La pathologie du don selon Alain Caillé

L’ouvrage français qui, s’inspirant de quelques études étatsuniennes tout en s’inscrivant dans la tradition maussienne, affronte aujourd’hui le plus directement la question des dysfonctionnements du don est celui qu’Alain Caillé (1944-), universitaire anti-utilitariste fondateur de la Revue du MAUSS, a cosigné avec un anthropologue spécialiste de la négociation, Édouard Grésy [1]. Le livre cherche à instaurer une révolution du management et, à cette occasion, souligne ses dysfonctionnements qui sont autant de dysfonctionnements du don.

En effet, l’entreprise est encore pensée selon la logique utilitariste et individualiste du chacun pour soi et de la maximisation des intérêts et du seul profit. Or, l’entreprise est ou plutôt devrait être fondée sur la coopération et la confiance. Pour s’opposer aux conséquences dia-bolisantes (au sens étymologique de « ce qui sépare, ce qui fait division [2] ») de ce discours managérial encore majoritaire, nos auteurs proposent donc de sym-boliser, c’est-à-dire rétablir du lien en introduisant du don et du contre-don. À cette fin, ils convoquent le cycle maussien du donner-prendre-recevoir, enrichi, par les soins de Caillé, d’un moment préliminaire, demander [3]. Ces quatre moments peuvent d’ailleurs, toujours selon Caillé, se systématiser à partir du croisement de deux couples plus fondamentaux obligation-liberté, et intérêt pour soi-intérêt pour les autres :

 

Obligation

Intérêt

pour soi

Demander

Rendre

Intérêt

pour autrui

Recevoir

Donner

Liberté

 

Mais le cercle vertueux du demander-donner-prendre-recevoir peut s’inverser en un cercle vicieux ignorer-prendre-refuser-garder [4]. Alain Caillé est ainsi conduit à élaborer une classification des pathologies du don affublées de noms évoquant le bestiaire préhistorique, qu’il illustre, décrit, explique et traite. On peut synthétiser les résultats de ses analyses dans le tableau synoptique suivant. À côté de leur définition et de leur dénomination, sont donnés quelques signes et un remède [5].

 

Moments du don

Pathologies

Nom technique

Nom figuré

Quelques signes

Remède

Deman-der

Excès

Exiger

Tyrannodon Rex

Est autoritariste

Manque d’empathie

N’apprend pas de ses erreurs

Demander avec les formes

Défaut

Attendre

Timaurodon

Sait donner, mais pas demander

A horreur du conflit

Donner

Excès

Écraser

Megalodon

A une volonté immodérée d’être admiré

Exerce une emprise sur l’autre

Se met en colère en cas d’affranchissement

Donner à bon escient et sans condition

Défaut

Retenir

Harpadon

Ne sait pas donner

Est avare

Contrôle tout

Recevoir

Excès

Profiter

Highpophodon

Est un haut potentiel

Se nourrit des autres

Suscite jalousie, crainte et fierté

Ne rend pas, est déjà ailleurs

Recevoir avec gratitude

Défaut

Rejeter

Ostreidon

Est méfiant

Refus des cadeaux, compliments, services

Refuse la dette

Rendre

Excès

Perdre

Echinodon

S’échine à donner

Escompte un crédit relationnel

Se sacrifie pour les autres

Rendre de bon cœur

Défaut

Solder

Ankylodon

Demande des contreparties

Donne en comptant

Refuse d’être en dette

Maîtrise

 

Le lecteur sourira de la taxonomie tératologique, aussi distrayante qu’immémorisable. Il peinera peut-être devant le foisonnement des classifications qui finit par nuire à leur lisibilité. Il regrettera aussi une carence de précision dans la description des pathologies du don et l’absence de recours à des tableaux cliniques connus (par exemple, le Tyrannodon Rex ressemble à s’y méprendre au profil des personnalités narcissiques). De plus, un excès d’analyse et une juxtaposition trop grande des quatre étapes manque leur connexion et conduit à une superposition des « monstres » (par exemple, comment s’étonner que Tyrannodon et Highpophodon se confondent ? Celui qui exige au lieu de demander est aussi celui qui profite au lieu de recevoir). Enfin et surtout, ces descriptions englobent des réalités totalement divergentes : la pathologie du don (le donneur allocentrique) et l’absence de don (le preneur).

Demeure que le souci de systématisation est louable, plus, hautement désirable. Il clarifie. Par exemple, ce que Grant appelle le donneur allocentrique [6] regroupe sous une seule catégorie trop synthétique des formes variées de dysfonctionnement distinguées par Caillé. Surtout, en ajoutant au trépied maussien, le « demander », le chercheur français permet d’encadrer la pulsation « donner-recevoir » de deux temps, préliminaire, la demande et final, le retour, qui intègrent mieux autrui et bouclent la boucle. Le modèle est toutefois perfectible.

Pascal Ide

[1] Cf. Alain Caillé et Édouard Grésy, La révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Paris, Seuil, 2014.

[2] Ibid., p. 29, n. 1.

[3] Cf. Alain Caillé, Anthropologie du don. Le Tiers paradigme, Paris, DDB, 2000 (Paris, La Découverte/Poche, 2007), p. 262-263.

[4] Cette idée est développée dans le même passage du même ouvrage.

[5] En fait, Caillé double cette classification exposée en deuxième partie, d’une autre, exposée en troisième partie, et même d’une dernière, inspirée des péchés capitaux, en annexe. Il serait trop long de détailler.

[6] Adam Grant, Give and Take. A Revolutionary Approach to Success, New York, Viking Penguin Group, 2013 : Donnant donnant. Quand générosité et entreprise font bon ménage, trad. Danielle Charron, coll. « Village mondial », Montreuil, Pearson, 2013. Le titre français est malheureux, qui ne correspond qu’à l’attitude de l’échangeur ; mais le titre américain ne l’est guère moins, car il se contente de décrire les deux attitudes extrêmes, celles du donneur et du preneur. D’ailleurs, il reprendrait celui de l’ouvrage de Norbert Alter. Plus conforme à la thèse aurait été, si l’on garde l’esprit de l’actuelle titulature : Donnant-gagnant

11.11.2025
 

Les commentaires sont fermés.