La nouveauté chrétienne est celle de l’amour. C’est par exemple ce qu’atteste un passage étonnant des premiers théologiens chrétiens, qui exprime le Mystère divin avec une fraîcheur aurorale :
« Observe les mystères de l’amour, et alors tu contempleras le sein du Père, que le fils Unique, Dieu lui-même, est le seul à avoir montré (cf. Jn 1,18). C’est bien lui, le Dieu-amour (cf. 1 Jn 4,8), et c’est par amour pour nous qu’il s’est laissé prendre. Ce qui est inexprimable en lui est père ; ce qui a de la compassion pour nous est devenu mère. En aimant, le Père est devenu féminin, et le grand signe en est celui qu’il a engendré à partir de lui-même : le fruit enfanté par amour est amour. S’il est descendu lui-même, a revêtu l’humanité et accepté de subir les souffrances des hommes, c’est pour être mesuré à notre faiblesse par amour et nous mesurer en retour à sa propre puissance. Au moment de verser son sang et de s’offrir lui-même en rançon (cf. Mt 20,28), il nous laisse une nouvelle alliance : je vous donne mon amour (Jn 13,34). Quel est cet amour ? Quelle est sa grandeur ? Pour chacun de nous, il a livré sa vie, aussi précieuse que l’univers ; en retour, il nous demande de donner la nôtre les uns pour les autres [1] ».
Ce texte d’une richesse débordante nous apprend plusieurs choses sur la spécificité de l’amour révélé en Jésus.
L’amour se définit comme don de soi : « il a livré sa vie, aussi précieuse que l’univers » ; ce don est universel : « Pour chacun de nous » ; c’est là « sa grandeur », ce que nous avons appelé la loi du maximum.
Par ailleurs, l’amour se comprend à partir de l’autorévélation divine. En effet, cette autorévélation s’opère dans l’économie, ce que Clément appelle « les mystères de l’amour » : même s’il demande de contempler « le sein du Père », cela n’est possible que par « le fils Unique, Dieu lui-même » qui « est le seul à [l’]avoir montré ». Précisément, les deux mystères centraux de l’économie sont l’incarnation – « S’il est descendu lui-même, a revêtu l’humanité » – et la Passion – il a « accepté de subir les souffrances des hommes ». Or, qu’est-ce qui nous est ainsi montré de Dieu en sa vie immanente ? 1. Dieu le Père présente comme un double aspect, dynamiquement articulé (« est devenu ») : la paternité divine proprement dite que Clément associe à l’ineffabilité divine (il est, en propre, l’« inexprimable ») ; la féminité : « ce qui a de la compassion pour nous est devenu mère ». Cet amour est d’ailleurs intradivin : « Le grand signe en est celui qu’il a engendré à partir de lui-même : le fruit enfanté par amour est amour ». 2. Le Fils est nommé « fruit » et « signe », à chaque fois d’amour. Dès lors, le Fils est plutôt celui qui rend visible l’amour reçu. Comme si, de même que le Fils « est devenu » chair, donc visible, le Père, lui, « est devenu » féminin, c’est-à-dire compatissant. Quoi qu’il en soit, l’engendrement du Fils est compris comme un acte d’amour. Le salut est expliqué par l’admirabile commercium : le Fils a souffert la Passion « pour être mesuré à notre faiblesse par amour et nous mesurer en retour à sa propre puissance
Enfin, l’amour appelle la redamatio : « en retour, il nous demande de donner la nôtre [nôtre vie] » ; ce retour porte aussi le nom biblique d’« alliance » (« il nous laisse une nouvelle alliance ») ; enfin, il précise, comme saint Jean, que ce retour est tourné vers les autres : « les uns pour les autres », ce qui montre combien est un le retour vers Dieu et l’amour d’autrui dans le reditus.
Pascal Ide
[1] S. Clément d’Alexandrie, Quel riche sera sauvé ?, 37,1-4, trad. Patrick Descourtieux, coll. « Sources chrétiennes » n° 537, Paris, Le Cerf, 2011, p. 195-197.