regrettez jamais, Mademoiselle (si par impossible vous en étiez tentée), ne regrettez jamais les longues heures de laboratoire, la lente rédaction des gros mémoires, les dures traversées de la brousse malgache. Au cours de ces aventures de l’esprit et du corps, ne développiez-vous pas précisément en vous la parfaite compagne de celui qui, lui aussi, n’est-il pas vrai, Monsieur, appartient à la race des travailleurs et des explorateurs de la terre ? Il avait fallu, Mademoiselle, des millions d’années à la Vie pour former, sous l’action créatrice, le cœur et l’intelligence que votre mère vous a transmis. Il fallait encore tout ce labeur et tous ces risques de votre première jeunesse pour achever en vous un être capable de se donner.

2’) Application à l’avenir qui toujours élargira l’unité d’union

Et maintenant, disais-je, la même loi qui voulait que vous vous prépariez l’un et l’autre, isolément, pour l’union, attend encore que vous vous acheviez l’un l’autre, l’un par l’autre, dans l’union. – Que sera cette histoire, jamais terminée, de votre mutuelle conquête ? Dieu seul le sait, qui va vous bénir. Mais moi, ce que, au nom de toute l’expérience humaine, je puis vous assurer, c’est que votre bonheur dépend du champ que vous donnerez à vos espérances. Une affection étroitement fermée sur elle-même étouffe le corps et l’esprit. Pour assurer les continuels progrès nécessaires à la fécondité [170] de votre union, il vous faut élargir encore les horizons où vous avez grandi.

Vous ne serez heureux, autant que le désirent nos prières et nos vœux, que si vos deux vies se rencontrent et se propagent, aventureusement penchées vers l’avenir, dans la passion d’un plus grand que vous.

Pascal Ide

[1] « Allocution prononcée par le R.P. Teilhard de Chardin à l’occasion de la bénédiction nuptiale de Monsieur et Madame de La Goublaye de Ménorval en l’église Saint-Louis des Invalides, le 15 juin 1935 », dans Pierre Teilhard de Chardin, Œuvres. Vol. 13. Le cœur de la matière, Paris, Seuil, 1976, p. 165-170. Comme toujours, nous proposons un plan, paragraphe par paragraphe. Les italiques qui soulignent les thèses importantes sont de nous.

[2] Les deux autres sont : « Teilhard de Chardin, Homélie pour le mariage d’Odette et Jean. Plan » ; « Teilhard de Chardin, Homélie de mariage, 21 décembre 1948 ».

14.11.2025
 

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